La cérémonie de remise de prix aux meilleurs élèves est devenue une tradition dans les académies. Cette année, celle organisée par l’académie de Thiès avait pour marraine madame Aminata Sall Diallo. Femme d’action et de développement, initiatrice du Programme sénégalais pour l’entreprenariat des jeunes (Psej), cette scientifique n’est plus à présenter, surtout qu’elle a joué un rôle important dans la lutte contre l’hépatite au Sénégal. Cette dame de valeur, citée en exemple pour inspirer et encourager les filles dans les filières scientifiques, a rehaussé de son prestige la cérémonie de remise des prix du concours d’excellence les Cayorades.
Lors de cette cérémonie, le discours d’usage a porté sur «civisme et citoyenneté : le rôle de l’école». Un thème d’une brûlante actualité : il est évident qu’à chaque fois qu’il y a un délitement dans la société, l’école est interpellée.
La pertinence du thème choisi : «Civisme et citoyenneté : le rôle de l’école» témoigne de la vision prospective des organisateurs, dont le Secrétaire général de l’académie M. Mamadou Diop.
L’attitude prospective, comme le disait Gaston Berger, philosophe franco- sénégalais, exprime le refus de la fatalité et corrélativement l’ouverture au monde et la capacité d’invention pour mieux appréhender l’avenir. Un avenir incertain, seulement l’avenir commence dès aujourd’hui, par la construction citoyenne au sein de la famille d’abord.
Il faut constater et regretter que l’incivisme a pris des proportions inquiétantes dans notre pays. Incivique se dit de la conduite d’un citoyen qui n’accomplit pas les actes exigés par le dévouement à la chose publique, par l’amour des lois. L’incivilité, qu’on peut distinguer de l’incivisme, regroupe un spectre très large de conduites : l’indifférence, l’impolitesse, les dégradations, les expressions diverses de l’agressivité verbale et parfois même physique. Autant les manifestations de l’incivisme et de l’incivilité sont très variées ; autant, les espaces dans lesquels se manifestent ces incivilités sont de nature différente. Le plus souvent, il s’agit d’espaces ouverts au public (rue, transports en commun, bureaux de poste, commerces, écoles). L’indiscipline explique tous ces morts sur nos routes, au moins 550 tués et plus de 1000 blessés recensés en 2018 : la mort sur nos routes s’est «fast-trackée» ces dernières années.
Une école désenchantée dans une société en crise
Notre école n’est pas épargnée : souvent on a honte en pensant à toutes ces pratiques, au laisser-aller, à la pagaille dont les seuls responsables restent les acteurs du système : l’absentéisme du corps enseignant et les cas d’indiscipline sont très fréquents à l’école. On considère comme des actes d’indiscipline les actions, mots, attitudes, gestes et réactions qui contrarient les normes disciplinaires en vigueur dans un centre d’enseignement ou qui représentent une atteinte à la morale, à l’autorité, à l’ordre, à l’esprit et aux traditions de l’institution. D’ailleurs, nous avons encore en mémoire l’exclusion de 690 élèves-maitres des Ecoles de formation des instituteurs (Efi) pour fraude ; les faux ordres de service délivrés par un ancien ministre de l’Education nationale ; des cas de viol et pédophilie impliquant des enseignants ; les manquements aux devoirs qui ont émaillé l’examen du Baccalauréat de 2017 marqué par des irrégularités, fuites, fraudes, tricheries, arrestations, poursuites judiciaires qui ont indigné plus d’un.
Le président de la République avait raison de dire, à l’époque, que les auteurs de telles forfaitures font honte à l’école, à la Nation. Mais, au-delà des indignations, condamnations et poursuites, c’est notre modèle éducatif qui est en question, ou même la société, dont la crise se manifeste à plusieurs niveaux : dans la rue, dans nos rapports, à l’école. On parle beaucoup ces derniers temps d’une école désenchantée dans une société en crise, mais la fracture scolaire est, à la fois, cause et conséquence de la fracture sociale : notre école est à l’image de notre société, elle est plus malade de cette dernière que la société n’est malade de son école pour reprendre, une idée de Samuel Joshua, dans son ouvrage L’école entre crise et Refondation (1999).
