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Nations NÈgres Et Culture, Retour Sur La Parution D’une Œuvre Culte

Il n’est certainement pas exagéré de dire que l’année 1954 restera, au même titre que l’année 1945, dans la mémoire collective des Allemands, à jamais, gravée, dans la mémoire des africanistes, des égyptologues, des historiens modernes et des autorités universitaires françaises des années 50. 1954 marque, en effet, l’année de parution de Nations nègres et culture.

Nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale et l’impérialisme européen bat encore son plein dans presque toute l’Afrique. C’est dans ce contexte marqué, au plan des idées, par l’hégémonie d’une conception de l’histoire, à la fois, eurocentriste et raciste, héritée de la philosophie hégélienne de l’histoire, que Cheikh Anta Diop va, en 1954, suite à la publication de Nations nègres et culture, frapper, de plein fouet, l’arrogance d’une Europe amnésique de l’origine de sa civilisation et obnubilée par sa puissance matérielle et technique.

Les solutions de continuités

On sait que l’Afrique a été, suite au Congrès de Berlin, morcelée en une multitude de micro-Etats. Pourtant, un siècle, plutôt, dans ce même Berlin, Hegel avait, déjà, annoncé la couleur. En effet, dans ses célèbres Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel soutient, de toutes ses forces, que l’Afrique est constituée de trois continents : l’Afrique sub-saharienne, l’Afrique septentrionale et l’Egypte. Hegel pense ainsi que l’Afrique septentrionale devrait être rattachée à l’Europe, au lieu où l’Egypte appartient à l’Asie. Ainsi, selon lui, l’Afrique proprement dite, se réduit, en dernière instance, à l’Afrique sub-saharienne, c’est-à-dire à l’Afrique noire. Loin de s’en tenir là, Hegel continue à filer la métaphore en affirmant que cette partie de l’Afrique est peuplée de barbares ou, si l’on préfère, de sauvages. Ainsi, comme le note, à juste titre, Pierre Quillet, aux  yeux de Hegel, l’Afrique se situe au seuil de l’histoire universelle et le Nègre au seuil de l’humanité :

« L’ouvrage du comte Arthur Gobineau intitulé « Essai su l’inégalité des Races humaines », publié en 1953-55 (22), bien après la mort de Hegel, est en quelque sorte, l’acte de naissance du racisme contemporain. Mais à comparer ces deux courants de la pensée, on s’apercevrait vite que le racisme de Hegel est beaucoup plus pernicieux, car il ne s’agit pas chez lui d’ « inégalité »- ou l’on peut trouver du plus et du moins- mais d’une différence d’espèce : les Nègres sont des pseudo-hommes destinés seulement à manifester dans la nature, avant l’histoire, ce qu’est l’humanité réduite à l’animalité»[1].

C’est cette conception, à la fois, balkanisante et condescendante à l’endroit de l’Afrique et des Africains, adossée à une érudition idéologique féroce, que les africanistes vont reprendre à leur compte en se donnant, pour ainsi dire, la discontinuité des faits de culture comme grille d’intelligibilité du passé négro-africain. Aussi François-Xavier Fauvelle-Aymar dit-il qu’ : « au découpage de l’Afrique sur le terrain colonial, correspond, sur le terrain savant, le découpage monographique pratiqué par les africanistes traditionnels »[2].

Les égyptologues leur emboiteront le pas, en soutenant, à leur tour, que la civilisation égyptienne ne saurait être l’œuvre des Nègres. Ainsi, selon eux, l’Egypte antique est,  non seulement blanche, mais aussi, que c’est cette race blanche qui serait à l’origine de sa brillante civilisation. Ils vont ainsi, enrobés du manteau de la science, se rendre coupables de ce que Cheikh Anta Diop appellera, plus tard, « un crime, le plus grave contre la science et l’humanité »[3].

Les historiens modernes vont, pour leur part, donner libre cours à leur imagination, en se donnant comme sacerdoce un seul principe : raconter l’histoire à rebours. Ainsi, selon eux, l’histoire africaine s’arrête avec la fondation de l’empire du Ghana ; au-delà, c’est la nuit noire, en Afrique. Ce qui signifie que l’histoire africaine n’est que solution de continuité. Autrement dit, elle comporte des trous. Et ce sont, justement, ces solutions de continuités que Cheikh Anta Diop va, en publiant Nations nègres et culture, se proposer de balayer d’un revers de main. Ainsi, à une conception, à la fois, raciste et eurocentriste de l’histoire, Diop oppose, à son tour, une conception, à la fois, afrocentriste et polycentriste de celle-ci. La nouveauté de Cheikh Anta Diop, c’est le lieu de le dire, réside, en effet, dans l’introduction de l’approche diachronique comme grille de lecture du passé négro-africain.

