Qu’est-ce qui pourrait expliquer cette colère irrépressible qui pousse nombre de nos enfants à se jeter dans la gueule de l’Atlantique malgré ces images de mort qui envahissent nos écrans ? Comment, dans un pays au tréfonds aussi religieux que le nôtre, la quête de la réussite en arrive à pousser nos jeunes à mépriser le danger et à estimer que la mort vaut plus qu’une vie sans réussite sociale ? Quand on prend la peine de discuter avec quelques-uns de ces candidats au «Barça wala Barzak» (l’Europe ou la mort), on est sidéré par le ressenti qu’ils ont de leur place dans la société sénégalaise. Car, pensent-ils, rien n’est plus violent que le manque d’estime que leur propre société développe à leur égard.
Notre société célèbre la réussite et la richesse à l’excès. Dans nos familles, nos associations et lors de nos cérémonies, la richesse définit les rapports sociaux. Ceux qui ont les moyens de la générosité sont chantés, vantés et offerts en exemple. Bonheur du franc Cfa ! Eloge de la prospérité ! C’est pourquoi chez nous, le bonheur s’exhibe. Au Grand Théâtre, à Sorano, à la télé, bref dans les raouts familiaux et sociaux, ces accommodements par l’avoir ont fini de redéfinir le visage de notre société. Nos allégeances religieuses, politiques et associatives sont dictées par l’argent. Notre société est avec les pouvoirs, tous les pouvoirs. Autrefois, une solidarité agissante servait d’amortisseur et parvenait à adoucir les ressentiments qui peuvent naître de la misère d’une bonne partie des fils de la société. Aujourd’hui, une discrimination par la réussite sociale a fini de nous installer dans une société d’humiliation.
De fait, notre société est humiliante pour la frange de ses enfants qui n’ont pas eu l’heur de recevoir la visite de dame fortune. Ces derniers doivent vivre quotidiennement en enjambant les murs de l’indifférence, en supportant quolibets et ricanements. On dit chez nous, trivialement, que «le travail de la mère assure le déjeuner de ses enfants». Or, dans nos familles, la parole est essentiellement pour les plus chanceux. Qu’importe leur ordre dans la fratrie.
L’humiliation est pourtant une forme intense, voire radicale, de souffrance psychique : elle dévalorise, méprise et met en cause le droit de l’individu à être, à vivre, sans justification. Elle tend en effet à effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain. Ces humiliations qui touchent à l’estime et au respect que les gens peuvent avoir de leur propre dignité sont grosses d’actions, a priori irréfléchies, mais qui trouvent leur justification dans le mal-être social de leurs auteurs. C’est un sujet qui devrait être investi par nos sociologues et qui pourrait largement expliquer la «folie suicidaire» de ces victimes de cette pauvreté que notre société prend un malin plaisir à leur coller à la figure. Une négation de leur dignité en somme. Les fonds de l’Atlantique sont peuplés d’existences concassées.
La dignité, au fond, c’est la faculté d’avoir confiance en soi, en son propre jugement, en sa capacité de retourner une situation défavorable. C’est aussi la capacité à garder espoir. A s’accrocher à un probable sourire du destin. Or, notre conformisme social a ôté à la plupart d’entre nous cette confiance en soi, et c’est probablement la plus sournoise et la pire des humiliations. Le sentiment de dévalorisation et d’infériorisation de nos enfants peut conduire aux comportements les plus extrémistes.
Il nous faut réfléchir au sort de nos enfants dont la vie tient encore à un mince fil d’espoir. Nos autorités devraient, toujours, entretenir ce filet d’espoir pour que chaque fils du pays trouve la juste expression de ses possibilités. Il nous faut penser à une société plus juste et plus ouverte au droit à la dignité qui passe par l’accès aux emplois. Car seul un travail décent peut garantir la dignité et le respect des autres. Il nous faut transformer notre société qui charrie l’humiliation en une société plus décente. Cela ne garantira certainement pas la fin des embarcations de la mort mais offrira surement à ces jeunes une nouvelle espérance.