Philosophe, journaliste, communicant, peintre et poète, El Hadj Hamidou Kassé joue de ses nombreuses casquettes. Ancien directeur du quotidien gouvernemental Le Soleil, il est aujourd’hui un proche conseiller du président Macky Sall. Il nous accorde un long entretien stimulant à retrouver en intégralité sur elgas.fr sur son parcours et sa vision. Sans langue de bois. Portrait d’un insaisissable dandy en politique.
La tentation est grande pour parler de l’iconoclaste El Hadj Hamidou Kassé, de faire un détour par Friedrich Nietzsche et quelques titres de ses ouvrages. Ainsi pourrait-on parler pour qualifier sa bonhommie toute parée de goût pour la poésie et la peinture, du Gai savoir comme le symbole d’un hédonisme et d’une esthétique de la vie. Mais aussi, pour appréhender la complexité des êtres et éviter les jugements hâtifs et binaires, on pourrait songer, toujours pour parler de lui, à Par-delà Bien et Mal. Ou encore pour évoquer sa trajectoire de jeune philosophe rebelle, précocement et insurgé contre « les inégalités et les injustices » à son statut d’actuel baron du pouvoir, d’une forme de Généalogie de la morale ou d’une morale personnelle. Et on pourrait terminer par une note poétique, en forme d’inventaire final, et parler de lui et de son actualité récente comme le Crépuscule d’une ou des idoles ? Tout ceci est bien hypothétique. Et pour cause, le philosophe allemand n’est pas le premier qu’il cite quand on lui demande ses références même s’il n’arrive pas loin après. Il se présente surtout, à l’observer avec minutie, comme un homme curieux, érudit, vivant et joueur, un peu charmeur avec ses lunettes rondes sur visage lisse et barbe finement poivrée ; un témoin privilégié du demi-siècle passé, dans lequel, ses nombreuses casquettes lui ont permis de se rapprocher des épicentres politiques et intellectuels, et d’en approcher le graal et le rebut. Casquettes qui ont aussi cohabité, parfois en harmonie, souvent au prix de quelques contradictions si ce n’est plus.
La France, l’éternelle question
Direction d’abord, la Russie pour parler d’actualité. Quand El Hadj Hamidou Kassé accompagne le chef de l’Etat à Sotchi pour le premier sommet entre le continent et le pays de Vladimir Poutine, il participe à l’ouverture d’un nouveau chapitre diplomatique. Dans les mots du président, face à l’avalanche des commentaires sur l’opportunité ou non de voir encore l’Afrique comme continent se faire infantiliser, il s’agit de « diversifier » les partenaires. Kassé, son conseiller de tous les voyages et de tous les secrets, n’en dit pas plus, il est pragmatique et récite le catéchisme gouvernemental en la mesure : ainsi assure-t-il que « le partenariat [de l’Afrique] avec la Russie est aujourd’hui très faible, à peine un volume d’échange de $20 milliards. Le Sommet de Sotchi peut stimuler les échanges entre Etats et entre secteurs privés » Et puis la Russie présente un avantage non négligeable selon lui pour qui « il ne faut pas oublier que le transcendantal colonial est absent de cette histoire ». Il y a une ligne de crête à tenir. Face à ceux qui critiquent l’emprise encore trop grande de la France et la nécessité de décentrer ce rapport avec son relent colonial, il prône une rupture progressive sans satisfaire les instincts révolutionnaires. La position est mesurée, déterminée, mais se veut lucide. Pour lui qui connaît la place dakaroise, la critique contre la France fédère activistes et élites intellectuelles. S’il comprend cette « « coléreuse impatience », et concède une « lenteur », il l’inscrit dans le cours normal de la relation. Il enchaine avec un constat sur les rapports avec le colonisateur : « le décrochage a bien commencé avec la diversification des partenariats, l’émergence de nouvelles élites et de forces progressistes de part et d’autre. Je pense également que le décrochage ne signifie nullement la rupture avec la France. La France est un allié comme les Etats-Unis, la Chine, la Turquie, l’Inde ou encore la Russie. » El Hadj Hamidou Kassé en est convaincu « le relent colonial est fatalement voué à la péremption ». Il faut donc être patient.
