Le 12 août 2018 disparaissait à Paris, l’économiste égyptien Samir Amin, à l’âge de 87 ans. Fondateur de l’association Enda Tiers-Monde, du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA), du Forum du Tiers-Monde et du Forum mondial des alternatives (FMA), dont les sièges se trouvent à Dakar, au Sénégal, Amin donne à ces institutions la vocation de conduire une réflexion autonome et de promouvoir des solutions endogènes aux défis de développement de l’Afrique et d’autres pays du Sud.
Sa pensée a influencé des générations d’intellectuels africains et féconde aujourd’hui leurs travaux. Alors que le mouvement anti-franc CFA se développe depuis deux ans, on peut par exemple se souvenir qu’Amin avait, dès 1973, présenté à Abidjan, en Côte d’Ivoire, une étude intitulée « Les obstacles monétaires à l’expansion du commerce intra-africain et au développement en Afrique » (1), au cours d’une réunion d’experts. Il y soulignait que seul un système monétaire autonome peut être un instrument au service d’un développement autocentré. « Un système monétaire autonome se caractérise par l’existence d’une Banque centrale gérée librement et qui contrôle l’ensemble des établissements primaires de crédit. » Le fait qu’il n’existe pas de banques centrales véritables dans les pays de la zone franc signifie que ces pays « n’ont, pratiquement aucun contrôle sur leurs institutions monétaires », observait-il. Cette étude, vieille d’un demi-siècle (47 ans), conforte les positions actuelles de ceux qui exigent la fin du franc CFA et la création d’une monnaie souveraine, au service du développement autocentré des pays africains.
Pour Amin, la plupart des économies africaines sont des économies extraverties liées étroitement aux économies des anciennes puissances coloniales. Cette extraversion renforce leur dépendance vis-à-vis du système mondial. Cela explique la faillite de ce qu’on a appelé « développement » en Afrique. Face à cette faillite, deux types d’illusions se font jour. Les illusions à propos d’un « développement capitaliste » au sein du système, illustré par le discours sur « l’émergence », tenu notamment par les pays utilisant le franc CFA (2). En effet, selon Amin « il n’y a pas d’émergence sans une politique d’État, assise sur un bloc social confortable qui lui donne légitimité, capable de mettre en œuvre avec cohérence un projet de construction d’un système productif national autocentré… Aux antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence authentique de cette qualité, la soumission unilatérale au déploiement du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que j’appellerais “lumpen-développement” (3) ». Le deuxième type d’illusion est illustré par des comportements passéistes, para-ethniques ou parareligieux, qui risquent de mener à plus d’impasse, voire à des catastrophes (4).
Ainsi, la vraie réponse à la faillite du développement en Afrique réside-t-elle dans la déconnexion par rapport au système mondial et la mise sur pied de projets de développement autocentré, ouvrant la voie à l’industrialisation. Samir Amin était particulièrement préoccupé par l’avenir de l’agriculture paysanne, menacée par les projets de « modernisation » capitaliste » et la ruée vers les terres. À cet égard, il plaide pour un soutien accru et multiforme à l’agriculture paysanne et aux politiques de souveraineté alimentaire (5).
L’appel à la déconnexion est une autre illustration de l’audace de Samir Amin. En effet, c’est au milieu des années 1980, alors que la plupart des pays d’Afrique étaient sous ajustement structurel de la part de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), dans le but de les « insérer davantage dans l’économie mondiale », que Samir Amin lança son appel (6). La déconnexion ne signifie nullement autarcie mais nécessité pour un pays de maîtriser ses relations avec l’extérieur, en contrôlant notamment la politique de commerce extérieur et les mouvements de capitaux. Ce contrôle est d’autant plus indispensable que le commerce extérieur et les mouvements de capitaux constituent les principaux canaux par lesquels les multinationales saignent les pays du Sud, notamment en Afrique. Entre 2001 et 2010, les pays africains ont perdu plus de 400 milliards de dollars, du fait de la falsification des prix dans les transactions commerciales (La Tribune Afrique, 14 octobre 2017). En outre, le rapport du Groupe de haut niveau, dirigé par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, indique que quelque 50 milliards de dollars sortent chaque année de l’Afrique, sous forme de flux financiers illicites, dont 95 % dus aux activités des multinationales.
