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Faut-il Déboulonner La Statue De Faidherbe Et Débaptiser Le Lycée Ameth Fall à Saint-louis ?

L’île de Ndar, baptisée Saint-Louis-du-Sénégal en 1659, du nom du roi de France Louis IX (1227-1270) sous le règne de Louis XIV (1638-1715) est bien le berceau de la colonisation française au Soudan occidental. Saint-Louis-du-Sénégal est créée  par les Français  sous la régence du Cardinal Mazarin (1643-1661) après celle de la reine mère Anne d’Autiche, de 1643 (date de la mort de Louis XIII père de Louis XIV) à 1751.

Les habitants de Saint-Louis-du-Sénégal ont été très tôt impliqués dans la vie politique française et firent partie des sénéchaussées qui ont envoyé des cahiers de doléances destinés au Roi lors des Etats généraux qui ont abouti à la révolution de 1789. Les «Saint-louisiens» ont bénéficié du statut de citoyen français après cette révolution. La ville elle-même a obtenu plus tard, en, 1872  un statut spécifique avec les trois autres communes de plein exercice que sont Gorée, Dakar, Rufisque.

Ce petit rappel montre que ce centre du commerce des esclaves venus du haut Sénégal-Niger  et de la vallée du fleuve depuis le régime des deniyankoobe, associé à celui de l’or, de la gomme arabique et de l’ivoire, est bien la tête de pont de la pénétration coloniale française dans cette partie de l’Afrique, pleinement réalisée sous Louis Léon César Faidherbe (1818-1889) qui fut un conquérant cruel, un grand stratège de l’administration coloniale mais aussi le véritable précurseur des études ethnographiques pour les Africanistes français.

Faidherbe est originaire de la ville de Lille au nord de Paris. Après des études à l’Ecole Polytechnique, il est nommé officier d’artillerie et de génie au début des années 1840 : Lieutenant, Lieutenant-colonel, Colonel, Général de Brigade en 1861 puis Général de division en 1870. Il a servi d’abord en Algérie (1842-1847), en Guadeloupe (1848-49), de nouveau en Algérie (1849-1852) avant d’être affecté adjoint du gouverneur Protêt à Saint-Louis du Sénégal en 1852, une année avant la naissance de Cheikh Ahmadou Bamba. Il est nommé le 16 décembre 1854 (une année avant la naissance de Elhadj Malick Sy) gouverneur de la colonie du Sénégal.

La colonie sortait d’une longue période d’instabilité  due aux tiraillements de sa  possession entre les Français et les Britanniques : perdue par Louis XV (traité de Paris 1763), reconquise par Louis XVI (traité de Versailles 1783), perdue encore par les guerres de la révolution française de 1789 et de l’Empire, la colonie est de nouveau restituée à la France sous la Restauration, avec les traités de 1814 et 1815.

Cette reprise n’est réellement devenue effective qu’en 1817. C’est dans le processus de la récupération de Saint-Louis qu’est survenu le naufrage de la Méduse le 2 février 1816, au large des côtes mauritaniennes. La seule présence française sous forme d’occupation en Afrique, n’a débuté qu’en 1830 en Algérie, devenue colonie de peuplement. Pour le Sénégal, les autorités et gouverneurs qui ont devancé Faidherbe, André Brüe plusieurs fois directeur de la Compagnie du Sénégal (1697-1720), les gouverneurs Schmaltz (1796-1820), le Baron Roger (1822-1827) et Protêt son prédécesseur immédiat, ont juste tenté des expériences agricoles au Walo pour les deux premiers, et théorisé une nouvelle stratégie coloniale, sans jamais occuper réellement le pays. Faidherbe reste le véritable auteur de la colonisation française du Sénégal, de même que Soudan occidental. Avant lui, les traitants, négociants et autorités administratives étaient tous soumis aux paiements de frais d’installation, y compris dans l’île de Ndar, de taxes ou coutumes pour toutes les transactions. Entre novembre 1852 et décembre 1854, Faidherbe avait déjà visité les Forts de Bakel, de  Sounedougou qui s’ouvre  sur le Niger, du Fouta Djallon et construit celui de Podor. Il a participé à la bataille Dialmach avec la prise enfin  de Dimar en mai 1854. Ce qui fut impossible malgré plusieurs tentatives, plus de 40 ans, sous Elimane Boubacar (1721-1851).

