L’arrivée du collège à Coubanao au milieu des années 90 a beaucoup changé la donne dans le village. Toutes les populations alentour n’avaient plus à envoyer leurs enfants au loin pour poursuivre leurs études. Plus de kilomètres infinis à avaler. Coubanao accueillait ce trésor, très modeste dans son allure : de petits bâtiments à la peinture claire surmontés de toits en zinc, rafistolés au besoin par un peu de paille et de toile. Les bâtiments formaient un carré et dégageaient une vaste cour qui faisait la jonction avec l’école primaire.
Tous les écoliers, grands ou petits, partageaient l’enceinte et la nouvelle attraction baptisée « l’école des grands », ne tarda pas à devenir le centre névralgique de la vie du village. D’un seul coup, une vie nouvelle avait commencé à prendre forme, les activités au gré du foyer scolaire, les journées culturelles, les soirées dansantes, l’arrivée de nouveaux professeurs venus de très loin, tout donnait au village des airs de carrefour géant qui, progressivement, fit sortir de la torpeur habituelle toute une série de personnes, désormais dans le grand moule du village qui respirait.
Fils du premier principal qui devait diriger l’école, j’en avais de la chance, d’être ainsi aux premières loges pour voir les transformations. Le ministère de l’éducation nationale avait même été généreux avec le village, en plus du bâtiment administratif, des salles de cours, il avait aussi doté le collège d’un terrain de basket, convertible en terrain de hand, où s’invitaient surtout des footeux. Le terrain, de l’autre côté de la clôture, se tenait le long de la route des Kalounayes, à côté des premières touffes forestières. Je voyais mon père ravi de sa nouvelle mission. La ville ne lui manquait plus, on avait déménagé et trouvé dans le village un si bel accueil qu’on se confondit très vite avec les habitants. Comme s’il s’agissait pour lui d’un défi, le principal eut à cœur de donner au collège ses lettres de noblesse. L’accueil des nouveaux enseignants, très souvent fraichement sortis d’école, qui n’étaient franchement jamais sortis de leur ville, était la tâche la plus complexe et la plus délicate à gérer.
Il fallait à ces profs de maths, de français, de SVT, commencer une vie rustique : se laver dans la nature, s’habituer au manque d’électricité, trouver des femmes de ménage pour la popotte et le linge. Tout le dépaysement subit terrifiait ces candidats, baladés au gré des affectations, dans les villages dont ils ne connaissaient même pas l’existence. Notre demeure était donc pour eux le sas, l’hôtel transitoire. Le lieu de passage avant d’aller se frotter à cette vie épique. Mon père y tenait : il souhaitait une intégration en douceur de ces nouveaux bienfaiteurs du village. Chaque début d’année, il en arrivait une dizaine avec qui je partageais quelques anecdotes, avant qu’ils ne trouvent une chambre, et même plus tard des maisons à partager. En habitué de la vie villageoise, mon père n’avait pas eu de difficulté à renouer avec elle, mais après avoir vécu en ville il savait ce que coutait de privations la vie dans un bourg, sans rien d’autre qu’une nature généreuse.
Les discussions le soir, autour du repas, entre les personnels enseignants nouvellement affectés et le principal, tournaient toutes autour des angoisses qui les habitaient. Avant de venir s’établir, les profs avaient leurs préjugés sur les villages : les moustiques, les serpents, l’absence de loisirs, l’éloignement, la nourriture, la guerre en Casamance, le Fambondy, la barrière de la langue…Le principal les rassurait alors sur tout, sauf sur le point du Fambondy. Ce personnage mythique terrifiait jusqu’au village. C’était d’après la légende un gardien de la citadelle sans visage, au cri reconnaissable, qui veille sur la tranquillité du village, des récoltes, des arbres, et qui ne rechigne pas, quand on ne lui obéît pas, à bien corriger les récalcitrants et les défiants. Mélange de magie et de puissance, de terreur et de douceur, le Fambondy était craint et respecté. Les jours où il rôde, personne ne moufle, personne ne respire, on est prié de se terrer dans sa chambre pour lui laisser faire sa ronde sereinement. Il n’était pas non plus impossible de le croiser sur la route, tout à fait par hasard. Toute une légende était née ainsi sur ce Fambondy, et dans leur générosité, les conteurs du village ajoutaient de temps à autres des récits plus terrifiants à son sujet. A l’écoute de ce bref cours d’introduction aux affaires du village, autour du bol, les nouveaux profs écarquillaient les yeux, visiblement pas convaincus d’être au bon endroit pour la sérénité absolue.
Tous les profs étaient bien charmants. Tétanisés, victimes de blues, sans leurs habitudes, ils finissaient pourtant tous par aimer le village. Il y avait, entre autres dont je me souviens, Mbengue le matheux, mouride fervent, originaire du cœur du Baol dont il avait gardé des manières rustres et authentiques. Il était grand, osseux, investi. Dans la première fournée, il y avait aussi Diallo, plus timide, clair de peau, qui enseignait le français, avec une maîtrise parfaite du coran même s’il butait sur le son « kh » à cause d’un cheveu sur la langue qui rendait sa déclamation de la sourate Nass un poil comique. Il fut le moins prompt à s’intégrer, sa peur du village l’avait inhibé. Mais le favori du collège, c’était monsieur Diagne, un type grand, racé, très élégant, qui avait le verbe cristallin. Ses cours étaient courus. Il enseignait le français. Il était le plus citadin de tous les profs, mais l’admiration que l’école avait pour lui, fit de son adaptation une formalité…
Ainsi venaient-ils, repartaient-ils, la mine toujours plus réjouie au départ qu’à l’arrivée. Leurs chagrins de profs étaient dissipés par la bienveillance et la grande dévotion du village pour leur bonheur. C’était pour eux comme un service national civique, un petit sacrifice, avant de très souvent repartir vers d’autres terres, bien quelquefois vers leurs terres d’origine.
Il y a peut-être de ça dans la vie, que c’est une découverte perpétuelle. Toutes les nouveautés nous crispent, nous font peur, mais amorties par l’intelligence des individus, elles deviennent vite des traditions qui paraissent évidentes. Le collège de Coubanao avait comme une vocation prophétique, de faire, comme ailleurs, découvrir l’étendue du Sénégal, des disparités, des dissimilarités, mais par-dessus tout, un pacte commun, comme le rêve d’une nation. L’école avait tout redynamisé, ouvert de nouvelles perspectives, brassé des populations, et fait émerger une langue commune.
Quand je suis reparti à Coubanao récemment, le collège avait bien grandi pour devenir lycée : les bâtiments avaient à peine changé. Des inscriptions nouvelles ornaient les murs. J’imagine, avec le département de Bignona, l’un des plus actifs de l’éducation nationale, que les années ont un peu changé la donne dans la circulation des profs, qu’on y trouve de plus en plus d’enfants du terroir. Ce qui serait dommage du reste. Les affectations, les voyages, restent, à mon sens, l’une des plus belles forges pour découvrir son pays. Plus de 10 millions de sénégalais vivent hors de Dakar, par conséquent, il y a bien des chances que l’âme du pays y vive autant, sinon plus, que dans la capitale.