Le 19 mars 2000 comme le 25 mars 2012, nous avons raté le coche. Les alternances nées de ces deux dates historiques ont été une grosse désillusion. Les ruptures profondes que nous en attendions, et qui nous ont été fermement promises par les deux candidats d’alors, n’ont jamais vu le jour.
Au contraire des engagements qu’ils avaient pris, le ‘’père’’ et le ‘’fils’’, tous deux politiciens purs et durs, ont mené une gouvernance qui nous a fait regretter celle des Socialistes, qui n’était pourtant pas des meilleures. Ces derniers, même mauvais gestionnaires, nous ont laissé une bonne administration, une aussi bonne fonction publique avec un système de rémunération des agents publics et d’octroi d’indemnités stable, strictement basé sur des lois et règlements. Nous avons aussi hérité d’eux, il faut le signaler, des réserves foncières importantes. Le premier, le vieux président-politicien, est venu tout chambouler. Je n’insiste pas sur ses choix hasardeux qui sont directement responsables des grèves qui n’épargnent aucun secteur de la vie nationale. Au quotidien, des travailleurs de l’éducation nationale, de la Santé, de la Justice et d’autres secteurs réclament des indemnités ou leur hausse. Les étudiants, qui ont tous droit à une orientation, à une bourse ou à une aide depuis le 1er avril 2000, ne sont pas en reste : ils en réclament toujours davantage.
Le vieux président-politicien a aussi géré, comme son bien propre, les deniers publics. Dans ma précédente contribution, j’ai passé en revue son détournement d’un don du Gouvernement taïwanais de 15 millions de dollars, pourtant destinés à la réalisation de projets sociaux. Je vais m’appesantir ici, sur sa gestion calamiteuse de ce que nous appelons communément les ‘’Fonds politiques’’. Il s’agit, en réalité de ‘’Fonds spéciaux’’ qui comprennent : les fonds politiques, les fonds secrets et le fonds d’aide à l’unité africaine. Nous sommes familiers avec cette affirmation selon laquelle ‘’les Fonds spéciaux’’ sont laissés à la discrétion du Président de la République qui en dispose comme bon lui semble. Un de ses proches d’alors, un sulfureux colonel, allait plus loin encore. Selon lui, le Président de la République peut même les brûler puisqu’il ne rend compte à personne de leur gestion. Ce n’est pas tout à fait exact.
Sans doute, sont-ils laissés à sa discrétion, mais dans l’exercice de ses fonctions régaliennes. Ils ont quand même un esprit (républicain) qui ne devrait pas permettre certaines utilisations scélérates. En particulier, ces fonds ne devraient pas servir à acheter de vulgaires transhumants ou des porteurs de voix potentiels.
Des milliards, des milliards et des milliards
Chaque année, à l’occasion du vote du Budget, une autorisation de l’Assemblée nationale alloue au Président de la République une somme qui se situait, du temps des Socialistes, autour d’un milliard de francs CFA. Ce montant a notablement évolué avec les gros appétits du vieux président-politicien. Dès le début de son magistère, il est passé à huit milliards. Bien plus d’ailleurs, selon un spécialiste des Finances publiques. En vérité, précise-t-il, les huit milliards ne seraient que le montant théorique inscrit dans la Loi de finances mais, dans la pratique, ce plafond indicatif est, depuis le 19 mars 2000, constamment dépassé. Il serait même monté à 16,895 milliards, à l’occasion du vote d’une loi rectificative en juin 2010 (voir L’AS du 4 juin 2010).
Retenons les huit milliards, déjà énormes pour un pays qui fait partie des 25 les plus pauvres et les plus endettés de la Planète ! Ce sont ces milliards votés annuellement par l’Assemblée nationale qui sont laissés, en principe, à la discrétion du Président de la République. Ces fonds n’ont vraiment rien à voir avec ceux sur la gestion desquels l’ancien Premier ministre Idrissa Seck a été interrogé le 11 novembre et le 23 décembre 2005 par la Commission d’Instruction de la Haute Cour de Justice. On se souvient que M. Seck était traduit devant la Haute Cour de Justice, suite à une résolution de mise en accusation votée promptement par l’Assemblée nationale, dont certains membres dansaient publiquement pour fêter leur ‘’victoire’’. C’est aussi cela la séparation des pouvoirs au Sénégal. M. Seck a fait des révélations fracassantes devant la Commission d’Instruction de ladite Cour. Ces révélations, terrifiantes pour la République, la Démocratie et la Bonne Gouvernance, étaient largement et régulièrement relayées par les quotidiens de la place, notamment par Le Quotidien du 17 janvier 2006 (page 5) et Walfadjri du 20 janvier 2006 (page 3).
