Mi-septembre, Emilien a fait sur Twitter le récit de sa fin de scolarité à Sciences Po Lyon. Etudiant brillant, le jeune homme avait été confronté à une discrimination raciste et violente liée à sa couleur de peau. Deux mois plus tard, il revient sur les faits, sur les centaines de réactions générées par ses tweets et sur ce qui lui inspire, avec le recul, toute cette histoire. Tribune.
Le 17 septembre 2019 à 14 heures, je postais sur mon compte Twitter encore pratiquement vide, une série de tweets sur le racisme au sein de Sciences Po Lyon. Ces quelques caractères, tapés d’un rythme inquiet sur un réseau social que je ne connaissais alors pas vraiment, me sont apparus à cet instant comme l’unique moyen d’attirer l’attention. J’avais tout essayé auparavant. Les alertes que je n’avais cessé d’émettre sur l’élève qui m’appelait « le noir » – ce qui donnait à chacune de nos rencontres dans l’établissement des dialogues quelque peu baroques : « Le noir vient d’arriver en amphi » vs « Je te répète que je m’appelle Emilien » – s’étaient transformées en mails où je demandais sans ambiguïté que l’on sanctionne ce type de comportement. Rien. Nada. Au sentiment d’humiliation s’ajoutait au fur et à mesure des mois la prise de conscience que j’étais face à un système fondé sur la similarité. Toute différence était alors un motif de relégation aux confins de l’amphi et de marginalisation au sein de l’établissement.
Je suis noir et si cela peut vous paraître anodin, à Sciences Po Lyon ce n’est pas une donnée quelconque comme dans la majorité de notre société. En effet, au dépit de son ouverture auto-proclamée, il suffit d’entrer dans l’établissement pour s’apercevoir sans effort de l’écart abyssal entre la population française et celle de notre école. Dans cet écosystème socialement excluant, les deux coupes du monde de football remportées par la France ou l’élection de Barack Obama n’ont pas eu le même écho que dans la société quant à l’image des personnes noires. Une illustration du décalage entre la société et Sciences Po Lyon est la soutenance d’un stage que j’ai réalisé au Bahreïn : le professeur nous convoque, une amie et moi, pour nos soutenances respectives. Dès notre arrivée, celui-ci m’observe et me demande le plus sérieusement du monde « Vous êtes l’agent d’entretien, l’agent de sécurité ? ». Après lui avoir sobrement expliqué que je suis l’étudiant qu’il a convoqué et l’avoir ensuite entendu partager sa surprise à l’idée que mon prénom soit Emilien, voilà que j’attends déboussolé dans le couloir.
Ma camarade sort quelques dizaines de minutes après de sa soutenance, c’est à mon tour. Le professeur m’explique après ma présentation qu’il n’a pas lu mon rapport de stage et décide alors d’un sujet annexe : l’Afrique. Malgré le fait que je lui rappelle que mon stage était au Bahreïn, mes origines ont été abordées pendant plus d’une vingtaine de minutes. Dans la journée, j’hésite à contacter la direction, mais le discours sur la victimisation qui déferle dans les médias me convainc de me taire. Quelques jours plus tard, j’apprends ma note à la soutenance : 3/20. Alors que mon tuteur de stage m’a attribué une note de 19,3/20, je décide de contacter l’administration de Sciences Po. Je suis reçu et l’on m’assure que suite à ce qui est nommé un « dérapage », l’enseignant sera convoqué par le directeur et sanctionné. Ce discours me rassure et bien que ma note ne soit pas modifiée, je décide de ne pas poursuivre Sciences Po Lyon en justice.
Au-delà du déni d’une administration occultant avec constance la question du vécu des rares étudiants d’origine étrangère dans cet environnement particulier, il faut souligner la très forte solidarité au sein du monde académique aux dépens des rares étudiants ayant le courage de s’exprimer. Si quelques incidents de la même nature se produisirent à nouveau durant de mon cursus, c’est lors d’un cours de master en janvier 2019 que j’ai entendu, médusé, les propos racistes de la part d’une enseignante. Tandis que nous présentions avec une camarade un exposé sur la politique sociale européenne, la professeure d’expliquer en nous interrompant qu’elle a vu des gilets jaunes, mais que ces derniers étaient des noirs. L’essentialisation de ces personnes comme si leur appartenance ethno-raciale en faisait une catégorie distincte m’a conduit à envoyer un mail au directeur afin de demander des sanctions.