Sur les propos des autres commentateurs qui fustigent l’infantilisation de l’Afrique, il retourne le stigmate : « c’est plutôt la peur de rencontrer l’autre qui relève de l’infantilisme ». Pour enfoncer le clou, il emprunte à Lénine sa phrase célèbre : « le gauchisme maladie infantile du socialisme. » Face aux autres commentaires sceptiques et moqueurs, il dégaine la politique de la responsabilité et du réalisme. Aux uns les avis, aux dirigeants comme lui, le devoir d’agir et de « saisir les opportunités ». A Sotchi donc, pour lui, l’objectif est clair. Ce n’est pas le procès de Poutine, ni celui par ricochet de la Françafrique : il s’agit seulement d’ouvrir l’éventail des partenaires, comme la Chine, la Turquie, entre autres. La tonalité du discours qu’il tient est presque rassurante, c’est la marque de fabrique du ministre conseiller qui aime le débat et qui considère que « le partage, c’est affronter le regard de l’autre, c’est accepter son objection, sa critique, voire sa violence ». Avec un ton doux mais sans concessions, un volontarisme dans la pédagogie sur l’action gouvernementale, les polémiques ne finissent jamais en hystérie avec lui. Il joue de ce sens de la mesure, peu fréquent sur la scène politique et son background intellectuel, son entregent et sa souplesse, lui permettent de glisser sur les sujets avec une langue très diplomatique, qui échappe toutefois aux éléments de langage de la langue de bois, mais pas à la nécessité d’éclaircir certains points.
Romance à risque avec le président
Si cette manière de faire a toujours plus ou moins fonctionné, l’été dernier a failli en sonner le glas. Première secousse dans sa complicité avec le président. En pleine tempête après la révélation de la BBC sur les contrats pétroliers qui épinglent le frère du président, Kassé sur TV5 en dit trop. Arguant la sincérité et la défense transparente, sa sortie qui enfonce un peu plus le frère du président, fait les choux gras de la presse. Pour un expert du discours et un adepte de la maîtrise, la langue pourtant policée dérape. Les conséquences s’en suivent sans ménagement. D’abord secrète, l’annonce de son départ du poste de ministre conseiller en communication est confirmée quelques jours après la sortie médiatique. Si tous les analystes y voient une sanction pour quelques largesses, l’intéressé recourt à une anecdote pour tordre le cou aux rumeurs sur sa mutation : il avait en effet été décidé qu’il serait changé de poste bien avant. Ministre, conseiller toujours auprès du président, mais des Arts et Culture. L’incident n’a fait qu’accélérer le processus de sa « migration choisie », sourit-il. Il prêche la bonne foi et dit avoir confié l’imminence de ce changement à quelques personnes. Après quelques semaines, le bruit a baissé. Les lendemains ont ravalé comme toujours les querelles de la veille, pour entamer les nouvelles et quotidiennes. Le remaniement conforte – à quel prix ? – sa place de choix aux côtés du président dont il reste un serviteur souvent au front.