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En introduisant ainsi le temps comme principe d’intelligibilité du passé négro-africain, Cheikh Anta  Diop découvre que l’Egypte antique est, non seulement, nègre, mais aussi, que c’est à cette Egypte nègre, encore sous le joug de la colonisation, que l’Europe est tributaire de tous les éléments de la civilisation, aussi extraordinaire que cela puisse paraître. En remontant ainsi le cours de l’histoire africaine jusqu’à l’antiquité égypto-nubienne, sur une période d’au moins 5000 ans sans solution de continuité, Cheikh Anta Diop fait d’une pierre deux coups : il replace le Nègre et l’Afrique au centre de l’histoire universelle, d’une part,  affirme l’antériorité des civilisations nègres, d’autre part.

Ainsi, en replaçant l’Egypte antique dans son giron africain, Cheikh Anta Diop rétablit, du coup, dans la longue chaine de l’histoire africaine, le maillon rompu par la parenthèse coloniale et saisit, simultanément, le fil conducteur qui relie les africains à leurs ancêtres les plus lointains. C’est ce qu’il appelle : « la conscience historique africaine », c’est-à-dire, suivant sa propre terminologie : « le ciment qui réunit les individus d’un peuple, qui fait qu’un peuple n’est pas une population, un agrégat d’individus sans liens »[4]. C’est dire que la nouveauté de Cheikh Anta Diop était, comme il le soulignera, plus tard, lui-même, moins d’avoir dit, à la suite de certains auteurs classiques, que l’Egypte antique est nègre, que d’avoir fait de cette idée un fait de conscience historique africaine et mondiale et, surtout, un concept scientifique opératoire[5].

La presse

Ainsi, avec la parution de Nations nègres et culture, c’est l’idée même d’une Afrique anhistorique telle que formulée par la philosophie hégélienne de l’histoire qui se voit sapée dans ses fondements les plus lointains. Le choc fut total : « coup de tonnerre », « effet de bombe », « folie », « scandale », « tremblement de terre », « révélation », « dangereux », « audacieux », « révolutionnaire », tels sont, entre autres, les termes employés, çà et là, pour relater l’événement. La force même des termes employés, pour rendre compte de l’événement, traduit, d’une  manière ou d’une autre, le malaise profond que cette parution a suscité au cœur de la communauté scientifique. Qu’il s’agisse des africanistes, des égyptologues ou, des autorités académiques de l’époque, tous avaient, pour reprendre le titre même de Chinua Achebe, le sentiment que : « Le monde s’effondre »[6].

Dans une des émissions, Archives d’Afrique, consacrée à Cheikh Anta Diop, Alain Foka, journaliste à RFI, revient sur cette publication dans les termes qui suivent : « En 1954 Cheikh Anta Diop publie son premier ouvrage : Nations nègres et culture ; c’est un coup de tonnerre dans le monde des intellectuels, en général et, celui très tranquille des égyptologues, en particulier»[7]. C’est cette même idée d’un espace universitaire serein, troublé, tout d’un coup, qui sera, à son tour, reprise  par Fabrice Hervieu Wane dans les colonnes du mensuel Le Monde diplomatique : « Le livre sonne comme un coup de tonnerre dans le ciel tranquille de l’establishment intellectuel »[8]. Bizarrement, un mois, plus tard, dans les colonnes du même mensuel et dans, à peu près, les mêmes termes, Philipe Leymarie, revient, à son tour, sur l’événement : « refusée en Sorbonne, sa thèse avait fait l’effet d’une bombe dans le milieu intellectuel des années 50. Nations nègres et culture était à l’ origine une thèse. Mais les autorités universitaires avaient jugé ses idées trop subversives et s’opposèrent à ce qu’elle soit soutenue »[9]. C’est un journal français, Le Républicain Lorrain, qui, deux ans après la parution de Nations nègres et culture, suite à une conférence de Cheikh Anta Diop, résume, de façon tout à fait éloquente, dans un de ses titres, le malaise général que cette œuvre a provoqué au sein de la communauté scientifique : « Deux siècles d’érudition remis en question »[10].