Dans un premier temps, j’ai été invité. Puis dans un second temps, j’ai été convoqué. Lors de l’entretien, j’ai assisté à une tentative maladroite du directeur de se défausser de sa responsabilité, ce dernier affirma d’ailleurs ne jamais avoir été informé de l’ensemble des signalements effectués. À cette occasion, j’ai appris que le professeur de ma soutenance n’a jamais été reçu et n’a donc jamais été sanctionné. Cette fois-ci, je prends directement à partie le directeur en le mettant face à ses responsabilités. Il faut dire qu’auparavant j’ai été élu au conseil d’administration, ce qui me permet d’interpeller plus facilement l’administration que n’importe quel autre étudiant.
Toutefois, en dépit de la connaissance interpersonnelle, je me retrouve à nouveau face à un système où la responsabilité est renvoyée d’un individu à un autre, sans que personne ne questionne le fait que l’institution soit en elle-même un cadre favorable à ce genre d’attitudes. La Charte de lutte contre les discriminations qui a été adoptée en 2018 par l’IEP se révèle être chaque mois davantage un outil de communication qu’un réel support pour renforcer les droits des étudiant.e.s. La cellule égalité qui a été créée a quant à elle vu sa gestion confiée à une professeure de sociologie non formée sur les questions de discriminations. Celle-ci a d’ailleurs reconnu avoir été informée de sa prise de fonction lors d’un séjour de recherche à Princeton.
Juin 2019, mon master en Affaires européennes vient d’être validé et comme à l’accoutumée, je figure en tête de promotion. Je candidate alors à l’école doctorale afin de réaliser un doctorat en science politique. Mon dossier est dans un premier temps examiné par la commission de science politique de Sciences Po qui donne son accord. Mon profil : 2 mémoires avec mention, un séjour de recherche à la Maison française d’Oxford, de très bons résultats académiques, une expérience de l’enseignement en ayant été tuteur au sein du programme égalité des chances pendant plusieurs années, finaliste du prix du meilleur mémoire. Je me présente donc début juillet devant un jury de l’école doctorale afin d’expliquer qui je suis, l’intérêt de ma recherche ainsi que mes perspectives pour la suite. La présentation se déroule bien et en dépit de son homogénéité, le jury semble intéressé par ma thématique qui est, de façon abrégée, le racisme dans l’enseignement supérieur. Je suis informé dans la soirée que je suis classé premier sur la liste complémentaire.
Je suis déçu, mais je suis assez fier du chemin parcouru et je me tourne vers d’autres perspectives. Le 27 juillet, avec une amie, nous apercevons dans le métro une professeure qui était membre du jury de l’école doctorale qui vient me saluer et qui commence par me dire « il n’y a pas de racisme à Sciences Po ». Je trouve l’approche très directe, mais je prends le temps de lui expliquer que c’est le cas avec quelques exemples dont la soutenance. Celle-ci est quelque peu mal à l’aise, elle essaye alors de se reprendre. Elle enchaîne ensuite en m’expliquant que mon projet de recherche est le résultat d’une quête identitaire. Ah bon ? Pourquoi ? Elle m’explique que vu que j’ai été adopté, mon travail serait un questionnement identitaire. Je lui demande comment est-ce ce qu’elle sait que j’ai été adopté, elle me répond « s’appeler Emilien et être noir, c’est évident que vous êtes adopté ». Sur le coup, je suis assez choqué mais la conversation va se poursuivre.
Cette discussion pose dans mon esprit la question de l’objectivité de cette jurée : comment peut-on imaginer un seul instant que son vote ait été basé sur mon seul mérite académique ? J’ai donc pris la décision de contacter par mail l’ensemble des membres du jury et le directeur de l’IEP afin de demander à avoir accès aux grilles d’évaluation et que l’enseignante soit sanctionnée pour ses propos. En dépit de plusieurs mails, le 1er septembre, le 3 septembre et 9 septembre, je n’ai eu aucune réponse de la part des destinataires. La situation était pourtant d’une grande simplicité : il suffisait de me communiquer les fiches d’évaluation en date de la soutenance afin de voir si des critères non-objectifs ont servi à la délibération et de sanctionner l’enseignante.