Le doyen Mody Niang, inspecteur de l’éducation à la retraite, dans une de ses contributions, avait raison, peut-être, de dire : «La fraude, il convient de le souligner avec force, n’entache pas seulement les examens et concours de l’école sénégalaise. Elle est pratiquement devenue une pandémie nationale du fait de l’impunité. Elle n’épargne ni la douane, ni le trésor public, ni même la justice.»
Chaque sénégalais peut quotidiennement constater, pour les déplorer et les condamner, les vices exposés ou cachés qui minent notre société, la famille, l’Etat et finalement la démocratie et les progrès.
Il s’y ajoute, pour situer les responsabilités, que la majeure partie des médias sous toutes leurs formes passent leur temps à diffuser des anti-valeurs qui se traduisent par des comportements indécents et extravertis centrés sur la déification de l’argent et des aspects artificiels et matériels de la vie. Toutes ces séries, les telenovas, «maîtresse d’un homme marié», «Pod et Marichou», j’en passe, diffusées sans aucun contrôle de la Cnra, exposent nos enfants qui voient des images et entendent des propos qui ne sont pas faits pour des oreilles enfantines. On comprend aisément que le mal est dans la société avec des responsabilités partagées.
Devant les imams et oulémas du Sénégal, le président de la République s’interrogeait, pour interpeller : «Les infrastructures c’est bien, mais que vaut un pays où les valeurs sont foulés au pied ?»
Récemment, dans son message à la Nation à la veille de la célébration de la fête de notre souveraineté nationale, il avait rappelé. Vous me permettez de le citer encore : aujourd’hui, la citoyenneté est mise à mal à bien des égards.
Elle est mise à mal :
– quand l’honneur et la dignité de personnes innocentes sont mis à rude épreuve par la désinformation érigée en instrument de manipulation des consciences et de discorde sociale
– quand l’espace public est occupé sans titre ni droit, au risque de poser de graves problèmes d’encombrement, d’insalubrité et de sécurité publique
– quand, enfin, le bien commun n’est pas respecté et que les symboles de l’Etat, de la Nation et de la République sont ignorés.
Il a terminé en disant: Nous ne pouvons, mes chers compatriotes, nous résigner face à cette situation.
Le Président avait raison de dire que «la fatalité, c’est l’excuse des âmes sans volonté» : il y a toujours quelque chose à faire.
Pour un nouveau départ, il faut que la conscience citoyenne s’élève en discipline nationale qui conforte le vivre-ensemble et accélère le processus de développement. D’où l’éducation à la citoyenneté à laquelle on invite tous les acteurs de l’école, formelle comme non formelle.
Du rôle des acteurs de l’école dont les enseignants
Les acteurs de l’école que nous sommes ont une grande responsabilité, celle de mettre les valeurs au cœur de la refondation de l’éducation et de l’émergence. C’est ce que le doyen feu Amadou Wade Diagne, un grand monsieur qui a beaucoup œuvré pour la lutte contre l’analphabétisme, qu’on me permette de lui rendre hommage en le citant, avait rappelé dans l’éditorial de la revue Réussir l’éducation (Septembre 2014, N°1) : «La vraie révolution de l’éducation au Sénégal passera par le renforcement de nos identités et valeurs culturelles et par la préservation de nos acquis culturels. Et la voie obligée est sans conteste les langues nationales, les savoirs endogènes…Ainsi, l’éducation contribuera réellement au rétablissement de la dignité des Sénégalais et au recouvrement de la fierté dans les valeurs et l’héritage légué par nos ancêtres.» L’école de la rupture, dont on a beaucoup parlé lors des Assises de l’éducation et de la formation (Aef) tenues en 2014, est une demande sociale qui, impérativement, passe par une véritable refondation de notre système éducatif.