Comment s’est-il trouvé au côté de ce président que la scène intellectuelle tenait en mépris tant ses idées ne paraissaient pas fulgurantes et son charisme pas stellaire ? C’est justement cet homme simple, batailleur, parti de très bras, que son conseiller aime. Il partageait tous les deux : la soif de connaissance. Du président devenu ami, il dit que « c’est un homme curieux de tout ». Il se montre même élogieux : « il est humble et respectueux. Il accepte que nous, ses conseillers, lui disions librement ce que nous pensons. C’est Spinoza qui dit que seuls les hommes libres sont reconnaissants les uns envers les autres ». Cette fibre le convainc de rejoindre l’ancien maire de Fatick pour qui il se dévoue, après une riche carrière de journaliste. Lui, l’intellectuel féru des boudoirs, des grandes idées, occupé par ses diverses passions, libère du temps et monte au front. Généreux avec les invitations, il défend le président à chaque occasion, n’hésite pas à endosser le mauvais rôle de l’avocat impopulaire quand le président emprisonne des opposants. Kassé récite le droit, appelle à dépassionner les débats. Pour lui, on doit au président « beaucoup d’avancées dans la modernisation de notre système démocratique. » Pour preuve, développe-t-il : « la dernière révision constitutionnelle recèle des acquis essentiels qui fortifient la démocratie avec des dispositions d’éternité relative à la matière électorale, le statut de l’opposition et de son chef, l’élargissement des pouvoirs de l’Assemblée nationale, entre autres ». Les opposants, dont Guy Marius Sagna, apprécieront. Le devoir de solidarité gouvernementale, mais encore plus, la proximité avec le chef de l’Etat impliquent-ils de piétiner des principes personnels ? Ça en a tout l’air. Mais une aptitude à rebondir lui empêche de faire le faux pas mortel de la compromission irrémissible. Bilan des courses, il est toujours dans le premier cercle du président, qu’il conseille maintenant sur les Arts et Culture. Il y retrouve un poste à sa mesure, un poste de curieux qui se déplace discrètement pour aller assister aux rendez-vous intellectuels, et qui capte les grands enjeux qu’il transmet au président.
Le compagnonnage avec Macky Sall lui permet de raffermir sa fidélité. Il est loquace et disponible. Au besoin, il recourt aux chiffres pour chanter le bilan du président. On le sent emphatique quand il dresse les listes des mérites et réalisations. Un chapelet long comme le bras qui attesterait de la réussite de son patron. « Nous avons créé plus de cinq cent mille emplois, non compris les emplois agricoles ». Pour Africacheck, site de vérifications, aucune preuve du chiffre avancé. L’avenir tranchera. Kassé cite à tout-va, les réalisations, chiffres à l’appui, du président Sall. Juste, tempère-t-il comme ce jour-là sur le plateau de Confluences, la nécessité de la patience car les réformes structurelles demandent du temps, et que le gouvernement auquel il appartient a entrepris des chantiers de longue haleine. Sans doute pourrait-on lui faire crédit de cette lucide appréhension du temps long dans la gestion politique. Toutefois, on pourrait aussi objecter que nombres de chantiers, dont le plus caricatural, celui du TER, ont justement vu des empressements coupables qui témoignent de l’appétence du pouvoir pour les publicités tapageuses et électoralistes. Dans cette grande coalition politique qui a permis la réélection de Macky Sall, faite de politiciens rôdés et d’opportunistes requalifiés en transhumants, Hamidou Kassé à une place à part. Un procès du « Mackysme » pourrait être très à charge – et à raison – qu’il pourrait personnellement, lui, y échapper, tant sa trajectoire, ses passions, sa manière d’être et de dire, l’immunisent contre les procès vite expédiés. Ces vaccins, contre la politique politicienne, il les a eus le long d’un parcours intéressant à relater.
La base des valeurs
C’est dans un petit village à Sinthiou Mogo, près de Matam, dans le Fouta, qu’il faut aller dans la demeure familiale pour saisir quelques éléments constitutifs de la nature du petit et brillant El hadj Hamidou Kassé. Dans ce Fouta fait de valeurs traditionnelles, la générosité et la bonhommie a comme tissé la toile d’une bienveillance mutuelle. A l’époque où il naît, Matam est une petite bourgade, « agréable, très urbanisée, chaleureuse et très commerciale ». La ville n’est pas encore région, et l’immigration de la vallée du fleuve Sénégal commence timidement vers l’occident. C’est là qu’il grandit avant de gagner la capitale après un détour par Saint-Louis le chef-lieu de la région du nord. Entre un père aimant, généreux, modèle de gens simples dont la demeure est ouverte pour tous. « Mon père voulait que je fasse plutôt des études coraniques pour devenir un grand marabout », rappelle-t-il. La zone est historiquement le lieu d’éclosion de grandes figures religieuses, le vœu du père s’y inscrit. Il y a aussi sa mère à l’humour bien trempé et un entourage bienveillant. Son père a pour lui des rêves religieux et l’école coranique lui charpentera une belle base avant qu’il ne s’inscrive plus tard à l’école dite française. Une base déjà faite d’une aptitude à toucher à tout et à développer une autonomie qu’il relate pas peu fier : « j’ai fait beaucoup de « métiers » : bijoutier, cordonnier, pêcheur, jardinier, lutteur et organisateur de petits combats de lutte, aide-commerçant aux côtés de ma mère, réparateur d’appareils divers, apprenti boucher auprès d’un homme originaire du Baol qui m’aimait beaucoup et qui s’appelle Saer Mbengue, potier, et quoi encore ! » De Matam, le jeune Kassé, brillant, saute des classes et ne tarde pas à gagner l’ancienne capitale et son lycée Charles De Gaulle, ensuite l’université de Dakar.