Le vieux président politicien, son ‘’fils d’emprunt’’ (Idrissa Seck) et son fils biologique (Karim), ne se contentaient pas seulement des fonds spéciaux autorisés annuellement par l’Assemblée nationale. Ils ont eu à gérer des dizaines, voire des centaines de milliards de francs CFA, à travers des comptes ouverts notamment à la CBAO, à la SGBS et d’autres ouverts en France. C’est du moins, ce qu’a révélé l’ancien Premier Ministre Idrissa Seck, devant la Commission d’Instruction de la Haute Cour de Justice. Les mouvements rocambolesques dans ces comptes révélaient que, au contact du pouvoir, la première préoccupation du vieux président-politicien et de ses proches était d’abord de mettre rapidement fin à leurs soucis financiers. Les révélations concernant ces fameux mouvements ont été chaque fois confirmées par les autorités des deux banques. C’est, du moins, ce qu’affirmaient formellement les deux quotidiens et bien d’autres, sans aucun démenti. On ne dément pas une réalité qui crève les yeux. Donc, le 23 décembre 2005, Idrissa Seck révèle devant la Commission d’Instruction qu’un certain Victor Kantoussan a touché, « en l’espace d’une semaine, cinq chèques d’un milliard chacun ». Interrogé par la Commission, ce M. Kantoussan répond tout naturellement : « Je suis un coursier et j’agis sur instruction de mon patron ». Son patron était justement l’omniprésent Karim Wade, dont il était le garde de corps.
Le fils de son père lui avait réfectionné un bureau pour 26 millions de francs CFA. C’était dans le cadre de l’Agence nationale pour l’Organisation de la Conférence islamique (ANOCI) dont il était le président. Le Directeur général de la CBAO interrogé reconnaîtra également avoir consenti à la présidence de la République un prêt de 2 milliards, pour acheter des véhicules Peugeot 607, destinés à renouveler le Parc de la présidence (ce Parc devait être vraiment bien fourni). C’est donc avec les ‘’Fonds spéciaux’’ qu’il fallait acheter des véhicules pour renouveler le Parc de la présidence de la République ! Le président français ose-t-il envisager un seul instant acheter un seul véhicule pour l’élysée ? En tous les cas, le prêt sera soldé six mois après grâce à des fonds koweitiens.
Tout l’indique car, interrogé le 11 novembre 2006 par la même Commission, Idrissa Seck révèle qu’un chèque d’un milliard 200 millions d’euros offerts par le Koweït au Sénégal, « avait été directement remis au Président de la République qui l’aurait fondu dans ses fonds politiques », exactement dans les comptes hébergés par la CBAO. Il s’agissait sûrement du chèque koweitien dont Sud quotidien avait fait état dans son édition du 7 mai 2002. On pouvait y lire ainsi : « La Présidence de la République a reçu un soutien de pays amis, notamment de l’Arabie Saoudite (un million de dollars US, soit 720 millions de FCFA) et du Koweït pour le même montant ». C’était dans le cadre de ce qu’on appelait alors le ‘’relookage’’ du CICES, qui devait abriter la première conférence du NEPAD (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique dont on n’entend plus parler). Le chèque de l’Arabie saoudite et de nombreux autres fonds diplomatiques ont certainement connu le même sort que le chèque koweitien.
En tout cas, l’ancien Premier ministre Seck qui était au cœur de la gestion des ‘’Fonds spéciaux’’ a été catégorique à cet égard. Les hauts fonctionnaires du Trésor alors en activité pourraient nous permettre d’en avoir le cœur net. Ce n’était pas tout d’ailleurs. La même banque (la CBAO), a consenti deux prêts d’un milliard de francs CFA chacun à un certain Ibrahima Abdoul Khalil dit Bibo, une vieille connaissance. Deux prêts consentis avec une caution et une garantie de Karim Wade (toujours lui) et de Papa Diop, alors Président de l’Assemblée nationale. Les deux prêts seront, eux aussi, remboursés les 26 et 29 juin 2001 par des fonds en provenance de l’étranger (encore !).
De nombreux autres prêts complaisants contractés à titre personnel par des ‘’personnalités’’ du régime libéral et des particuliers seront épongés dans le cadre des comptes de la CBAO et de la SGBS, qui abritaient les ‘’Fonds spéciaux’’ du Président de la République. Donc, avec l’argent du contribuable détourné de sa place naturelle : le Trésor public. Il n’est pas impossible que le reliquat des 6 milliards qui avaient migré de la SONACOS et dont une partie avait été payée par le Projet de Construction et de Réhabilitation du Patrimoine bâti de l’état (PCRPE) ait été épongé ici, s’il l’a jamais été.