L’école, quels que soient les problèmes et les dysfonctionnements susmentionnés, est le lieu indiqué pour trouver des solutions à tout. Cette institution est la cellule de base du système éducatif. L’école doit donc attirer l’attention de tous : négligée, son image se dégrade et contribue au dérèglement de toute l’institution éducative ; appuyée, elle devient un des supports les plus sûrs du développement d’un pays. C’est pourquoi, l’ensemble de la communauté éducative doit s’attacher à restaurer l’image de marque de son école, pour aller vers la matérialisation d’une école plus adaptée à nos réalités, d’une école intégrée.
Le doyen Djibril Seck, inspecteur à la retraite, ex-directeur des études à l’Efi de Louga, rappelait dans une de ses contributions : face à une société sénégalaise en crise, la seule alternative demeure une étude diagnostique pour une remise en question de notre modèle d’école. Sélective et élitiste, cette école garde encore les stigmates de l’école coloniale malgré les multiples réformes connues et les efforts fournis. Elle devrait être l’expression de la volonté nationale et non le produit de spéculations de quelques spécialistes, même si ces derniers ont amplement contribué à sa conception.
Il nous faut, c’est moi qui ajoute, une école nationale avec des savoirs décolonisés et une plus grande implication des parents, de la communauté. C’est le moment de rappeler que le retour aux valeurs, au civisme et à la citoyenneté doit passer également par la reconnaissance des «daaras», des écoles coraniques comme étant des structures éducatives aptes à former des citoyens capables de participer au développement du pays. En intégrant surtout, l’alphabétisation et l’enseignement religieux dans le cadre d’une approche intégrée et diversifiée de l’éducation tout le long de la vie. Je pense que les structures d’enseignement religieux, les daaras installés dans nos quartiers, s’ils sont reconnus et appuyés, peuvent hausser le niveau de préscolarisation des enfants de 0 à 5 ans. Et Personne ne doute de l’importance de la prise en charge des enfants durant cet âge.
En effet, si nous devons créer de nouvelles valeurs, des individus intègres, honnêtes, capables de considérer la vie dans son ensemble, de servir et non de se servir, c’est sur les enfants que nous devrons agir et le plus tôt possible ; si l’on sait que les apprentissages réalisés durant cette période, surtout de la petite enfance, sont fondamentaux, au sens où, ils établissent les bases sur lesquelles s’installeront les apprentissages ultérieurs.
Qu’on me permette de rendre un hommage mérité à tous les collègues enseignants. Des enseignants scrupuleux, patients, conscients du sens éthique de leur noble mission, qui ont compris, pour citer un grand pédagogue américain James Banner, que «l’acte d’enseigner repose en effet sur un contrat moral au terme duquel les parents, la collectivité, et surtout les élèves eux-mêmes, confient aux enseignants le soin de gérer et de faire fructifier leurs talents, de développer leurs ressources intellectuelles et leurs connaissances pour le plus grand bien de chacun d’entre eux».
Aujourd’hui, compte tenu des défis majeurs ou des ambitions qui nous interpellent, l’école ne peut plus se permettre d’ignorer la formation des citoyens. C’est une exigence même pour elle de former des citoyens, afin de mettre à la disposition de la société des hommes responsables suffisamment éclairés pour assurer le développement du pays. L’école doit cesser de se considérer comme un lieu de transmission de connaissances générales et techniques pour demeurer un lieu où «savoirs et pratiques s’entrecroisent pour former des citoyens informés et actifs, conscients et responsables, critiques et mesurés, tolérants et ouverts».
