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Et Soudain, Les Chaînes D’info Découvrirent L’existence D’un Pays Nommé Mali

« Les grands titres de l’actualité ce soir,annonce Bruce Toussaint lundi dernier. Avec ce couple de Français tué par balles à Port-au-Prince, en Haïti. Ils étaient sur place pour adopter un enfant. On a assez peu d’informations sur le déroulement de ce drame. » Ah bon ? BFMTV n’a pas de correspondant sur place ? N’a pas dépêché d’envoyé spécial ? A défaut, fions-nous à l’expertise d’un « éditorialiste relations internationales », Patrick Sauce : « C’est une histoire absolument terrible pour cette famille et pour le petit village de Saint-Martin d’Ardèche. » Parce qu’en Haïti, tout va bien… Quoique : « Le couple avait atterri à Port-au-Prince et on connaît tous le chaos politique qui y règne. » Comment ça, « on connaît tous » ? Ce « on » ne doit pas regarder BFMTV. Car, depuis plus d’un an qu’Haïti s’enfonce dans la crise, je n’ai pas souvenir d’en avoir entendu parler sur la chaîne info.

Le spécialiste des relations internationales appuie son analyse sur une seule source, l’Agence française de l’adoption.« Il faut savoir qu’il y a peu près 14 000 couples en France qui attendent de pouvoir adopter et ça devient de plus en plus difficile. On parle d’Haïti mais il y a deux autres pays qui sont très concernés par la filière d’adoption entre l’étranger et la France, c’est le Mali, on connaît la situation au Mali… »Encore un « on » qui ne regarde pas BFMTV, où la « situation au Mali » n’est évoquée que pour vanter l’efficacité et la bravoure de nos soldats lors de reportages embedded avec l’armée. « … Et le Burkina Faso qui commence à être sacrément gangréné par la violence. » Première nouvelle. En résumé, la vie de 28 000 Français est en danger à cause de la mystérieuse « violence » qui gangrène des pays sans intérêt, le sort de leurs habitants nous étant parfaitement indifférent.

« Il faut rappeler ce qui se passe en Haïti, insiste toutefois Bruce Toussaint. Le pays est secoué par des violences, des troubles… » « Il n’y a plus d’État, le président est aux abonnés absents. » Hum… Jovenel Moïse n’est pas vraiment aux abonnés absents, au contraire, il s’accroche au pouvoir avec le soutien des Etats-Unis. Il évite simplement d’apparaître en public pour s’épargner d’être lynché par une population révoltée… Si « on » souhaite connaître « la situation » en Haïti, « on » lira plutôt  très complet de France 24 (gratuit) ou le récent reportage de Mediapart (payant). Ou « on » souhaitera que des Français meurent plus souvent dans ce pays… ainsi qu’au Mali.

Le lendemain matin, parmi les « titres de l’actualité » figure en bonne place l’ouverture de la campagne d’hiver des Restos du cœur. A 9h48, le présentateur Thomas Misrachi congédie Patrice Blanc, le président de l’association. « Merci d’avoir répondu en direct à nos questions sur BFMTV… C’est une information qui vient de nous parvenir et c’est l’information de la matinée. » Et même de la journée.

« Treize militaires français de la force Barkhane ont trouvé la mort au Mali dans une collision entre deux hélicoptères, révèle Thomas Misrachi. Annonce de l’Elysée il y a quelques instants à peine. » A peine quelques instants, ça se compte en millièmes de seconde. « On va revenir évidemment en détail sur ces informations qui viennent de nous parvenir. » Même si nous n’avons aucun détail à vous fournir. « Anne Saurat-Dubois, que sait-on précisément ? » Précisément rien. « Et, encore une fois, cette information vient de nous parvenir. » C’est ce que l’on sait le plus précisément. La journaliste s’applique donc à lire le communiqué de l’Elysée.

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Thomas Misrachi rappelle le contexte : « L’armée française est très active au Mali et notamment dans le Nord du pays, à la frontière algérienne, aux alentours de Tessalit. » Raté. Le présentateur a dû rester coincé en 2013. Depuis, les groupes djihadistes se sont étendus jusque dans le Sud du pays et même au Burkina Faso. « On découvre cette information avec vous. » On n’en sait pas plus que vous mais « tout ce que l’on sait, on va vous le dire dans les minutes qui viennent ». Promis, on vous dira tout ce qu’on ne sait pas. En attendant, on va meubler.

« C’est une nouvelle terrible, treize militaires français n’ont jamais été tués en même temps dans cette région. » La prochaine fois, merci de les occire un par un, ce sera moins terrible. « On va revenir sur ce que dit précisément le chef de l’État. » C’est-à-dire relire précisément le communiqué de l’Elysée. « On vous redit que le mode de communication n’est pas anodin, redit la journaliste, c’est annoncé directement par le palais de l’Elysée. » Ça vaut le coup de le re-redire : « Encore une fois, c’est directement par le palais de l’Elysée qu’on a appris cette nouvelle il y a quelques minutes. » A peine. Tiens, et si on le re-re-redisait ? « Le président de la République qui annonce donc personnellement et directement la mort de treize militaires. » Depuis le palais de l’Elysée, si j’ai bien suivi. « Et puis cette émotion qui transparaît dans ce communiqué. » Pour l’instant, c’est tout ce que l’on sait précisément.