Rien de révolutionnaire, n’est-ce pas ? Je savais que l’embarras gagnerait sans aucun doute une partie des enseignants d’autant que la professeure concernée que j’avais préalablement indiqué en courrier joint n’a pas démenti les faits. C’est confronté à ce mur d’indifférence que j’ai décidé le 17 septembre de publier sur Twitter mon histoire. Est-ce que j’attendais vraiment quelque chose d’une centaine de mots sur un réseau social ? Non, il s’agissait surtout de lancer une bouteille à la mer. Peu importait que celle-ci soit trouvée, parce que à ce moment-là, je savais déjà que ma cause était perdue. Faire face à une institution comme Sciences Po Lyon, c’est faire face à des individus qui, comme le dirait Racine, ne sont « ni tout à fait coupables, ni tout à fait innocents ».
Chaque adulte de cet établissement a une part de responsabilité individuelle, en soutenant un ou un.e collègue qui a eu une attitude raciste, en refusant de sanctionner un.e enseignant.e, en exerçant une pression sur un ou une étudiant.e, mais tous s’inscrivent également dans un cadre qui les encourage à agir de la sorte. Dans les jours qui ont suivi ma publication, j’ai enfin rencontré le directeur qui m’a indiqué qu’il ne pouvait pas sanctionner la professeure en question. J’ai également reçu un mail de l’école doctorale qui se disait incompétente à sanctionner celle-ci. La justice a quant à elle rejeté le référé suspension au motif que la décision du jury portait sur un ensemble de candidats. On a donc une situation paradoxale où une enseignante enfreint les règles du jury en parlant d’une délibération à un étudiant, elle tient des propos racistes en présence de témoins, ce qu’elle a d’ailleurs reconnu, mais toujours la même absence de sanction.
Aujourd’hui, le 4 novembre 2019, la situation est toujours identique. En dépit de plusieurs articles dans différents médias traitant de ce qui m’est arrivé, rien n’a réellement changé. La professeure, loin d’être sanctionnée, est allée en Asie faire un tour des universités partenaires en compagnie du directeur de Sciences Po Lyon. Quant à moi, j’ai reçu de multiples témoignages d’étudiants actuels et passés sur les discriminations qu’ils ou elles ont expérimenté au cours de leurs études. Au milieu des messages qui tantôt me conseillaient ou m’encourageaient, j’ai senti qu’au-delà de mon cas, la chape de plomb posée par l’école sur le racisme, l’homophobie ou le sexisme vacillait quelque peu. La lettre des anciens élèves de l’IEP de Lyon adressée au Conseil d’administration a posé la question au centre des discussions du prochain CA de décembre.
Toutefois, la réponse apportée par le président de cette assemblée (à laquelle j’ai moi-même eu l’occasion de participer dans le passé) fait totalement fi de la question de la sanction de l’enseignante, un problème de compétence dit-il. On a donc une situation où le président de l’école doctorale, le directeur de Sciences-po Lyon et le président du Conseil d’administration se considèrent dans l’incapacité de sanctionner une enseignante ayant eu des propos racistes. La situation étant à ce point ubuesque qu’elle pourrait être la définition du terme impunité dans le prochain Larousse. En effet, l’impunité qui règne dans l’établissement est le résultat logique d’un système où les individus se refusent tour à tour à condamner des propos ou actes délictueux. Si le dédain de ces responsables institutionnels s’explique par l’entre-soi que constituent les grandes écoles, ces derniers participent pleinement à la banalisation de ces comportements. En effet, lorsque le directeur de Sciences Po Lyon affirme dans un entretien avec Rue89 « S’excuser, c’est s’excuser pour un acte qui serait une faute », on aperçoit alors sans difficulté comment la direction de Sciences Po Lyon, enfermée dans son déni, encourage de tels comportements.
À l’heure de conclure cette tribune, je prends péniblement conscience qu’en ce début de XXIe siècle, je suis obligé d’écrire pour réclamer l’égalité de traitement. J’ai grandi dans un pays magnifique doté d’idéaux superbes, mais chaque jour passé dans cet établissement m’a rappelé l’écart abyssal entre le principe et son application.
Emilien (prénom modifié à la demande de l’intéressé)