Toutes ces mesures passent, certes, par une politique volontariste des autorités étatiques et éducatives. Mais, les réformes ne pourraient jamais aboutir sans les acteurs, dont les enseignants qui doivent endosser plus de responsabilités, s’investir dans les projets et réformes. John Dewey, philosophe et pédagogue américain, un des penseurs de l’école nouvelle, rappelait que de telles responsabilités ne laissent pas de place aux tâtonnements ou à des errements. On ne doit jamais agir par hasard : Enseigner est un art, ce n’est donc pas faire n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe quel moment, sur n’importe qui ; c’est agir avec conscience et connaissance.
Je pense à notre éthique professionnelle qui doit être la priorité des priorités : nul enseignant responsable ne peut croire ou se faire croire que son métier s’arrête à préparer ses cours, à les donner, à corriger des copies, à assister aux conseils des classes. Notre professionnalité suppose un supplément d’âme : le philosophe Jean Svagelski pense que l’enseignant a une professionnalité et devrait se sentir responsable de ses paroles et de ses actes en classe, des documents qu’il utilise ou mentionne. Pourvu surtout que les mots correspondent aux actes : l’enseignant doit être un exemple qui incarne les valeurs, les vertus, les conseils qu’il ne cesse de prodiguer à ses élèves. Il ne peut pas exiger l’assiduité, la ponctualité, si lui il n’est jamais à l’heure ; s’il n’est pas juste avec ses élèves, il n’arrivera jamais à leur inculquer des valeurs de respect, de justice, d’égalité indispensables dans une société démocratique et égalitaire où est censé évoluer le futur citoyen qu’il doit aussi former.
L’enseignant, comme le pense toujours le philosophe français, a un code d’honneur et devrait refuser les manipulations idéologiques, médiatiques, commerciales, syndicales de toutes sortes pour exercer son art en toute indépendance. L’enseignant a de la loyauté et doit a priori de la solidarité à ses collègues ainsi que de la confiance à son chef d’établissement. (J. Svagelski, Déontologie vive et cachée de l’instruction publique, in Ethique et société, 1997).
A l’heure de la réédition des comptes, la société, les familles attendent beaucoup de nous. Et ces exigences nous ne devons pas les ignorer. Et certaines sont rappelées, d’ailleurs, par Abraham Lincoln dans la lettre qu’il avait adressée au professeur de son élève, lorsqu’il lui écrit :
«Il aura à apprendre, je sais, que les hommes ne sont pas tous justes, ne sont pas tous sincères. Mais enseignez-lui aussi que pour chaque canaille il y a un héros; que pour chaque politicien égoïste, il y a un dirigeant dévoué…
Enseignez-lui que pour chaque ennemi il y a un ami.
Cela prendra du temps, je le sais, mais enseignez- lui si vous pouvez, qu’un dollar gagné a bien plus de valeur qu’un 5 dollars trouvés.
Apprenez-lui à savoir perdre mais également à apprécier une victoire.»
Les difficultés sont certes nombreuses et à tous les niveaux de responsabilités, on a des raisons de se plaindre mais, malgré tout, on peut garder espoir en continuant de parier sur l’éducation. Le prédicateur turc, Fethullah Gülen, aujourd’hui en disgrâce dans son pays, rappelait toujours que l’éducation est un puissant moyen pour résorber les problèmes sociaux.
Monsieur Papa Aboubacar Touré, professeur émérite des universités, enseignant chercheur à l’université de Provence, d’ajouter : Le désordre et la malhonnêteté sont des plaies que seule l’éducation peut guérir. Une bonne éducation est le gage de la sécurité de tous.
Cette conviction nous la retrouvons déjà chez Pestalozzi. Très inspiré par Rousseau, le pédagogue suisse pensait que la nature humaine développait, même, au beau milieu de la fange (boue épaisse), de la grossièreté, les aptitudes les plus brillantes.
Bira SALL
Professeur de Philosophie
au Lycée Ababacar Sy de Tivaouane
Chercheur en Education
sallbira@yahoo.fr