Il « envisage » d’abord de faire de la sociologie mais sera freiné dans son élan par des contraintes administratives. Rêve déçu. Il s’inscrit en philosophie et sera exaucé dans cette université bouillonnante où les grandes idées du monde viennent s’entrechoquer avec la période des indépendances. Les mentors sont nombreux. Mamoussé Diagne son « maître », grand bonhomme de la philosophie sur le continent, dirige ses travaux, rien que ça. Pour le jeune et énergique garçon, la curiosité sera la clé pour se hisser à un niveau d’érudition. Cette époque, il la connaît bien. L’idéologie qui séduit les jeunes et les intellectuels qui veulent s’émanciper du joug colonial, c’est le marxisme. Il consacre son mémoire de DEA à ce marxisme, dont il pointe les insuffisances. Déjà transgressif, avant même l’ensablement du communisme dans ses crimes et son extinction, le jeune philosophe « maoïste » a pressenti les contours de cet échec sur lequel sa parole actuelle pose des mots savants : « je soutenais, entre autres, que l’éclatement du marxisme en autant d’interprétations et le devenir critique des pays socialistes étaient des signes tangibles de la crise du marxisme dans la mesure où ces « pathologies » introduisaient une opacité référentielle irréversible. » Visionnaire Kassé ? On peut le penser. Avec Amady Aly Dieng, ce genre de remarque n’était pas bien vu à l’époque où le marxisme était une cathédrale sacrée. Cette lucidité lui créera quelques bisbilles avec des compagnons de lutte mais l’essentiel est ailleurs.
Un philosophe à l’affût
La suite de sa formation, il la fera en France, sous la houlette d’un grand professeur, encore considéré aujourd’hui comme le plus grand philosophe français vivant dont il suit en parallèle les cours après s’être officiellement inscrit en sciences sociales, sociologie et infocom. Alain Badiou, pour qui il garde encore une admiration, le conforte dans son choix pour la philosophie. Cette philosophie, il ne la regarde pas uniquement en lecteur passif, il s’implique. D’abord, sur l’existence d’une philosophie africaine, querelle ancienne depuis le livre de père Tempels (La philosophie bantoue), il est au cœur des premiers balbutiements de cette controverse, dont il se fait l’écho notamment avec cette anecdote : « j’avais fait un exposé exhaustif sur le livre du Révérend père Tempels, La philosophie bantoue. C’était en 1986. Le Pr Alassane Ndao, dont le cours portait sur la « pensée africaine », m’avait surnommé « Le Muntu » (l’homme en langues du groupe kongo) ». Sa conviction personnelle, il la rapproche de celle de Souleymane Bachir Diagne, autre mentor avec Paulain Houtondji dont il partage la vision qui postule « que la philosophie africaine, c’est juste l’ensemble des textes produits par les philosophes africains. Il vante la vertu de la traduction, de la circulation, le refus des assignations. L’universel horizontal que Bachir met en place le séduit, comme une voie médiane et sans concession pour célébrer le local et le global. Au niveau de la transmission de la philosophie, l’empreinte de Bachir est encore marquante. A la Fastef de Dakar (Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation) qui les forme, la philosophie étrenne encore son statut de discipline prestige, malgré les déficits de moyens. Kassé sait que les époques ne sont pas les mêmes mais se satisfait de voir les générations honorer cette matière carrefour, qui donne à la réflexion de l’épaisseur.
