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Adieu Toni Morrison (1931-2019) : Mission Accomplie !

C’est au moment même où le racisme bat son plein aux Etats-Unis d’Amérique et que le batteur principal, le tambour-major pourrait-on dire, n’est autre que le chef de l’Exécutif fédéral, le Président américain Donald J. Trump himself, dont les sorties racistes et xénophobes sont plus tonitruantes et sulfureuses les unes que les autres, que la romancière Toni Morrison, infatigable et intransigeante combattante du racisme, a tiré sa révérence le 5 août dernier, à l’âge canonique de 88 ans.

Auteure de quelque onze romans et d’un retentissant essai critique, en plus de quelques autres productions mineures, canonisée depuis plusieurs années dans les programmes de Lettres et sciences humaines des universités américaines et nobélisée depuis 1993, elle a fini non seulement de s’imposer, mais en plus de son vivant (chose extrêmement rare en la matière), comme l’un des plus grands auteurs du 20ème siècle, aux côtés de William Faulkner, Mark Twain, Nathaniel Hawthorne… En 2006, une enquête du New York Times Book Review auprès de centaines d’auteurs, de critiques et d’universitaires a abouti à la conclusion que son chef-d’œuvre Beloved est la meilleure œuvre de fiction de la littérature américaine sur une période de 25 ans.

Depuis Beloved, sanctionné du prestigieux prix Pulitzer en 1988, les distinctions pleuvent et elles sont innombrables. Autre chose extrêmement rare, moins de vingt ans après sa publication, le livre est entré dans le canon littéraire. Beloved paraît en 1987, et dès 1989, Morrison est piochée par la prestigieuse université Princeton pour enseigner les Etudes américaines, la littérature africaine américaine et pour animer des ateliers d’écriture.

Rien que quatre années s’écoulent, et voilà qu’en 1993 elle apporte à son université le prestigieux Nobel de littérature, ce que l’université n’avait pas obtenu depuis 1976. Entre Toni Morrison et Princeton, ce n’est pas qu’une question de rimes de l’un avec l’autre, c’est une belle complicité scientifique : en 1996, quand Princeton célèbre ses 250 années d’existence, c’est à elle que revient l’insigne honneur de délivrer la leçon magistrale, le «Keynote address». En dix-sept années de carrière dans la très prestigieuse institution, elle a été comme un catalyseur : comme par sa simple présence, elle a déclenché des collaborations interdisciplinaires entre différents champs des Lettres, des arts et des sciences humaines, associant des acteurs du monde extérieur reconnus et confirmés, qui viennent apporter du sang neuf et un nouveau souffle à la vie scientifique de son université. La règle était ainsi faite qu’au bout d’un semestre de collaboration, étudiants et auteurs étaient appelés à présenter leurs productions. De ce fait, nombre d’étudiants du premier cycle, purs produits du Princeton atelier, très couru, qu’elle a eu l’immense mérite d’avoir impulsé, sont aujourd’hui devenus des auteurs : Ladee Hubbard, Rachel Kadish, David Treuer, MacKenzie Bezos, et d’autres encore qui, grâce à son travail de transmission et à son héritage, deviendront aussi un jour auteurs. C’est cela le propre du partage du savoir.

Il y a moins de deux ans (et donc de son vivant, chose essentielle), Princeton University a débaptisé un imposant bâtiment pour le rebaptiser Morrison Hall avec un portrait digne de la personne. Princeton, la ville qui a donné son nom à l’Université : petite ville universitaire charmante et qui ne fait parler d’elle que par ses célébrités (jamais de lycéen dégénéré qui tire sur la foule, aucune bavure policière) et presque exclusivement académiques, à savoir les Nobel que l’université offre à la ville et révèle au monde (Morrison, Krugman, sans compter tous les autres Nobel en physique et en économie, les deux disciplines où l’Université compte le plus de lauréats) et sans compter les autres grands noms dans d’autres domaines du savoir. Quelle classe alors !

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A eux trois, Toni Morrison, Edward Saïd et Cornel West, ils ont comme dénominateur commun : le courage intellectuel. Toni Morrison est restée inébranlable dans ses convictions, aucune assemblée n’était suffisamment impressionnante, aucune distinction suffisamment prestigieuse pour l’empêcher de parler de race et de racisme, de l’esclavage et de ses ravages… Ou même pour l’amener à édulcorer son propos.

