Comment débattre d’une croyance, d’une adhésion totale à une religion, en somme d’une foi ? Comment convoquer la raison dans un champ qui n’est pas le sien, marqué par cet extraordinaire qui se donne sous un visage monstrueux, faisant couler le sang, semant la mort et la désolation, au nom d’un prétendu islam ? La Mecque. Paris. Londres. New York. Moscou. Ouagadougou. Bamako. Niamey, etc,. Aucun bout de terre n’est épargné. De partout, les candidats à la mort explosent leurs corps, fauchant au passage des vies dont le seul tort aura été d’être au mauvais endroit, au mauvais moment. L’islam dont ces terroristes se réclament peut-il être, comme on l’entend dire par certaines forces hostiles, comptable de tels actes ?
Pour aborder le sujet, Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne, philosophes et normaliens, se prêtent dans cet ouvrage à un débat minutieux, lumineux et sans concession. L’un avec son Coran en arabe, l’autre du haut de sa prodigieuse mémoire, convoquant des versets du Livre Saint. Ils discutent de l’islam, une religion qui, brutalement, a surgi dans les consciences occidentales, continuant de faire les frais de la terrifiante folie du 11 septembre 2001, suite aux attentats terroristes qui ont détruit les tours jumelles de New York et occasionné des milliers de morts. Loin de cette atmosphère de douleur et deuil, le dialogue entre Souleymane Bachir Diagne et Rémi Brague invite plutôt à contenir les émotions intempestives au profit d’un recul qui rend possible la réflexion. Tout en étant d’avis que l’islamisme n’est pas l’islam, Rémi Brague affirme que tout compte fait, il s’agit bien d’islam puisque les personnes qui s’envoient à la mort le font en son nom.
Pour conforter cela, Il trouve dans le Coran des passages qui semblent condamner le suicide « lorsqu’il s’agit d’un suicide « privé », par désespoir par exemple », tout en relevant que « le sacrifice de soi n’est pas interdit ». Point de vue que ne partage pas Souleymane Bachir Diagne, invitant au contraire à distinguer islam et islamisme, à questionner d’autres paramètres, idéologiques, sociologiques, notamment. Pour lui, les abjections terroristes ne sont nullement l’expression de la religion. Tout comme la tentation de vouloir la figer dans un déterminisme affligeant, du genre : « l’islam est violence ; le bouddhisme est douceur ».
Une posture essentialiste qui est assurément problématique, ne serait-ce que parce que la douceur prêtée au bouddhisme n’a empêché en rien « des moines bouddhistes, depuis 2016, de conduire la persécution des Rohingyas en Birmanie », fait remarquer Souleymane Bachir Diagne. Et Rémi Brague de rétorquer que « beaucoup de musulmans se réclament du Coran en citant les appels au combat et à la soumission des autres, comme dans le « verset du sabre » : Tuez les polythéistes, partout… »
S’il leur est difficile de trouver un consensus sur cette question, cela n’a pas été pour la charia. En effet, pour Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne, la charia ne serait pas une espèce de totalitarisme qui vaudrait pour tous. Elle ne se donne pas comme une « conception massive », puisqu’il « en existe différentes formes selon les quatre rites sunnites, sans parler des chiites ». Prenant l’exemple de l’excision, tous deux s’accordent sur le fait qu’elle ne se trouve pas dans le Coran mais relève de la coutume. Ainsi a-t-elle cours en Afrique dans des pays que l’on ne peut pas considérer comme islamiques, à l’image du Kenya, pays non musulman et qui compte pourtant les plus fermes opposants à son abandon.
