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Foules, DÉmocratie, Propagande

En parcourant successivement et par hasard les trois œuvres suivantes : La psychologie des foules de Gustave Le Bon, La fabrication du consentement d’Edward Hermann et de Noam Chomsky et Propagande, médias et démocratie  de Noam Chomsky et de Robert McChesney, j’étais loin de me douter de l’existence d’un fil conducteur qui les tient ensemble et les relie bien qu’elles fussent publiées à des années, voire des siècles différents : 19e siècle pour la première (1895) ; 20e siècle pour la seconde (1988)  ; 21e siècle pour le troisième (2005)

Dès les premières pages de son livre, Gustave Le Bon signale que les foules ont profité de l’émergence des sciences et surtout des crises morales, religieuses et politiques ayant frappé nombre de sociétés, notamment européennes, vers la fin du 19e pour s’emparer du pouvoir jusque-là détenu par les rois, les princes et les religieux… Mais elles se sont très tôt heurtées à un obstacle de taille : leur incapacité à l’exercer. Car en plus d’être régies par une uniformité mentale, une « âme collective », poussant les différents éléments qui les composent à penser et à agir dans le même sens, elles sont  dépourvues d’esprit critique parce que agissant par contagion, impulsion, suggestibilité, d’une manière simpliste ou exagérée. Qui plus est, « la foule est un troupeau qui ne saurait se passer d’un maître[1]. » Dès lors, elle a besoin de guides, de leaders, etc., Ces derniers ont pris plusieurs noms et/ou formes au fil du temps et ont mis sur pied nombre de moyens et méthodes pour les mener, les poussant souvent à penser et/ou à agir selon leur volonté.

À l’ère de la mondialisation et du développement sans précédent des moyens et techniques de communication, et partant de propagande, les foules ont aussi pris plusieurs formes. Mais celles qui nous intéressent, dans nos sociétés modernes dites démocratiques, répondent aux noms d’électeurs, d’opinions publiques…

Après la réussite de la Commission Creel dont il faisait partie, et dont l’objectif était d’embarquer une Amérique (États-Unis) pacifique et isolationniste à tout prix dans la première guerre mondiale par les moyens de la propagande et de la manipulation, Walter Lippmann – dont Chomsky dit qu’il est le plus grand intellectuel américain du XXe siècle -, a trouvé qu’il y avait désormais « une révolution dans l’art d’exercer la démocratie. » Cette révolution doit servir à « fabriquer le consentement[2] » des masses, c’est-à-dire  « à obtenir leur adhésion à des mesures dont elles ne veulent pas, grâce à l’application des nouvelles techniques de propagande[3]. » Cela est d’autant plus nécessaire pour lui que, comme Gustave Le Bon, il trouve les masses, qu’il appelle « le troupeau dérouté », irresponsables, irréfléchies et surtout ignorantes. Par conséquent, il est nécessaire de « confier leur sort» à un petit groupe de gens : des sachants, une élite, des dirigeants…qui planifient, orientent et décident de ce qui va dans le sens de l’intérêt général. Mais, pour accéder au pouvoir, ces derniers ont besoin de moyens. Dès lors, ils collaborent subtilement, mais discrètement avec ceux qui disposent de la puissance financière. Ainsi se crée une alliance entre les détenteurs du pouvoir politique et les possédants, au détriment de la plèbe. Mais, vu qu’ils se trouvent dans des sociétés dites démocratiques, ils ne peuvent pas totalement exclure les masses du fonctionnement et de la gestion des affaires de la cité. Aussi est-ce nécessaire, par intervalles réguliers, de leur donner le sentiment illusoire que ce sont elles qui détiennent les rênes du pouvoir par l’organisation d’élections, dont l’objectif est dans de nombreux cas de maintenir au pouvoir les maîtres en place ou de les remplacer par d’autres. En outre, pour s’épargner les troubles, les révoltes, les contestations que Lippmann appelle  « les piétinements et les rugissements du troupeau dérouté », l’élite doit, entre deux élections,  tenir les masses à l’écart par divers moyens, surtout les divertir afin de détourner leur attention de nombre de choses. Quand la situation l’exige, elle peut même aller jusqu’à les effrayer comme le préconise Edward Bernays – l’un des pères des Relations Publiques modernes, ancien membre de la Commission Creel, principal instigateur des Torches de la liberté -, en leur  inventant une hypothétique menace et/ou un ennemi douteux dans le but inavoué de mieux détourner leur attention des problèmes internes et/ou d’avoir leur approbation sur des questions inacceptables en temps normal. Malheureusement, c’est ce genre démocratie non participative, mais pour spectateurs que promeuvent nombres d’élites, de dirigeants dans beaucoup de pays du monde. Ils se servent souvent des médias comme outils de  propagande, qui selon Chomsky : «  Est à la démocratie ce que la matraque est à l’État totalitaire[4]. »