Thomas Misrachi répète : « Que s’est-il passé précisément ? » Nous n’en savons toujours rien mais voici « les toutes dernières informations. Treize militaires ont trouvé la mort dans un accident d’hélicoptère ». Ces toutes dernières ressemblent aux toutes premières informations. « C’est l’Elysée en personne, Emmanuel Macron, qui via un communiqué, a annoncé cette terrible nouvelle. » Rappelons que ce mode de communication n’est pas anodin. Enfin, après un quart d’heure de remplissage, un expert vient au secours des journalistes. « Bonjour général Dominique Trinquand, votre première réaction sur BFMTV à ce drame. Qu’est-ce qui peut provoquer une telle collision ? » L’ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU formule quelques hypothèses avant de conclure : « Je n’ai pas les détails précis, ce que je vous dis, ce sont des généralités. » Tant qu’elles permettent d’occuper l’antenne…

« Sait-on quel type d’hélicoptères sont utilisés ? », demande Thomas Misrachi. Voilà une excellente question d’actualité qui va permettre de meubler. Au point que, l’après-midi, Pierre Kupferman y consacre sa chronique éco. « Pierre, avec vous, on va parler de deux hélicoptères de l’armée de terre qui sont impliqués dans cette fameuse collision. » « Ils sont très différents. Le Tigre est produit par Airbus et destiné au combat. La flotte de l’armée de terre comprenait en juillet dernier soixante-six hélicoptères Tigre. » Il en reste donc soixante-cinq. « Ce sont des appareils assez coûteux. Le coût estimé d’un Tigre, c’est entre 28 et 36 millions d’euros. » Ce n’est pas donné.

« Le deuxième hélicoptère, le Cougar, est beaucoup plus ancien. L’armée de terre en possédait vingt-trois en juillet 2019. » A 20 millions d’euros pièce. Ce terrible drame va donc coûter une bonne cinquantaine de millions d’euros aux contribuables. « C’est évidemment un hasard mais Airbus a annoncé hier avoir signé avec l’armée un contrat de maintenance de ces Cougar. » « Nos hélicoptères sont mal entretenus ? » « On ne sait pas ce qui est à l’origine de la collision. » Mais n’écartons pas l’hypothèse d’un défaut de maintenance. « Ce qui est certain, c’est que l’armée ne dispose pas de moyens financiers suffisants pour avoir à sa disposition tous ses hélicoptères. A elle seule, la maintenance des Tigre coûte 90 millions par an. » A ce prix-là, j’espère que celui qui s’est crashé était bien assuré. « Et vous avez seulement un hélicoptère sur trois qui peut être utilisé. »Scandaleux. Il faudrait ouvrir une cagnotte en ligne pour assurer la maintenance de nos hélicoptères de combat.

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Sur CNews, Jean-Claude Dassier interroge Christian Prouteau, fondateur du GIGN, ce qui en fait un spécialiste en Sahel et en hélicologie : « Y a pas de dispositif anti-collision ? » Même pas d’airbags ? « Non, parce que quand on fait du pilotage en zone sensible, l’anti-collision vous fait repérer. » « Oui, bien sûr. » Evidemment. C’est pourquoi les Tigre sont aussi dépourvus de klaxon.

Revoici le général à la retraite, Dominique Trinquand : « Dans toute cette région d’Afrique, tout le monde attend que la France intervienne. » Laurence Ferrari appuie : « C’est ça le problème, tout le monde attend que la France intervienne. » Sur CNews. Car, sur place, l’opération Barkhane est sévèrement critiquée par les populations. Début novembre avait lieu à Bamako une manifestation dont le mot d’ordre était « A bas la France ! », avec des slogans comme « Stop au génocide de la France au Mali », « La France, un Etat terroriste ». Et ce n’était pas la première : en 2017 déjà, à Kidal, les manifestants scandaient « Barkhane, dégage ! »Plusieurs fois, des drapeaux français furent brûlés, sans que cela n’émeuve les chaînes info, pourtant promptes à diffuser la combustion de drapeaux américains à Téhéran ou à Gaza. CNews et ses concurrentes étaient absorbés par des sujets bien plus préoccupants comme le voile, les casseurs, l’islam, les inondations, les black blocs, le voile, l’islam, le grand débat, les casseurs, le voile, l’islam…

L’historien Jean Garrigues offre le recul du temps long : « La France n’est pas une puissance comme les autres en Afrique, surtout en Afrique occidentale. Elle a une histoire politique et symbolique. C’est une puissance qui a toujours porté un certain nombre de valeurs et d’idéaux. » De valeurs colonialistes, d’idéaux impérialistes.

