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L’exception SÉnÉgalaise

Jeudi 12 mars 2020. J’ai passé la moitié de l’après-midi à Bargny. Avec mes meilleurs amis. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu un petit moment de communion, tous les trois. Seuls. Je ne me rappelle même plus de la dernière fois. Nous n’avons pas vu le temps passer. Nous nous sommes séparés, vers l’heure de la prière du crépuscule. Avec l’un d’eux, je dois rentrer à Dakar. Il faut faire vite pour ne pas arriver trop tard. Il n’y a pas de système de taxi collectif à Bargny. Il faut prendre un clando et aller jusqu’à Rufisque. Les rues sont presque désertes. Nous nous sommes néanmoins arrêtés cinq ou six fois. Interpellés par des passants qui connaissent mes amis.

Arrivés au garage Sonadis, à Rufisque, nous ne tardons pas à trouver un taxi qui va à Liberté-VI. La voiture est vite remplie. Un homme, la cinquantaine, est assis devant. Il est pharmacien. Nous nous asseyons derrière, avec un monsieur réservé. La discussion est vite engagée. Jusqu’à Dakar. Un débat animé, à propos du nouveau coronavirus, va nous opposer au pharmacien. Tout a commencé lorsque ce dernier nous a dit que son voyage en France a été reporté à cause de la maladie. Nous lui demandons ce qu’il pense de cette maladie et des répercussions sanitaires que cela peut avoir au Sénégal. “Il ne faut pas avoir peur. Le virus ne tuera personne ici. Nos saints nous protégeront. Comme cela s’était passé avec l’épidémie de peste, il y a 100 ans”, prétend le pharmacien.

Je ne sais plus qui de moi ou de mon ami a été le premier à lui dire que ces propos n’étaient pas fondés. La peste a fait des ravages au Sénégal. C’est un fait historique, indiscutable. Nous lui rappelons que nous ne vivons pas dans un pays immunisé, à l’écart du monde. Quelles que soient nos croyances et les réalités religieuses. Et qu’il faut, pour ne pas que la maladie se diffuse à grande échelle, arrêter toutes les manifestations. Surtout confrériques, qui drainent beaucoup de monde. Des personnes venues de pays où le coronavirus s’est propagé, vont y assister et peuvent être infectées. Nous avons poursuivi, en lui disant que ce serait même une sage décision de suspendre temporairement la prière commune du vendredi. “Aucune maladie ne peut rentrer dans une mosquée”, nous a-t-il rétorqué.

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Nous lui donnons l’exemple des autorités saoudiennes, qui ont décrété la suspension de la Omra. Et terre ne peut être plus musulmane que La Mecque. Il n’est pas de notre avis. Selon lui, le Sénégal est le centre du monde musulman. L’argument est discutable. Seulement, nous ne voulons pas le suivre sur ce terrain. Il s’agissait juste de lui faire comprendre l’urgence de prendre des mesures fortes, dictées par le bon sens élémentaire. Mais il n’a rien voulu savoir. Il a insisté pour nous dire que nous ne devons, en aucun cas, interdire les manifestations religieuses. Que ce sont nos prières qui viendront à bout de la maladie.

Sur l’instant, la réaction du pharmacien me paraissait incongrue. Une maladie dangereuse a été détectée au Sénégal. Sa réponse a été de dire qu’il ne faut pas surseoir aux activités religieuses. Or, il doit, par sa formation et son métier, tenir une position rationnelle concernant cette calamité qui secoue le monde. Pourquoi refusait-il de croire à la science en laquelle il avait sans doute prêté serment ? Parce que l’idée régulatrice de notre société est la religion et notre religiosité est essentiellement extrinsèque. Dirigée vers l’extérieur. Cette posture, opposée à la religiosité intrinsèque ou ésotérique, est une orientation “immature, qui procure un statut et de la sécurité”, comme le note le maître soufi Nader Angha.

Les sociétés humaines, face aux périls qui les menacent, apportent des réponses selon leurs valeurs socioculturelles. Il est tout à fait normal que la majorité des Sénégalais, lorsqu’ils sont assaillis par des doutes et des incertitudes se réfugient dans ce qui fait plus le plus sens pour eux. Le reste n’a parfois aucune pertinence. Nous n’accueillons la technique, les sciences que de manière utilitariste. Lorsque les promesses et les vérités scientifiques se heurtent à nos traditions singulières, religieuses surtout, elles sont neutralisées. Comme des objets sans véritable potentialité pratique. Même si elles sont objectivement vérifiables. Au Sénégal, notre approche de la science est purement instrumentale.

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Il y a partout des lois de la réalité. Qui ne restent pas éternellement inchangeables. Mais qui fondent l’esprit d’un peuple à un moment de son histoire. Le pharmacien s’est abrité dans le déni. Cela ne veut pas dire qu’il a supprimé son intelligence. Il s’est juste accroché à ce qui le protège. Ce qui lui permet de maîtriser ses peurs. Tous les peuples ont des croyances et des traits identitaires qu’ils poussent jusqu’au fanatisme. Tant que cela ne conduit pas au désastre, et à la haine, c’est excusable. C’est pourquoi la négociation sociale est inéluctable.

Ce qui ne doit, par contre, jamais vaciller, c’est la mesure des dirigeants politiques et des directeurs de conscience. Ils doivent, en toute circonstance, faire appel au rationalisme analytique et toujours garder une lucidité sur le monde. Quelles qu’en soient les conséquences. Cela justement a manqué lors cette période d’indécision pendant laquelle les autorités politiques étaient inaudibles. Alors qu’une grande partie du corps social continuait de nier la dangerosité du coronavirus, et qu’il fallait anticiper, et prendre des directives. Le pouvoir politique, au Sénégal, n’est pas faible. Mais nos dirigeants ont peur de scier la branche sur laquelle ils sont assis : la démocratie féodale. La tentation pour les hommes politiques est de toujours faire des concessions pour ne pas se mettre à dos les populations fixées dans le conservatisme sociétal.

Les hommes qui nous gouvernent ont tardé à faire preuve de fermeté. Ils ont un peu encouragé le déni d’une grande partie de la population, quant aux risques liés au coronavirus. Ils ont empêché le peuple sénégalais de prendre très vite l’exacte mesure de la maladie qui s’abat actuellement sur la planète. Alors qu’il fallait juste faire appel à la médiation des scientifiques, et prendre les décisions nécessaires, éclairées par la raison. Ils ont mis du retard avant de définir une stratégie cohérente de lutte, à l’application de laquelle toutes les couches de la société doivent se conformer. Surtout dans un pays qui a un système sanitaire moribond. C’est le manque de courage qui délégitimise le pouvoir politique. Qui permet aussi les discours et habitudes irrationnels, qui ne peuvent mener qu’à une catastrophe en chaîne.

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