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Voici un bref résumé de quelques techniques de propagande médiatique que Chomsky et Edward Herman ont appelées, dans La Fabrication du consentement,  les 5 filtres.

– 1 : Taille et orientation lucrative des mass médias

Les groupes  médiatiques qui deviennent de plus en plus petits par le nombre du fait des gros moyens que nécessite leur création deviennent  de plus en plus grands par la taille. Ils couvrent désormais  des secteurs variés pouvant aller des  journaux papiers aux maisons d’éditions en passant par des chaînes de T.V. des journaux en ligne et tutti quanti. Ils sont généralement concentrés entre les mains de petits groupes de riches hommes d’affaires plus mus par le profit que la qualité de l’information. En France par exemple, un groupuscule de 10 milliardaires détient plus de 80% des quotidiens nationaux. La situation n’est guère mieux  Aux États-Unis, au contraire. À cause des fusions grandissantes, les 50 compagnies qui contrôlaient la presse au début des années 80 sont passées à deux douzaines en 1992, et à moins d’une dizaine au début des années 2000[5]. Du coup, les géants comme Tim Warner, Disney, CBS, NBC…disposent d’un quasi monopole sur l’information. Vu les relations étroites qu’entretiennent les détenteurs du pouvoir politique et les hommes d’affaires propriétaires de médias le traitement de l’information devient de plus en plus orienté. Les sujets qui fâchent sont  souvent évités ou traités avec légèreté pour maintenir leur bonne entente.

– 2 : La publicité ou le droit de commerce par privilège

Puisque beaucoup de gros médias tirent plus leurs profits de la publicité que des ventes et des abonnements, la volonté et les intérêts des annonceurs vont progressivement supplanter la qualité et l’objectivité de l’information. Le temps, le nombre d’articles accordés aux annonces dépassent en nombre et en longueur certains sujets plus préoccupants. La qualité et l’objectivité de l’information en pâtissent.

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– 3 : Les sources d’informations

Ne pouvant pas être partout à la fois et voulant éviter certaines dépenses que peut entrainer une sérieuse recherche d’informations objectives et claires nécessitant des enquêtes minutieuses parfois à des endroits éloignés de leur localité, nombre de gros médias préfèrent s’en tenir  à la source officielle, qui du reste jouit d’un préjugé favorable auprès du public du fait des hautes personnalités qui l’incarnent. Ainsi naît progressivement une certaine complicité entre ceux qui « gèrent » l’information et les détenteurs de pouvoir. Les autorités étatiques peuvent par exemple aller jusqu’à mettre à la disposition de certains journalistes du matériel, des locaux ou autres choses qui facilitent leur travail. Ce qui crée entre eux une certaine une proximité que Mark Fishman appelle : «  le principe d’affinité bureaucratique. » Cette situation pousse certains journalistes à l’autocensure ou à la désinformation. La presse qui était censée être un contre-pouvoir devient ainsi un pour-le-pouvoir. Le comble de complicité semble atteint quand les détenteurs de médias, pour corroborer les thèses des sources officielles, passent par des experts ou prétendus tels en leur ouvrant grandement les porte de leurs télés, radios, la une de leurs journaux… tout en évitant d’inviter les voix dissidentes.

– 4 : La Flak, contre-feux, tirs de barrage

Dans cette grisaille médiatique, les journaux,  journalistes…qui oseraient nager à contre-courant de l’information dominante (celle du pouvoir politique et de la classe des affaires) en publiant des articles ou en réalisant des documentaires démontant leurs magouilles et dévoilant certaines contre-vérités, font souvent l’objet de nombreuses attaques pouvant aller des campagnes de diabolisation aux multitudes procès en diffamation en passant par des appels au boycott et parfois par des menaces et des actes d’intimidation. Du coup, nombre de médias et de journalistes finissent par penser que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Aussi se gardent-ils de faire un travail de dénonciation. Tout au plus racontent-ils des faits banals s’ils ne versent pas dans la complaisance.

