Il y a quelques années dans un pays d’Afrique centrale, j’ai frôlé l’incident diplomatique. Dans ce pays très démocratique, j’avais été désigné au pied levé pour être le discutant d’un ministre sur la limitation des mandats. Dans ce pays, le pouvoir avait décidé de modifier la Constitution pour limiter les mandats à deux.
Quand le Président sortant qui a été au pouvoir pendant deux décennies a fini ces deux mandats, le même pouvoir s’était subitement rendu compte que la limitation des mandats n’était pas très démocratique. Selon l’argumentaire bien huilé de Monsieur le ministre, la limitation n’est pas démocratique, car la souveraineté appartenant au Peuple, pourquoi brider la volonté du Peuple en lui imposant la limitation, car ce même Peuple souverain peut, lors des élections, choisir l’alternance.
Pour mieux étayer son point de vue, Monsieur le ministre choisit les exemples de l’Angleterre (la mère des démocraties) et l’Allemagne, où Angela Merkel en était à son troisième mandat. Naturellement, dans ces pays où la liberté d’expression est très encadrée et où l’on s’attend à ce qu’un intellectuel soit un «intellectuel organique», le ministre s’attendait à ce que je confirme sa thèse. Dans le journalisme, c’est ce que l’on appelle une question orientée. Je répondis au ministre que sa thèse, sur le plan strictement théorique, est presque parfaite, sauf sur un point qui différencie fondamentalement son pays de l’Angleterre et de l’Allemagne qu’il a recrutées comme exemples pour dénoncer le caractère anti démocratique de la limitation des mandats.
La différence fondamentale entre ce pays d’Afrique centrale et l’Angleterre ou l’Allemagne, le Sénégal ou l’Afrique du Sud, est que dans ces pays, l’élection est un mécanisme de remise en jeu du pouvoir, alors que dans la plupart des pays africains, l’élection est un mécanisme de relégitimation du pouvoir en place. Dans la plupart des pays africains, on croit qu’on n’organise pas des élections pour les perdre, ce qui fait que les élections deviennent une simple formalité. Merkel renonce à se présenter parce qu’elle sait qu’avec l’usure du pouvoir, elle va perdre les prochaines élections. En Angleterre, personne ne doute de la sincérité des élections. Ce qui fait que dans ces pays, la souveraineté du Peuple est une réalité, contrairement à l’Afrique ou l’Asie, où la souveraineté du Peuple est une fiction juridique derrière laquelle avance masquée la souveraineté d’un homme qui instrumentalise la Constitution selon ses intérêts du moment. Ce simple argument sur la sincérité des élections fit effondrer comme un château de cartes l’édifice théorique de Monsieur le ministre. Le changement, même à l’intérieur du système comme en Angola ou en Mauritanie, ou l’alternance comme au Sénégal ou en Tunisie, permet à la démocratie de respirer afin de ne pas se fossiliser comme le Cameroun de Paul Biya ou le Zimbabwe sous Mugabe.
Le Sénégal a réglé la question du troisième mandat en congédiant démocratiquement Wade après son forcing légal, parce que dans notre pays, l’élection est un mécanisme de remise en jeu du pouvoir. On ne peut pas dire la même chose de la Guinée de Alpha Condé qui, contrairement au Sénégal, n’est pas encore détribalisée ou des-ethnicisée. Alpha Condé a toujours déclaré que modifier la Constitution pour un 3e mandat équivaudrait à trahir ses principes et les combats pour lesquels il s’est battu toute sa vie. On ne peut que constater qu’entre les délices du pouvoir et les principes qu’il a toujours défendus, son choix est fait. En voulant faire du forcing, le Pr Condé mène un combat anachronique qui l’enferme dans un pari pascalien à l’envers : à tous les coups il va perdre. Après avoir perdu, il pourra, en écrivant ses mémoires, lire tranquillement Montesquieu qui, de façon fort sage, nous dit : «Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument.» Mais Montesquieu, c’est de la lecture pour opposant. Au pouvoir on préfère le florentin.