Frappé de caducité, l’africanisme ne s’en relèvera presque plus jamais. Aussi l’Afrocentricité apparaitra-t-il aux africanistes comme étant, non seulement, un défi tout à fait intimidant, mais aussi un défi qui mérite une réponse tout à fait précise. Telle est, du moins, la conviction de Mary Lefkowitz et qui, d’une certaine manière, traduit le sentiment de frustration générale que toute la communauté africaniste avait, au plus profond de sa chair, éprouvé :

 « Parce que l’afrocentrisme[11] est appris dans les écoles et les universités et qu’il est pris au sérieux par de nombreuses personnes, il représente un défi qui exige une réponse bien circonstanciée. C’est un défi à l’intégrité académique de toute personne étudiant la Méditerranée orientale, défi qui exige que nous répondions d’abord aux accusations selon lesquelles nous avons délibérément trompé nos étudiants et le public au sujet de l’influence égyptienne sur la pensée occidentale. Ce défi est particulièrement intimidant parce que toute tentative de débattre ou de discuter de ces questions engendre des accusations supplémentaires et une plus grande acrimonie »[12].

Ainsi, avec Nations nègres et culture, c’était, manifestement, une nouvelle page de l’histoire universelle et, surtout, de l’histoire africaine qui s’ouvrait, amplement. Anatole Fogou semble avoir bien perçu l’un des enjeux majeurs de cette œuvre : «  L’enjeu, c’est de faire mentir une certaine conception de l’Afrique et de l’Egypte qui situe cette dernière hors de l’Afrique. Et l’auteur qui s’est le plus avancé dans cette direction n’est autre que Hegel, que Diop ne cite pratiquement jamais, mais dont on « sent » bien à la lecture qu’il s’attache à détruire les conceptions sur l’Afrique »[13]. Tout se passe ainsi comme si les thèses exprimées dans Nations nègres et culture remettaient en question les fondements même de la civilisation occidentale. Une chose est, en tout cas, sûre, c’est que sa parution constitue, aux yeux de la communauté des savants européens, abreuvée de Hegel, un  véritable scandale. Jean-Marc Ela est de cet avis : « Dire que les bâtisseurs de l’Egypte ancienne sont des nègres authentiques, aussi vrai que les bantous ou les tirailleurs noirs, c’est faire preuve de « folie » aux yeux des sages d’Occident. Les thèses exprimées dans Nations nègres et culture constituent une sorte de scandale pour un esprit nourri de Hegel et d’une longue tradition intellectuelle »[14].

On saisit alors toute la portée de l’événement. La  volonté affichée par son auteur n’était, en réalité, comme le note, à juste titre, François-Xavier Fauvelle-Aymar, que de : « Lever le voile d’un seul coup sur plusieurs siècles de mensonges occidentaux, et montrer une fois pour toutes la profondeur historique et la valeur du passé africain»[15].

De là à dire que Nations nègres et culture marque, dans le champ de l’historiographie, un lever héliaque de Sothis, il n’y a qu’un pas-un seul pa s- et  François-Xavier Fauvelle-Aymar, naturellement, n’hésite pas à le franchir : « A  quoi juge-t-on que l’on a affaire à un nouveau Galilée?»[16], s’interroge François-Xavier Fauvelle-Aymar, avant de répondre presque aussitôt :

 « A l’ampleur des sarcasmes et des résistances que suscitent ses idées, forcément justes puisque critiquées. Ainsi, Diop fait sortir le loup du bois. Presque chaque article sur son compte rappelle la façon dont l’establishment universitaire étouffa le scandale que n’aurait pas manqué de produire sa thèse, si la soutenance n’avait été reportée sine die. Mais ce n’était que partie remise : la parution de Nations nègres et culture provoqua, parait-il, un tremblement de terre dans le Landerneau africaniste»[17].

On comprend alors, aisément, que Joseph Ki-Zerbo ait pu dire que  la nouveauté de Nations nègres et culture réside, justement, dans cette farouche volonté de son auteur  de vouloir, à tout prix : «  replacer le soleil au centre du système »[18].

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Du côté africain, l’accueil ne fut pas, non plus, chaleureux. L’attitude des intellectuels noirs africains avait, en tout cas, été tout à fait mitigée. C’est, du moins, ce que rapporte Pathé Diagne dans un des passages de son ouvrage consacré à l’auteur de Nations nègres et culture : « Certes, à sa parution, peu de monde l’aura lu avec intelligence et lucidité. C’est pour les uns, une révélation et ils y adhèrent. Pour d’autres, un texte idéologique et politiquement dangereux »[19].

Seul, de toute l’élite africaine, Césaire avait été, dès sa parution, acquis à ses thèses. Césaire, dans un des passages de son célèbre Discours sur le colonialisme, publié deux ans après la publication de Nations nègres et culture, reviendra, d’ailleurs, sur cette parution en saluant, à son tour, non seulement l’audace de l’auteur, mais en attestant, également, pour la postérité, que Nations nègres et culture était le livre : « le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera à n’en plus douter dans le réveil de l’Afrique »[20].