La déconnexion est donc une condition essentielle à l’élaboration d’un projet autocentré, par l’appropriation du processus de développement et la maîtrise de l’accumulation interne. Voilà pourquoi, parmi les repères historiques qui ont influencé son parcours intellectuel et politique, la Conférence afro-asiatique de Bandung, organisée en 1955 en Indonésie, tient une place spéciale chez Amin. On doit aussi à « l’ère de Bandung » la création du Groupe des 77 (G77), regroupant aujourd’hui plus de 100 pays du Sud, y compris la Chine. Le G77 fut à l’origine de la création de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) en 1964. La Cnuced est considérée comme une institution au service des pays du Sud. Son secrétariat général a toujours été confié à un ressortissant du Sud. Son premier secrétaire général, Raul Prebisch, d’Argentine, a profondément marqué l’institution. L’actuel secrétaire général est un kényan. Le G77 fut également l’initiateur du débat sur le Nouvel ordre économique international (NOEI), aux Nations unies, à partir du milieu des années 1970, mettant en avant les principales revendications des pays du Sud, en matière de commerce et de transferts de ressources. Que l’appel à la déconnexion ait été lancé la même année que la résolution historique de l’Assemblée générale des Nations unies sur le « droit au développement » relève sans doute du hasard (7). Notons que, dans le combat intellectuel et politique pour l’émancipation des peuples contre le capitalisme et l’impérialisme, Amin a cheminé avec d’illustres compagnons, notamment André Gunder Frank, Arghiri Emmanuel, Giovanni Arrighi, Immanuel Wallerstein ainsi que ceux de l’École de la dépendance, en Amérique latine, ou avec Raul Prebisch, qui fut le premier secrétaire général de la Cnuced.
Le capitalisme, devenu obsolète et « sénile », a épuisé son utilité. Il n’a plus grand-chose à offrir à l’humanité, sinon des guerres pour le contrôle des ressources, l’instrumentalisation du terrorisme, l’extrême concentration des richesses, la négation des droits humains les plus élémentaires et la destruction de l’environnement. Bref, une dérive vers la barbarie (8). Certes, un système pire pourrait lui succéder. Mais pour Amin, le socialisme reste la seule solution acceptable.
Amin exhortait les forces progressistes à lutter pour la démocratisation des sociétés africaines, accompagnée de progrès social. Dans cette lutte, il imaginait un important rôle pour les mouvements sociaux du continent. C’est pourquoi il fut un des membres-fondateurs du Forum social africain, en janvier 2002, à Bamako (Mali), aux côtés d’Aminata Dramane Traoré et d’invités d’honneur, comme l’ancien président algérien Mohamed Ben Bella, l’historien Joseph Ki-Zerbo (Burkina Faso) et l’écrivain sénégalais, Boubacar Boris Diop. Pour hâter la fin de ce système, il exhortait les gauches radicales, au Sud et au Nord, à faire preuve « d’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace (9) » tant dans la pensée que dans l’action.
(1) Lisible ici : « La question du franc CFA » (PDF).
(2) Outre le fait que le franc CFA est un obstacle à « l’émergence », les dirigeants de ces pays s’arrachent les cheveux pour avoir un « bon classement » dans le Doing Business de la Banque mondiale, dont le but est de désarmer davantage les États au profit des entreprises multinationales !
(3) Samir Amin, L’implosion du capitalisme contemporain,, p.49
(4) Samir Amin, Sur la crise. Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le Temps des Cerises, Paris, 2009
(5) Idem, pp.135-145
(6) Samir Amin, La déconnexion, pour sortir du système mondial, La Découverte, Paris, 1986.
(7) La résolution 41/128 a été adoptée le 4 décembre 1986 par 146 pays, avec une seule opposition : celle des États-Unis. La plupart des pays européens s’étaient abstenus.
(8) Samir Amin, Sur la crise, op. cit, pp. 93-94
(9) Itinéraire intellectuel, op. cit, p.5