A le lire, on peut avoir l’impression, qu’il survole les sujets sans jamais en affronter les écueils. Un art du louvoiement et de l’esquive ? Peut-être, rien n’est moins sûr. C’est l’expression d’une certaine forme d’élégance et de distance, mais peut-on s’affranchir du réel ? Pour lui, que ses parents voulaient marabout, comment appréhender la scène religieuse sénégalaise ? La foi et la raison ? Il a bien préparé ses répliques. Elles ont toujours la même tonalité conciliatrice, qui rend les sujets complexes. « Notre modèle islamique est confrérique avec une longue tradition soufie ouverte et tolérante. Tout comme la religion chrétienne, l’islam au Sénégal est profondément ancré dans le tissu social qui est caractérisé par le brassage », dit-il en s’inscrivant dans la vulgate commune sur « l’exceptionnalité sénégalaise » que nombre de travaux pourtant, de Moriba Magassouba à Mar Fall, ont battu en brèche. Tout cela parce que le bonhomme a changé sans doute, il s’est assagi et satisfait sa figure de notable. De tout l’entretien, le regard sur le religieux est presque romantique. Circulez, il n’y a pas presque pas de problèmes. Il voit d’ailleurs des convergences entre foi et philosophie, en invoquant encore Badiou « les textes religieux peuvent être des points d’appui pour démontrer des énoncés. Je donne l’exemple du texte Badiou « Saint Paul. La fondation de l’universalisme » où il soumet les épitres de l’apôtre à une « exploitation » très rigoureuse. » Du feu follet Nietzschéen à la sagesse acquise avec les lectures et l’âge, il a eu le temps de sonder les abîmes auxquels conduisent les littéralismes. Il arbitre donc au-dessus de la mêlée, sans trahir une conviction potentiellement coupable de fâcher ses différentes affiliations ou attaches. Philosophe, c’est comme ça qu’il se définit d’abord. « Moi, je suis d’abord philosophe et je dois, en toutes circonstances, accepter le regard critique de l’autre, même si je m’impose des limites lorsque je sens une incompatibilité du fait de charges négatives qui obstruent toutes les lignes de communication. » Les principes énoncés, beaux et louables, ne sont pas toujours, exprimés par les actes politiques. Et la philosophie qu’il donne à voir est celle d’un mélange qui tente de s’échapper des dogmes, qui regarde le réel, qui ne fuit pas le politique. C’est justement ce qu’il regrette, que la vie intellectuelle ne soit plus véritablement complice de la vie politique. Il a une conviction « c’est aux intellectuels et universitaires d’investir le champ politique pour l’expérimentation de leurs conclusions conceptuelles et méthodologiques ». Tout un programme. S’il s’en désole, c’est très rapidement, car sa mission avec son nouveau poste c’est d’y veiller, de rapprocher les mondes et de les réenchanter. La promesse peut paraître illusoire tant on n’a pas pressenti depuis longtemps un semblant de politique nourrie par le champ universitaire et intellectuel mais l’espoir est là et les gages qu’il donne paraissent nourris de principes.