Une intention de progrès
Au cœur du débat se profile en fait une interrogation consistant à se demander si l’islam est soluble dans la modernité. Il en va ainsi de la place des femmes. Face à la critique de Rémi Brague prêtant aux sociétés africaines de se livrer à une certaine luxure au nom de l’islam, Souleymane Bachir Diagne convoque une chanson de Boris Vian dans laquelle ce dernier fait remarquer qu’ il n’est pas indiqué de raconter des histoires africaines lorsque l’on n’a pas « l’élégance d’être nègre ». Et se drapant dans cette élégance, il rappelle la dialectique qui travaille Société et Islam. Ce qui donne des pratiques éclatées qui ne sauraient s’abîmer dans une uniformisation putride. Aussi Souleymane Bachir Diagne de relever que s’il autorise à avoir quatre femmes, il importe d’avoir à l’esprit que « l’islam est apparu au sein d’une société où l’on avait autant de femmes que l’on voulait afin d’avoir autant de fils et d’hommes à armer ». Par conséquent, rapporté au contexte, l’islam transforme non seulement une situation ante mais en complexifie la mise en œuvre puisqu’il est question de pouvoir « les traiter toutes également avec équité c’est-à-dire les aimer également, et s’en occuper également ». Ce qui, faut-il en convenir, est difficilement applicable. Aussi Souleymane Bachir Diagne Bachir d’y déceler une « intention de progrès » de la religion. Et il conviendrait de la poursuivre dans le temps, puisque cela « indique la responsabilité de toujours aller plus loin dans sa direction » . S’appuyant sur l’intention exprimée, il montre que les préceptes édictés engagent plutôt dans la voie de la monogamie. Par ailleurs, à propos de l’héritage, il explique que des « oulémas cherchent un moyen d’en revisiter tous les aspects ». Surtout que se pose pour lui une équation, comment dire aujourd’hui à une sœur : « toi, parce que tu es fille de notre père , tu auras moins que moi, son fils ». Dans une rare confidence intime, il révèle avoir trouvé , lorsqu’il était confronté à ce terrible dilemme, « un moyen de concilier juridisme» et ce qu’il savait « être l’intention » de son père.
C’est dire que cet ouvrage recèle de sublimes moments de réflexion qui incitent à épouser une posture ouverte et intelligente, celle qui refuse de s’enfermer dans des rigidités putrides. Aussi, à ceux et celles qui par exemple disent que toutes les réponses se trouvent dans la religion, Rémi Brague indique que la religion « permet de se poser de nouvelles questions, plutôt que d’apporter des réponses ». Aussi, les tenants d’une telle perception sont-ils appelés à se détromper car avertit Souleymane Bachir Diagne « Dieu ne laisse pas en paix ; il taraude ». Refusant qu’on puisse le réduire à « une forme d’orthopraxie », Souleymane Bachir Diagne perçoit dans l’islam « une tradition spirituelle et une manière de donner sens à l’inquiétude et au mouvement de l’humain vers sa propre humanité ». S’inscrivant dans ce sillage Rémi Brague établit fortement une différence entre ce qui relève de la magie, de la technique et de la religion. Il affirme fortement que « la religion n’est ni l’une, ni l’autre. Elle ne permet pas de trouver des solutions ». Pour bien établir le distinguo, il note que « la magie consiste à essayer de capter les forces divines pour les mettre au service de nos intérêts particuliers : me faire gagner à la loterie, m’attirer l’affection de la plus belle femme du monde », etc,.
Abordant la question de la liberté en islam, Rémi Brague est plutôt enclin à parler de fatalisme dans le Coran , notamment dans le verset qui dit que « Dieu vous crée et crée ce que vous faites ». Souleymane Bachir Diagne de rétorquer que l’on soit un farouche partisan du libre-arbitre ou un déterministe absolu, on pourra convoquer des versets pour fortifier son point de vue. Et selon que l’on soit dans l’un ou l’autre camp, on donne le sentiment que : « D’un côté, affirmer une liberté totale de l’humain semble nier la puissance absolue de Dieu. De l’autre, poser que les actions de l’humain et le cours du monde sont prédéterminés par le décret divin semble cette fois nier la justice de Dieu ».Il se trouve comme le souligne Rémi Brague que la notion de liberté implique la responsabilité et par conséquent l’imputablité. Ne serait-ce que parce qu’il serait « difficile d’admettre que Dieu expédie en enfer quelqu’un qui ne le mériterait pas » . Ce que semble confirmer Souleymane Bachir Diagne pour qui, « l’humain devient responsable de la charge de réaliser son humanité ».
Epoustouflant d’érudition, « La controverse » est un ouvrage à lire absolument, pour mieux cerner et contenir les falsifications mortifères qui dénaturent l’islam.
Débattant parfois avec rudesse, mais toujours avec bienveillance, Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne arrivent à éviter les monologues parallèles et à injecter un supplément d’âme et d’intelligence dans leurs échanges. Par leur érudition éclairée, ils donnent des armes pour cerner l’islam, une religion « fruit d’une tradition intellectuelle et spirituelle plus que millénaire dont se réclament plus d’un milliard et demi d’hommes et de femmes de langues, de cultures, de régions différentes ».