– 5 : L’anticommunisme

Avec la fin de la guerre froide, l’anticommunisme s’est transformé en toute idéologie ou mouvement pouvant prendre la place d’un ennemi commun. De nos jours, il porte entre autres le nom de l’immigré, de l’islamisme et surtout du terrorisme comme l’a affirmé Chomsky dans Media Control : The Spectacular Achievements of Propaganda. Avec cet ennemi commun, il est quasi blasphématoire d’afficher une opinion allant à l’encontre du discours officiel. Ceux qui s’y aventurent sont victimes de chasses aux sorcières, sont traités d’antipatriotes, de vendus et de collaborateurs.  Par conséquent tous les écarts de langages et de comportement deviennent tolérés quand il s’agit de parler de cet ennemi. Celui-ci constitue souvent une sorte de punching ball  pour les autorités politiques, leur permettant de temps à autre de créer des diversions afin de reléguer les problèmes intérieurs au second plan.

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Bien que La fabrication du consentement parle des États-Unis en général, les méthodes de propagande médiatique tendent à s’universaliser. Tous ces filtres contribuent non seulement à fausser le jeu démocratique par l’information biaisée qui est donnée, mais encore entrainent aussi ce que Chomsky et Herman ont appelé la « dichotomisation de la présentation des nouvelles », qui n’est rien d’autre qu’une vision manichéenne du monde souvent créées par les dominants : l’axe du bien, l’axe du mal, ceux qui sont avec nous, ceux qui sont contre nous, les progressistes et les obscurantistes…Cette dichotomisation des nouvelles a  aussi pour corollaire une présentation déséquilibrée des victimes de toutes sortes.  Celles faisant partie du camp des dominants et de leurs alliés sont considérées comme ayant de l’intérêt et les autres, celles appartenant aux États ennemis ou  aux pays sans « grande importance » sont sans intérêt. Par conséquent, la grande couverture médiatique et l’émotion que suscitent les unes tranchent nettement avec l’indifférence et l’absence de couverture médiatique quand il s’agit des autres.

L’époque où nous vivons semble être celle de la propagande et de la manipulation par excellence. Les fake news ne font que renforcer cette présomption. Par conséquent, qu’elles aient pour nom consommateurs, électeurs, audiences, auditeurs, peuples, les foules doivent doubler de vigilance afin d’éviter de se faire pétrir dans la farine des nouveaux boulangers : politiciens, multinationales, mass médias…Comment, est-on tenté de se demander ? Il n’existe pas de recette miracle. Mais faire preuve d’esprit critique semble être un bon pas sur le chemin de la solution. Amin Maalouf donne une petite astuce que lui avait transmise son père : « Mon père dirigeait un quotidien, dont il adressait par courtoisie un exemplaire à ses collègues, qui lui envoyaient par réciprocité leurs propres journaux. « Lequel faudrait-il croire ? », lui avais-je demandé un jour en désignant la pile. Sans interrompre sa lecture, il m’avait répondu : Aucun, et tous. Aucun ne t’apportera toute la vérité, mais chacun te donnera la sienne. Si tu les lis tous, et si tu as une bonne capacité de discernement, tu comprendras l’essentiel. Pour les radios, mon père faisait de même[6]. » Si la dernière phrase de « Peau noire, masques blancs » de Frantz Fanon,  publié en 1952, lançait cette prière à la vigilance : « Ô mon corps, fais de moi un homme qui interroge toujours. », que ne devrions-nous pas faire à l’ère du développement sans précédent des moyens et techniques de communication et corrélativement de propagande et de manipulation ? La promotion des médias alternatifs peut jouer un grand rôle pour contrer la manipulation et la propagande.

[1] Gustave Le Bon, La psychologie des foules, p.69

[2] Formule inventée par Walter Lippmann, qu’il a employée dans son livre : Public Opinion

[3] Noam Chomsky et Robert McChesney, Propagande, médias et démocratie, p.20

[4] Ibid 29

[5] Ibid., p.120-121

[6] Amin Maalouf, Le dérèglement du monde, p.91







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