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Il entama l’annexion du Waalo à la bataille de Diouboulou le 22 février 1855,  le bombardement de Bokol dans le Dimar la même année, lança la campagne dans la vallée du fleuve Sénégal avec le siège de Médine en 1857  par Elhadj Oumar qu’il repoussa vers l’Est du Haut Sénégal. Ce dernier envisageait, au même moment, la création d’un Etat dans tout le Soudan occidental.

Parallèlement, le nouveau gouverneur crée la banque du Sénégal en 1855, l’Ecole des Otages en 1856, le bataillon des tirailleurs sénégalais et l’Escadron des Spahis, construit les rades de Saint-Louis, Rufisque et Kaolack en 1857 au moment où Pinet Laprade ouvrait le port de Dakar.

Les Maures et Bracknas défaits, le Dimar détaché du Toro et le Damga du Fuuta, plus tard le Ndiambour, le Sanyokhor et le Jander enlevés à la province du Kajoor (Cayor). Ses conquêtes dans le Baol et le Cayor entre 1861 et 1865 permirent l’ouverture de la voie qui  mena vers Gorée et la presqu’île du Cap-Vert.

Faidherbe fit  brûler Fatick et engagea la bataille de  Longandeme au mois de mai 1859 face au Buur  Coumba Ndoofeen Famack Diouf. Après chaque annexion, il signait un traité de protectorat, installait un commandant de cercle en continuant de s’ingérer dans le choix des chefs de province. Il combattit Lat-Dior et Makodou au profit de Madiodio. Il s’en est pris ensuite à Maba Diakhou Ba du Rip  et Buur Sine Coumba Ndoffene Diouf. Jauréguiberry avait assuré l’intérim  de Faidherbe de 1861 à 1863 avant que ce dernier ne reprenne service jusqu’à 1865 date de son départ pour rejoindre son pays, remplacé par Pinet Laprade.

Lorsque le général Faidherbe quittait définitivement le Sénégal en 1865, après la signature de plusieurs traités de protectorat, le pays était en pleine effervescence. Avec son armée composée essentiellement des Tirailleurs Sénégalais, il a réussi à conquérir une grande partie des provinces de la colonie avec le concours des  propres enfants d’Afrique. L’historienne française Cathérine Coquery Vidrovitch qui a formé plusieurs générations d’historiens africains à l’université Paris VII Dénis Diderot, a montré que moins de 500 soldats français ont participé à la conquête, l’essentiel des troupes étant composé de Tirailleurs sénégalais.

Les guerres de résistance se sont poursuivies partout dans la colonie, aggravées par  des conflits entre pro-administration coloniale et résistants d’une part et entre les populations et les Ceddo, principales forces guerrières sur lesquelles s’appuyaient les aristocraties traditionnelles d’autre part.

Structures sociales complètement désarticulées, agriculture en crise, économies extraverties, sociétés bouleversées avec perte de valeurs, voilà le sombre tableau de la situation. Les résistances culturelles et religieuses ont quelque peu atténué le désastre économique, social et moral. Des marabouts, excédés par cette dépravation des mœurs dans la société, ont tenté de faire  des jihads/résistances : Diilé au Walo, Maba Diakhou au Cayor puis au Sine,  Ahmadou Cheikhou et les madiyankoobe contre Lat-Dior, du temps du gouverneur Brière de Lisle.