Comment les Wade achetaient certains chefs religieux
éponger des dettes entre structures et institutions de l’état avec l’argent du contribuable, passe encore ! Mais, pousser le bouchon jusqu’à utiliser le même argent du pauvre contribuable pour effacer des prêts à des particuliers, c’est vraiment aller trop loin et il faut être le vieux président-politicien et son digne fils pour le faire ! C’est avec ces milliards, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines – qui sait ? – , qui n’ont vraiment rien de commun avec les ‘’Fonds spéciaux’’ réguliers, que les Wade alimentaient leur inique générosité. C’est avec ces mêmes milliards empoisonnés qu’ils achetaient certains de nos chefs dits religieux qui sont de plus en plus discrédités. Serigne Touba Khadim Rassoul et El Hadj Malick Sy ne touchaient pas à un seul franc dont ils pouvaient douter de l’origine. Le premier n’y touchait pas du tout d’ailleurs, quelle qu’en fût l’origine. C’est avec les mêmes milliards manifestement détournés que le vieux président fabriquait ses milliardaires. C’est Idrissa Seck lui-même qui nous conforte dans cette conviction. N’est-ce pas lui qui, lors de la campagne pour l’élection présidentielle du 25 février 2007, faisait étalage sans état d’âme d’énormes moyens ? Auparavant, il avait déclaré, depuis Ziguinchor et devant un parterre de partenaires au développement, qu’il est né pauvre, mais qu’il est devenu riche.
Cette déclaration avait soulevé des vagues et les journalistes profitaient de toutes les opportunités pour lui demander l’origine de sa fortune subite. Ainsi acculé lors de l’émission ‘’Grand Jury’’ de la Radio privée RFM du 29 octobre 2006 dont il était l’invité, il répondit ceci : « Je ne me suis pas enrichi à la faveur du pouvoir. Les seules ressources que mon passage au pouvoir a mises à ma disposition et qui renforcent mes moyens d’intervention politique et sociale, ce sont les fonds politiques que le Président de la République lui-même m’a alloués de façon discrétionnaire. » voilà l’aveu, un aveu de taille ! Il ne pouvait pas être plus clair. Ces fonds politiques devaient être vraiment consistants ! Et ils l’étaient effectivement et c’est lui-même qui l’a révélé devant la Commission d’Instruction de la Haute Cour de Justice.
Rappelons qu’à la question de savoir d’où provenaient les dizaines de milliards qu’il gérait dans ce cadre, il répondit sans fard : « Des fonds diplomatiques et autres aides budgétaires que Me Wade ramenait de ses nombreux voyages. » Il ajoutera que, sur instruction du chef de l’état, il en faisait profiter à des chefs religieux, à de hauts magistrats, à des officiers supérieurs et généraux de l’Armée nationale, à des ministres de souveraineté, etc. Il avait d’ailleurs pris le soin de préciser que chacun des bénéficiaires émargeait pour 1 500 000 francs par mois et qu’il détenait par devers lui l’état des émargements. On raconte que trois des magistrats membres de la Haute Cour qui en avaient bénéficié, avaient la tête baissée.
En d’autres termes, les ‘’Fonds spéciaux’’ étaient alimentés par de l’argent détourné de sa destination normale : le Trésor public. Nous l’avons montré à suffisance. Des compatriotes bien choisis en profitaient largement, y compris le fils biologique et les deux ‘’fils d’emprunt’’ du vieux président-politicien. Sans doute, vaisje encore faire l’objet de violentes critiques de la part de leurs inconditionnels qui me reprochent ‘’la haine’’ que je nourrirais à l’endroit de leurs mentors respectifs. Ce sentiment n’habite pas mon cœur. Je n’ai rien inventé les concernant. Notre pauvre pays vit, depuis bientôt 60 ans et, en particulier, depuis le 19 mars 2000, une très mauvaise gouvernance. Nous l’avons longuement vécue avec le vieux président-politicien. Nous la vivons depuis le 25 mars 2012 avec l’un des ‘’fils d’emprunt’’, le président-politicien Jr. Nous pouvons continuer de la vivre, après le 24 février 2024, avec le fils biologique ou l’autre ‘’fils d’emprunt’’, si toutefois le premier ne brigue pas un troisième mandat.
Tout est bien possible, surtout si cette famille de très mauvais gestionnaires arrive à se réconcilier. L’opposition – la vraie -, la société civile qui s’abrite parfois trop facilement derrière un apolitisme paralysant, tout ce que le pays compte de bonnes volontés devraient tout mettre en œuvre pour nous épargner l’un ou l’autre de ces scénarios-catastrophes. Nous avons suffisamment vécu le martyre de la mal gouvernance avec les Libéraux.
Mody NIANG