C’est Cheikh Anta Diop, lui-même, qui, dans un des passages de la préface de Nations nègres et culture de 1979, où se mêlent hommages et admirations, nous rapporte l’événement : « Avec vingt-cinq ans de recul on s’aperçoit que les grands thèmes développés dans Nations nègres et culture, non seulement n’ont pas vieilli, mais sont tous tombés maintenant dans le domaine des lieux communs, alors qu’à l’époque ces idées paraissaient si révolutionnaires que très peu d’intellectuels africains osaient y adhérer. Il y a lieu de rendre hommage ici, au courage, à la lucidité et à l’honnêteté du génial poète, Aimé Césaire ; après avoir lu, en une nuit, toute la première partie de l’ouvrage, il fit le tour du Paris progressiste de l’époque, en quête de spécialistes disposés à défendre, avec lui, le nouveau livre, mais en vain ! Ce fut le vide autour de lui »[21].

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Boubacar Badiane est Doctorant à l’Ecole Doctorale ETHOS de l’UCAD, Laboratoire CEREPHE.

Bibliographie

[1] P. QUILLET, « Hegel et l’Afrique », Ethiopiques, revue socialiste de culture Négro-africaine, 1976, N° 6, p. 62

2 F-X. FAUVELLE AYMAR, « Cheikh Anta Diop ou l’africaniste malgré lui. Retour sur son influence dans les études africaines », in : F-X., FAUVELLE-AYMAR, J. P., CHRETIEN, et C. H., PERROT (éds), Afrocentrismes. L’histoire des africains entre Egypte et Amérique, Paris : Karthala, 2000, p. 32.

3 C. A. DIOP, http://www.rfi.fr/afrique/20160207-cheikh-anta-diop-grand-defenseur-histoire-africaine-unesco-anniversaire-mort, consulté le 20/11/2016 à 16h 30.

4 C. A. DIOP, op. cit.

5 C. A. DIOP, Civilisation ou barbarie : anthropologie sans complaisance, Paris : PA, 1981, p.10.

6 C. ACHEBE, Things fall apart.

7 A. FOKA, Archives d’Afrique, http://www.rfi.fr/afrique/20160207-cheikh-anta-diop-grand-defenseur-histoire-africaine-unesco-anniversaire-mort, consulté le 20/11/2016 à 16h 30.

8 F. H. WANE, « Cheikh Anta Diop, restaurateur de la conscience noire », Le Monde diplomatique, Janvier 1998, p. 24-25.

9 P. LEYMARIE, « L’Afrique de Cheikh Anta Diop », Le Monde diplomatique, Février 1998, p. 30.

10 Cité par C. M. DIOP, Cheikh Anta Diop, L’homme et l’œuvre, Paris : PA, 2003, p. 47.

11 Il faudrait peut-être préciser que s’agissant de Diop, le terme qui serait sans doute le plus approprié est celui d’Afrocentricité, introduit par un des disciples de Cheikh Anta Diop et non celui d’afrocentrisme qui est l’œuvre d’un groupe d’intellectuels européens farouchement opposé aux thèses de Cheikh Anta Diop et qui, par tous les moyens, cherchent à les discréditer.

12 M. LEFKOWITZ, « Le monde antique vu par les afrocentristes », in : F-X., FAUVELLE-AYMAR, J. P., CHRETIEN, et C. H., PERROT (éds), Afrocentrismes. L’histoire des africains entre Egypte et Amérique, Paris : Karthala, 2000, p. 243.

13 A. FOGOU, « Histoire, conscience historique et devenir de l’Afrique : revisiter l’historiographie diopienne », N° 60, janvier 2014, p. 6. http://www.fmsh.fr – FMSH-WP-2014-60, consulté le 10/06/ 2016 à 17h 48.

14 J.-M. ELA, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, Paris : L’Harmattan, 1989, pp. 52-53.        

15 F-X. FAUVELLE AYMAR, op. cit., p. 29.

16 ID., op.cit., p. 40.

17 ID., op.cit., ibid.

18 J. KI-ZERBO, Sud, Revue africaine d’intégration, n° 1, mars 1986.

19 P. DIAGNE, Cheikh Anta Diop et l’Afrique dans l’histoire du monde, Paris : L’Harmattan, 2015, p. 32

20 A. CESAIRE, Discours sur le colonialisme, Paris : PA, 1955, p. 41.

21C. A. DIOP, Nations nègres et culture, Paris : PA, 1979, p. 5.







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