Malgré de fortes résistances dans les conditions de division et d’opposition internes décrites ci-dessus, les successeurs de Faidherbe ont fini, par la force des armes, d’occuper le Sénégal dans sa configuration actuelle à la fin du 19e siècle, avec l’annexion définitive de la colonie au début des  années 1890/91 et le reste de la Casamance dans la seconde moitié du 20e siècle.

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Tout cela s’est fait au prix de milliers de morts, d’exilés, d’appauvris, de cultures, valeurs perdues et de populations déracinées.

C’est à Faidherbe que revient pour l’essentiel cette responsabilité mais il reste, toujours dans l’intérêt du système colonial, l’homme qui a construit les bases de la modernisation de la colonie du Sénégal. Il compte à son actif la réalisation de nombreux projets tels que la création du pont sur le grand bras du fleuve après avoir construit celui qui traverse le petit bras, du chemin de fer, du port, le ravitaillement en eau potable de Saint-Louis à partir du projet d’usine des eaux de Mbakhana, l’école laïque, en instituant les cours d’arithmétique et de français à côté des Sœurs de Saint Joseph de Cluny pour les filles et des Frères de Ploërmel pour les garçons, la ligne téléphonique Gorée/Saint-Louis, sans compter l’étude des langues et coutumes locales, beaucoup de travaux ethnographiques avec un intérêt particulier sur les peuls, stigmatisés certes, la traduction de 1500 mots français en trois langues, wolof, pulaar et soninké.

Les bulletins Annuaire du Sénégal et Moniteur du Sénégal, avec tous les textes officiels, les rapports et comptes rendus. Lui-même et ses collaborateurs et entourage, s’adonnèrent à des essais d’histoire, de géographie, d’ethnographie consacrés  aux populations.

De retour de France, il fut promu général de division par Léon Gambetta, dans le contexte de la défaite de Sedan, perdit la guerre franco-prussienne de 1870 mais contribua beaucoup à la résistance. Au plan politique, il fut député, conseiller général, sénateur dans le Nord, à Lille notamment. Il fut Grand Chevalier de la Légion d’Honneur. A sa mort en 1889 à Paris, il eut droit à des funérailles nationales aux Invalides et enterré à Lille. Il fait partie des deux généraux dont le nom figure au Panthéon sur la stèle où repose le célèbre homme d’Etat français Léon Gambetta.

Faidherbe est aussi, comme on le constate, une grande personnalité de la politique française où rues, places, stations de métro (à Paris aussi) portent son nom.

Au Sénégal, Faidherbe est le premier à rester aussi longtemps au poste de gouverneur. Il totalise neuf ans, de 1854 à 1861 puis de 1863 à 1865. Comme nous l’avons déjà dit, le pont dont il fut l’initiateur et qui porte son nom, date de 1865, devint métallique et fut inauguré en juillet 1897. Il est classé patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco en 2000. La statue de Faidherbe à Saint-Louis date de 1886 (année de la mort, arme à la main, de Lat-Dior Diop), est située sur la place portant le même nom, entourée  de monuments anciens, le Palais du gouverneur et la Cathédrale néoclassique notamment.

Une rue porte son nom aussi à Dakar. Lille, ville de Faidherbe mais aussi du socialiste Pierre Mauroy et de Martine Aubry, l’actuelle maire, est jumelée à Saint-Louis depuis 1970 avec plusieurs accords vitaux pour l’ancienne capitale de l’Aof (1995-1902), du Sénégal jusqu’à 1957 et de la Mauritanie jusqu’à 1960.

Saint-Louis bénéficie d’un environnement naturel exceptionnel, avec deux parcs classés aussi Patrimoine mondial de l’humanité : le Parc des oiseaux de Djoudj (3e parc ornithologique au monde) et le Parc de la Langue de Barbarie au bord de l’Océan atlantique.

Symbole de l’élégance et du raffinement, Saint-Louis est ainsi classée, grâce à  sa richesse architecturale et culturelle, Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco depuis 2000.