Jean-Claude Dassier livre son analyse : « Si j’ai bien compris, on est là-bas pour bloquer les djihadistes pour leur éviter de passer la Méditerranée et s’égayer n’importe où et faire des attentats. » N’y voyez pas une vision simpliste, elle est partagée par les spécialistes de toutes les chaînes. Ainsi de l’expert géopolitique de CNews, Harold Hyman : « L’Afghanistan et le Sahel sont très semblables. Si on n’y reste pas, on aura plus de terrorisme en Europe. »

Après avoir sévi sur BFMTV et CNews, voici le général Trinquand sur LCI. Et revoici la région du Liptako, où a eu lieu l’accident d’hélicoptère, figurée par un inquiétant disque rouge de quelques centaines de kimomètres de diamètre. Vincent Hervouët déplore : « L’ensemble du Mali désormais est contaminé. » Etonnant. Cela fait six ans que toutes les télés vantent à longueur de reportages embarqués avec l’armée la bravoure de nos soldats et l’efficacité de l’opération Barkhane. D’ailleurs, si la force des Nations Unies au Mali (la Minusma) avait connu pas loin de deux cents morts, si les Forces armées du Mali avaient subi des attaques causant des dizaines de victimes (voir ici ou  ou ), on vous en aurait parlé sur les chaînes info.

« Vincent, votre parti pris », propose David Pujadas peu après. Il est intitulé « L’Afrique aux Africains ». L’éditorialiste déplore l’hécatombe dont sont victimes les soldats français dans des pays dont la France n’a rien à faire. « Il y a eu plus de deux cent vingt morts dans les opérations extérieures depuis le début de la Ve République. La plupart étaient en Afrique et, à chaque fois, il y avait une bonne raison de mourir sur place. » Ah bon, lesquelles ? « Ils ne sont jamais morts pour rien. » C’est rassurant. Vincent Hervouët aurait fait merveille pendant la Grande Guerre : « Gloire et honneur aux soldats qui ont fait le sacrifice de leur vie, qui est le sacrifice suprême et qui est une belle mort. » Mourir à 20 ans dans un accident d’hélicoptère, en voilà une belle mort.

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« La France a dit en 1990 qu’elle n’était plus le gendarme de l’Afrique, rappelle Vincent Hervouët. Si l’armée intervient autant en Afrique, c’est parce que les armées locales sont incapables de le faire par elles-mêmes. A quelques exceptions près, les armées de l’Afrique de l’Ouest sont des armées de parade mal formées qui rackettent les populations. Les exceptions : la Mauritanie ou le Tchad, où vous avez des présidents qui sont à la tête d’ethnies batailleuses et ardentes au combat. » Vive les ethnies batailleuses ! Et leurs chefs ardents au combat qui imposent de saines dictatures (Idriss Déby dirige le Tchad depuis bientôt trente ans ; en Mauritanie, Mohamed Oul Abdel Aziz, parvenu au pouvoir par un coup d’État, a récemment fait élire son dauphin en excluant les observateurs internationaux).

« Il faut former les armées africaines, prône Vincent Hervouët. Au risque d’ailleurs, les élites politiques n’étant pas à la hauteur, que ces armées que l’on forgera, ces militaires, soient tentés de régenter le pays. Mais il faut des armées de qualité. » Pour assurer la stabilité de la région, rien ne vaut des dictatures sanguinaires et corrompues… qui renforceront l’attrait des groupes djihadistes auprès des populations réprimées et délaissées.

Pendant ce temps, BFMTV fait confiance à l’expertise de Michèle Alliot-Marie, illustrée par les très belles images de propagande de l’ECPAD : « La France est trop facilement accusée de néo-colonialisme quand elle intervient dans un pays africain. » C’est vraiment trop facile. Trop facile aussi, avec des invités de cette qualité, de remplir l’antenne toute entière dédiée au « drame » du Mali de 9h48 à minuit. Il semble que BFMTV ait fait sien le précepte de Fox News : une seule info par jour. Pour ne pas surcharger le cerveau du téléspectateur. Résultat, des heures de suppositions et de déblatérations en plateau. Comme disait Marc-Olivier Fogiel aux Echos dans un entretien originellement titré « La première mission de BFMTV, c’est le news, pas le commentaire » : « La singularité de BFMTV, c’est vraiment le news. Cela n’est pas si simple car cela a un coût de fabriquer de l’information, de multiplier les reportages sur le terrain ». En Haïti, au Mali, etc. Et d’ajouter : « Les concurrentes se focalisent plus sur des débats avec des invités en plateau. » Ça n’arriverait pas sur BFMTV.

Sur le plateau de BFMTV comme sur tous les autres, on se désole du manque d’implication de l’Union européenne aux côtés de la France. Alain Duhamel fournit une explication : « La différence entre la France et les autres pays, c’est que la France a un système présidentiel et que le président peut engager des forces. En Allemagne, il faut qu’une commission vote, que le Bundestag soit d’accord. » Maudite démocratie parlementaire.

 

 

 

 

 







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