Le triumvirat avec la poésie, le journalisme et la peinture
C’est l’autre dilemme de la trajectoire de l’insaisissable monsieur Kassé. Journaliste, formé à Sud Hebdo, à son retour en France il ne tardera pas à intégrer un quotidien gouvernemental, Le Soleil. Le légendaire astre national, qui ne chatouille que très peu le pouvoir, et pour cause, le journal est comme un organe de service public, payé par l’Etat. Il doit veiller au disable et au vendable, même au risque de renier l’idéal libre du métier. El Hadj Hamidou Kassé, journaliste, a appartenu à la presse privée et à la presse publique, ses mots trahissent sa préférence même s’il ne renie rien. Il a été un « commis loyal » en dirigeant le journal. Il s’en tire même avec des pirouettes toniques « je ne pense pas qu’être commis de l’Etat soit moins valorisant qu’être commis du privé ». La liberté pour lui ? « Être libre, c’est être cohérent avec la logique de l’institution qu’on a accepté de servir ». La servitude volontaire de La Boétie ou le sens discret et sans vague de l’Etat ? Mais l’époque de l’intensité, de l’indépendance, c’est à Sud Hebdo. « J’ai été à Sud Communication qui est un groupe privé. C’est là que j’ai appris le journalisme avec des maîtres exceptionnels, aussi rigoureux que généreux. Mon petit livre « Misères de la presse » est d’ailleurs, en partie, une reconnaissance de dette ». Livre âpre et lucide sur la presse : prémonition non encore démentie. On ne peut s’empêcher, à prendre connaissance de sa trajectoire, de remarquer comme une forme sénégalaise du compromis et de paix élégante. Abdication des rêves réinventés à l’épreuve du réel, une forme de renonciation partielle à ses idéaux. Un homme qui paraît, hors de ses engagements, un modèle, un esprit, séduisant et affable mais qui une fois les mains dans les affaires, perd une partie de son crédit. L’action semble ainsi aliénatrice, tant elle oblige des hommes à priori bons à farfouiller parfois dans le non souhaitable. Si Kassé prône la cohérence, la critique elle ne peut manquer de lui faire voir que cette cohérence est sans doute surévaluée et des griefs serait légitimes tant il s’est rendu complice de pratiques du pouvoir tout sauf exemplaires.
Restera sans doute, une trace plus belle et plus impérissable, de ce dandy moderne sénégalais celle de la poésie et de la peinture. La première forgée depuis le jeune âge, passion de 40 ans qui a donné des livres (Les Mamelles de Thiendella, 1994), d’autres recueils et des projets en cours. La poésie comme amante et compagne au long cours qui se déprend de la vie et de ses urgences. L’écriture comme échappatoire ? Non c’est plus vital pour Kassé : l’écriture est une exploration libre de l’infini pour en tirer des mondes. La poésie est le vaisseau pour parcourir cet infini. Il goute l’ivresse douce de ce « versant très dandy, oui, parce que c’est un peu la joie de vivre visitée de temps en temps par l’angoisse, ce sont des rencontres très singulières, c’est le jazz, l’ivresse poétique, les marges, la solitude, en somme des personnages seuls, très seuls, très singuliers. J’étais moi-même jeune quand j’écrivais ce livre et je considérais la vie comme un long poème ». La deuxième, la peinture, découverte grâce à son cousin Kalidou Kassé, et qui a produit des tableaux à l’abstraction sublime.
Les catégories simples de l’échec et de la réussite, du bien et du mal, ne saurait résumer une telle trajectoire. Si El Hadj Hamidou Kassé a déçu un certains nombreux de personnes qui se sont détournés de lui après ses choix politiques, la détestation ou la déception ne semble pas souvent très farouche ; il s’est forgé tant de vies en si peu de temps, qu’il paraît impossible de le juger sur la seule scène politique. Il y a encore beaucoup de jeunes qui le sollicitent pour faire relire « des manuscrits » et sa science de la cordialité et de la courtoisie sur les réseaux sociaux, le rend encore sympathique pour bien de jeunes et moins jeunes. Se dresse en face de nous, l’homme, son discours, ses actes, ses passions, ses attaches, plusieurs cloisons reliées par une généreuses envie de partager. Ce goût de l’adversité et de la contradiction, en font sans doute un homme singulier, un homme d’art, un personnage presque littéraire et philosophique qui n’est pas sans nous rappeler, encore Nietzsche. On pourrait conclure en invoquant d’autre titres de livres : Ainsi parlait, exit Zarathoustra, El Hadj Hamidou Kassé. Ou encore Le cas Kassé. Ou revenir tout simplement à Par-delà bien et mal, comme le symbole de la condition humaine.