Tout cela explique la sensibilité de la question relative au déboulonnement de la statue de Faidherbe et aux changements de noms de la Place et du pont Faidherbe. Il s’agit à la fois d’une question économique, diplomatique et hautement politique car Saint-Louis, cette cité historique et à identité multiple n’est pas encore sortie de sa frustration à la suite du déménagement sans contrepartie de la part de l’Etat du Sénégal, de la capitale à Dakar. Priver encore la capitale du nord des avantages énormes qu’elle tire de ce jumelage et de son patrimoine historique risque de créer d’autres frustrations.

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Une ville qui ne remet pas encore en cause son propre nom, Saint-Louis (Roi de France) pourrait bien se satisfaire, au regard de son histoire, de sa mémoire, voire de son identité, des dénominations  tels que  de la place Faidherbe ou le lycée de jeunes filles Ameth Fall.

Le site actuel de  lycée  a abrité son ancêtre l’école des Otages, créée par Faidherbe en 1856, mais c’est l’arrêté du  5 mars 1861 qui l’institutionnalise. Au début, c’était à Ameth Fall que revenait la responsabilité d‘héberger chez lui à domicile (le site de l’actuel dispensaire de Sor), et au nom du gouverneur Faidherbe, ces fils de chefs pris comme otages pour tenir en respect leurs parents. Son épouse Fatou Diagne Mourad Ndaw, fille d’un grand négociant Saint-Louisien, se chargeait de la cuisine et des autres tâches domestiques. Ameth Fall, de son vrai nom Ameth Ould Khoury Sène, d’origine maure, est né en 1836 à Boutilimit. Il a été affecté à Podor, son premier poste en 1862, rédacteur de plusieurs rapports sur les affaires politiques de la colonie, témoin lors de la signature du protectorat sur le Jolof. Il fut surveillant, puis surveillant général au collège des fils de chefs et interprète jusqu’au 10 mai 1904, date de sa démission. Il fut nommé surveillant principal honoraire de l’école, avant d’être son parrain. Il devint membre du Conseil colonial de Saint-Louis. Cette école fermée en 1871 pour des raisons budgétaires et qui fut rouverte en 1893 sous le nom de «Collège  des fils de chefs et interprètes», eut les mêmes locaux que la Médersa et fonctionna jusqu’à 1946. Elle reçut des élèves célèbres, entre autres Bouna Alboury Ndiaye, les enfants de Lat Dior Diop Ngoné Latyr, Mbakhane Diop et Mbaye Khar Diop.

C’est cet établissement qui abrita  aussi Blanchot, l’école  urbaine. L’école primaire supérieure des jeunes filles Ameth Fall, le collège Ameth Fall et le lycée des jeunes filles Ameth Fall depuis 1962.

En quoi un lycée, de surcroît, de jeunes filles doit-il porter le nom d’un tel personnage dans la ville de l’illustre écrivain Aminata Sow Fall ?

Faidherbe ne peut être ni un héros ni une fierté historique pour le Sénégal indépendant. Il appartient cependant à notre histoire et personne ne peut tuer des faits historiques. Que faire ? Car il est aussi un symbole pour Saint-Louis, et son ombre pèse lourdement sur le devenir du jumelage  si vital entre la ville  française de  Lille et la merveilleuse cité de Mame Coumba Bang.

En tout état de cause, les autorités étatiques devraient à l’échelle nationale, mener une réflexion globale sur ces questions des statues, dénominations de rues, de monuments, d’établissements scolaires ou autres. Dans une telle optique, il importe de mettre sur pied une équipe  personnalités et institutions qualifiées  pour faire des propositions, en se gardant de laisser l’initiative aux seules collectivités locales sur certaines situations sensibles, parfois de dimension nationale voire internationale.

Kalidou DIALLO

Historien 

Ancien Ministre de l’Education

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