A Coubanao, Foundiougne, Sindian, où j’ai traîné enfant, vacancier ou résident furtif, j’ai toujours été frappé par une impression : celle d’une vie à contretemps par rapport aux métropoles, sans que je ne saisisse à l’époque le sens d’une telle intuition. Loin de l’opposition entre zone urbaine et zone rurale, telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est en termes de calendrier de la vie de tous les jours, que s’offrait à mes yeux naïfs et ébahis, le sentiment que la vie s’écoulait différemment. Dans ces endroits, la vie s’était aménagée, dans le grand écho du monde, des bordures silencieuses comme autant de gages d’un huis-clos méditatif.
L’histoire y ruisselle d’un pas lent et complice. Dans un tempo monocorde où l’authentique, à travers les paysages ou la vie quotidienne dans sa ritualisation, semblait toujours dire aux voyageurs : il y a là messieurs, une zone, un pré carré, une âme que rien ne peut atteindre. Qu’importent les flux, les influences, les désirs, il y a un temps, qui au contraire de l’anhistoricité, chemine plutôt avec l’histoire ; là précisément sommeille le trésor du passé : l’incolonisable des peuples. Une ressource peu connue, et donc un ressort inexploité.
Plus tard, quand adulte je suis devenu, par mes soins, mes lectures, mes expériences, mes voyages, il m’a semblé que ce cœur restait enfoui non seulement dans la mémoire géographique des lieux, mais aussi – et c’est une merveilleuse nouvelle – dans une parcelle du cœur des Hommes. Toute colonisation a vocation à échouer. Elle ne subvertit jamais totalement. La frontière qui sert d’ultime rempart pour protéger le bastion, reste ce traçage invisible et silencieux, où s’annonce, dès les origines, la résistance.
Nos leçons d’histoire comptabilisent et nous enseignent deux colonisations. L’une, occidentale avec son alibi civilisateur, ses violences physiques et symboliques, et ses séquelles déchirantes. L’autre, avec son alibi de messianisme religieux, rampant sur son lit de révélation monothéiste, avec ses violences, physiques et symboliques, dont il restait pourtant, dans le temps du procès colonial, à purger le véritable legs.
Les deux n’auront pas le même traitement. La première s’est occupée du cerveau, la seconde du cœur. Artifice de la technologie, mirage de l’esprit et générateur de plaisir, comme arguments de la séduction empoisonnée, la première n’a curieusement pas touché les masses populaires mais les intermédiaires, dont elle avait besoin pour déléguer et se pérenniser. La seconde, féconde en espoir, offrant une communauté, essaimant dans le cœur, toucha aux masses populaires, se méfiant toujours de l’esprit potentiellement rebelle qui pouvait entraver son expansion.
L’une et l’autre ont réussi à s’adjuger respectivement la minorité élitaire, et la majorité populaire. Cependant l’une et l’autre se heurtent à cette forteresse imprenable qui réduit toujours les colonisations à des détails d’un cycle historique toujours plus long, et in fine toujours victorieux. Le décolonialisme, science qui a connu plusieurs fortunes dans l’histoire, jusqu’à son avatar actuel bien moins inspiré, a toujours décolonisé à sens unique et oublié ce fait, que les colonisations n’ont pas réussi leur mission totalement. Que l’occidentale s’est d’ailleurs tenue à distance du peuple dont elle méprisait le dit « folklore », gage d’une infériorité qu’il fallait faire prospérer. Assimiler tout l’indigénat n’était pas son but, mais en extraire le jus qui peut irriguer, à la fois les visées mercantiles et son complexe de supériorité. L’apartheid naît précisément de cela que la colonisation ne veut pas créer le « même », mais des inférieurs parqués à côté. Le « même » ferait peur. Même infortune pour l’arabo-islamique dans un genre différent : l’inviolabilité du message coranique comme canal où transite l’influence arabo-islamique, donnait un mouvement de terreur par lequel toute religion sédimente sa base et uniformise ses fidèles.
J’ai envie d’ajouter une troisième colonisation, bien moins évidente à circonscrire et qui englobe la somme des flux migratoires, des exportations et importations d’influences dont la mondialisation est devenue le catalyseur et l’accélérateur. Souche receveuse de ces greffes de l’histoire, l’Afrique (et elle n’est pas seule), a parfois, aiguillonnée par des intellectuels traumatisés, cru bon de rechercher dans le passé le parchemin inviolé, condition de sa renaissance. Omission majeure et double : d’une part l’histoire suit son cours, elle ne s’est jamais arrêtée, et la colonisation est devenue une co-production entre colons et colonisés. Et d’autre part, à trop voir l’indigénat, on a manqué de voir l’endogénat, qui devait mobiliser plus d’énergie. Force souveraine et production locale, l’endogénat désigne ici la force et le potentiel de création continu de richesses et de possibilités des peuples. A trop vouloir décoloniser (il n’existe aucune trace dans l’histoire de peuple qui s’est décolonisé), l’offre de création, de production, la seule par laquelle les peuples s’offrent des sursis et des conquêtes, s’est tue. Alors que l’incolonisable des peuples pouvait offrir une bonne matière, loin de l’illusion de virginité qu’aucun peuple ne peut revendiquer.
Les réminiscences de ces lieux de mon enfance me redonnent ce goût de nostalgie et de sentiment d’un virage raté. Dans ces profondeurs où bat encore le cœur de l’Histoire qui ne s’est jamais mise en pause, les Hommes vivent hors de l’agenda seul des colonisations et suivent le leur propre, avec leur rationalité et leur souveraineté. C’est ce qui est frappant à Coubanao. Par sa nature, la colonisation arabe y a fait plus de pénétration que celle occidentale, mais les courbes se rejoignent. Toutes les deux y cohabitent pourtant dans un syncrétisme tantôt prometteur, tantôt désespérant. Mais la quête de tous les jours des hommes qui y habitent est celle, banalement humaine, d’un épanouissement, d’un bonheur possible. J’aime à penser que c’est le cas pour les Hommes partout sur terre. Que passent les violences de l’Histoire et leurs coups, reste l’incolonisable des peuples, comme l’éternel pied de nez d’un universalisme toujours vainqueur qui unit les peuples par le bas contre les hégémonies diverses. Notre malheur est arrivé quand le colonialisme s’est choisi le mauvais préfixe pour solder ses blessures : le libérateur dé et non le privatif in. Cruauté des détails de l’histoire.