Il y a deux ouvrages de Edward Saïd que l’histoire retiendra particulièrement : Orientalism et Culture and imperialism. Paru en 1993, ce dernier sonne comme en écho à l’essai de Toni Morrison paru l’année d’avant : Playing in the dark : Whiteness and the literary imagination. Saïd nous démontre dans un ouvrage on ne peut plus dense comment les entreprises coloniales française et britannique ont été portées par des auteurs parmi les plus en vue, que certains de ces auteurs dont on se gargarise dans les pays colonisés à longueur de débats intellectuels et que l’on s’honore de citer dans les salles de classe sans pour autant en faire état, ne sont que de vulgaires et sales racistes. Rien de moins ! Ces auteurs, ce sont les ancêtres des têtes brûlées racistes sur les terrains de football des stades européens. Ces auteurs, ce sont : Albert Sarraut, André Malraux, Albert Camus, André Gide… Revisitez donc leurs textes à la lumière des lumières de Edward Saïd ! Lisez et lisez entre les lignes ! Un autre parmi eux, et non des moindres : tout en critiquant la politique américaine contre les Noirs, Alexis de Tocqueville trouvait nécessaire et parfaitement justifiée la cruauté de la politique française en Algérie… Que la France, «terre des droits de l’Homme», éternel donneuse de leçons de bonne conduite en ceci et en cela, ait jusqu’à ce jour du mal à reconnaître la dimension et les cruautés infligées aux Algériens sous son Empire colonial, que la France des «Lumières» ait jusqu’à ce jour un problème de conscience dans son passé vis-à-vis des Peuples d’Afrique auxquels rien n’aura été épargné en termes d’inculture et de barbarie, cela n’est pas étranger à la vision que ces auteurs français parmi les plus connus de tous les siècles avaient de nos Peuples ! J’aurais pu remplir des pages et des pages là-dessus. Je ne puis lancer un mot d’ordre. Je me contenterai d’un conseil : lisez donc Edward Saïd ! Quand on enseigne ces auteurs dans les classes, il faut aussi faire ressortir le racisme de leurs textes, comme un fait historique colonial qui est encore de cours sous de nouveaux oripeaux. Oui ! Il faut enseigner leurs textes pour mieux étayer le fait colonial comme une vaste entreprise de vols (notamment de biens culturels et de toutes sortes de trésors ; aucune pierre n’aura été laissée intacte !) et de saccages à tous les niveaux (des ressources jusqu’à la mémoire collective et à l’imaginaire des Peuples), le fait colonial en ses soubassements et en ses ambivalences…

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Un an auparavant, Toni Morrison faisait paraître son essai, comme sorti de la même eau que l’essai de Saïd. Epluchées toutes les publications des auteurs blancs américains de son siècle comme des siècles antérieurs (Ernest Hemingway, Willa Cather, William Styron, Robert Penn Warren, Flannery O’Connor, Gertrude Stein, Herman Melville, William Faulkner, Saul Bellow…), elle nous démontre comment l’homme noir a été l’objet des représentations, des caricatures les plus grossières jusqu’aux fantasmes les plus abjects, les plus imaginables comme les plus inimaginables. Que s’il n’y avait pas eu l’esclavage et ses atrocités, il n’y aurait pas eu de littérature blanche américaine classique ou que les centres d’intérêt, l’orientation et le niveau des auteurs en auraient été tout autre. On aurait juste envie de ressusciter tous ces auteurs et de se faire modérateur d’une épique bataille d’idées entre eux tous contre Toni Morrison, à elle seule. A sa parution, l’essai a secoué les académies, hérissé les poils des uns et des autres. Des sommités en ont eu les cheveux dressés sur la tête. Des échines ont été courbées. Mais aucune critique sérieuse par une figure de renom n’est venue battre en brèche les thèses du livre.

C’est grâce à Toni Morrison que le débat sur la race, sur l’esclavage (pour que les souffrances infligées aux Peuples noirs ne restent pas seulement dans les livres et encore quels livres ! Et quels livres accessibles à qui !) et sur le racisme s’est imposé de façon irréversible dans les universités américaines. Quand en 1994 Princeton décide de célébrer son Nobel, le titre du symposium organisé en son honneur n’est autre que «Race matters». Le titre même d’un des plus célèbres ouvrages de Cornel West.

Du Sud chargé d’histoire où il est né en 1953, précisément à Tulsa en Oklahoma, avant le Mouvement pour les droits civiques des années 1960 jusqu’à l’apogée de sa carrière académique au sommet de la hiérarchie des plus prestigieuses universités américaines (Princeton et Harvard) et son engagement activiste sur le terrain dans les mouvements sociaux, l’étude de la vie de Cornel West jusqu’à ce jour correspondrait à la vie de toute la communauté africaine-américaine telle qu’elle s’est déroulée en plus d’un demi-siècle d’une intéressante expérimentation démocratique, en ses articulations majeures et en ses figures historiques incontournables : Frederick Douglas, W.E.B. Du Bois, Martin Luther King Jr., Malcolm X, le Black panther party jusqu’à Barack Obama. West incarne un humanisme fondé sur l’éthique, le refus de la compromission et de toutes les formes d’injustice, le combat contre le nihilisme face aux principes inconditionnels de la démocratie, contre la brutalité des politiques exercées par l’Etat pénal contre les couches les plus faibles des sociétés. Aussi, soutien de Barack Obama en 2008, West est devenu l’un de ses plus vifs critiques au cours de son magistère, parce qu’il reste un intellectuel dans l’âme, un homme de conviction et d’engagement, un homme de courage, de principes et d’action, loin de l’inertie et de la lâcheté, engagé et signataire au besoin, aux antipodes de l’enrégimentement, de l’hétéronomie ou encore de la recherche d’une promotion personnelle.

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Entre Toni Morrison et Angela Y. Davis, il y a eu une grande complicité. Activiste de la toute première heure pour la cause des droits civiques, Angela Davis a été persécutée par l’Etat américain, accusée et jetée en prison sous les prétextes les plus fallacieux, les plus farfelus, mais elle est restée stoïque, insoumise et impavide. Elle est devenue une icône inoxydable.

Dans le milieu académique, Morrison va particulièrement manquer à deux figures de la communauté : Cornel West d’un côté et Angela Davis de l’autre. Avec l’un comme avec l’autre, elle formait un binôme intellectuel séduisant, impressionnant, irrésistible. C’était la classe ! Avec l’un comme avec l’autre, elle était en mesure d’animer un débat d’une très haute tenue intellectuelle, en toute impréparation, sans termes de référence, sans même un modérateur, pendant de longues heures et sans jamais lasser, ni étudiants ni collègues du même rang. Une vaste culture : Je raconte à mes étudiants qu’il y a plus de vingt-cinq ans que Toni Morrison a fini de lire le tout Flaubert, les grands classiques russes, bien entendu tous les grands auteurs anglais et américains, et sans doute plus que tout cela. Une littérature de haut niveau, c’est nettement moins une question de mobilité physique que de voyage à travers les textes dans leur infinie complexité.

Ensemble, ils nous ont donné des leçons de courage, enracinés dans nos convictions, et donné l’espoir. On ne peut pas avoir lu Toni Morrison, Edward Said, Cornel West et rester le même en ses connaissances et en ses convictions.

Toni Morrison nous parle. Elle a parlé même à nos vaillants collègues chargés de (ré)écrire l’histoire de notre pays. C’est à elle qu’appartient cette phrase, comme un viatique : «Je sais que je ne peux pas changer l’avenir, mais je peux changer le passé.» En clair, changer ce qui a été écrit sur le passé, la lecture du passé, l’élaboration du sens du passé et la réappropriation de la mémoire… Bien évidemment, sans cette réécriture du passé, il est impossible d’écrire l’avenir ni en lettres ni en actes.

Par la grâce de Dieu, Toni Morrison était une bénédiction. A elle seule, elle a eu la grâce, la gloire et la longévité. Dieu soit loué ! Elle était une missionnaire, je n’oserai jamais dire une envoyée. Sa mission a été largement accomplie. Depuis longtemps, elle est entrée de plain-pied dans le patrimoine universel des Lettres.

Une allure de déesse qui immanquablement retenait le regard et forçait le respect. Nous la pleurons et nous la pleurerons encore. Paix à son âme ! Adieu, Toni Morrison !

Abou Bakr MOREAU

Enseignant-chercheur Etudes américaines

Essayiste

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