Avec la pandémie du Covid-19, l’application de messagerie instantanée, est l’un des vecteurs de diffusion des fausses informations potentiellement dangereuses. Une réalité qui s’inscrit dans une crise de la confiance plus vaste. Analyse.
Les médias ont bien senti le vent numérique tourner, en diversifiant leur offre de supports : les articles de presse en ligne, de plus en plus de capsules vidéo, d’audios adaptés, sont venus enrichir leur éventail de présence pour s’adapter à la demande. L’inclusion d’une plus grande audience commande en effet, avec le nouvel écosystème des NTIC, d’investir les nouveaux réseaux sociaux, dont un en particulier, qui paraît, à bien des égards, le plus démocratique : WhatsApp. La filiale du géant Facebook, application de messagerie instantanée, contourne bien des difficultés classiques des producteurs d’informations, particulièrement dans le continent africain : la barrière de la compréhension de l’écrit, le clivage lettrés/illettrés, l’accessibilité, l’organisation en réseau, la praticité, les facilités de regroupement, la gratuité, la compatibilité avec l’usage dispatché et irrégulier d’internet. Autant d’atouts qui font de l’application un vrai canal d’observation, où l’on peut capter les mutations sociologiques actuelles dans les interactions sous leurs différentes formes, dans les échelles individuelles et collectives. Avec la pandémie du Covid-19 qui s’installe dans le continent, à l’inquiétude, succèdent la panique et la circulation d’informations douteuses, dont WhatsApp est le champ principal. Une situation, qui plus qu’un symptôme, ou le mal originel, est plutôt un révélateur de la grande crise de confiance qui s’exprime avec des teintures différentes, partout dans le monde.
Une application démocratique et inclusive
Le réseau est le canal par excellence de diffusion de tous types de messages. A vocations intime, associative, professionnelle, organisationnelle, il s’est imposé comme le fédérateur de toutes les classes, pour des usages différenciés. Avec l’épisode du Coronavirus, il est encore au cœur de la crise informationnelle connexe, avec la multiplication des messages transférés sans vérifications, prêts-à-consommer, parfois dangereux. Si, dans toute situation de crise, la maîtrise de l’information, réactive, corrective ou offensive, est un enjeu, sur WhatsApp, la donnée se colore d’une dimension nouvelle : celle de la multiplication des sources de propagation des fausses informations. L’aspect discrétionnaire et intime de l’application interdit à l’Etat, ou à toute autre institution, d’y réguler quoi que ce soit au risque de violer les principes de liberté souvent menacés, pour les acquis numériques. Face à cette relative incapacité à surveiller les contenus, c’est une foire bien souvent dangereuse qui s’étend, avec l’effet de rapidité, boosté par un autre effet, communautaire. Les nombreuses intentions louables de correction, de modération du phénomène, affrontent souvent une incurie assez prétentieuse qui peut, dans des formes radicales, revêtir les habits de la rébellion contre la parole dite officielle, donc opaque. Dans le cas actuel – au Sénégal en particulier mais pas que – les témoignages et la position d’observation participante, permettent d’être spectateur privilégié de tout l’afflux de messages, de photos transférés, d’audios, que les partages filtrent en leur donnant en fonction du nombre de vues, une certaine valeur. C’est proprement un lieu de transit, parfois délirant, des informations les plus loufoques, qui se transfèrent avec le grand crédit que leur accordent les usagers. Phénomène observé en temps calme, on le note plus nettement encore dans des situations de panique, où l’irrationnel se joint à des postulats anciens, à des croyances, à des savoir-faire, qui trouvent dans le réseau une publicité à peu de frais, dans un informel sophistiqué par les moyens technologiques. Même ceux qui servent l’Etat n’ont pas contribué à célebrer son esprit.
La Post-vérité, une conséquence annexe, pas la cause
Si l’élection de Trump a permis de voir éclore des développements sur ce qui est appelé la post-vérité, sujet abondamment traité par les sciences sociales, le débat reste animé sur la nécessité d’employer le terme, sa réalité effective. On pourrait simplement définir la séquence comme celle de la progression, voire du règne, des faits alternatifs et des informations trompeuses. La culture des fake news n’est pas simplement imputable à la faillite des médias. Dans la défiance, voire le nihilisme que portait la vague dégagiste qui s’est emparée du monde (Brexit, Trump, montée des extrêmes droites occidentales…), tous les corps consacrés de ce qui est perçu comme l’élite ont été chahutés, au profit de solutions alternatives. Les fakes news ne sont pas nouvelles, on pourrait remonter loin, mais les travaux, entre autres, de Gustave Lebon sur la psychologie des foules donnent une clé d’entrée pour prendre cette température mondiale, en ébullition contestatrice, et sa portée nihiliste voire destructrice. La disqualification des Etats comme symboles d’une captation des privilèges, au niveau mondial, dans le cycle qui commence, consacre des réseaux annexes, plus inclusifs, où les citoyens vont faire leur marché. Dans la sphère africaine, où le téléphone est devenu un outil d’émancipation, il y a une autre résonnance de cette mutation transformée par la pénétration technologique. Lionel Zinsou, l’ancien candidat malheureux à la présidentielle béninoise, l’avait bien senti en décrivant comment le continent avait réalisé un saut d’étape notamment avec la multiplication des téléphones portables, en sautant le palier du téléphone filaire. Depuis, nombre de travaux ont montré l’impact du téléphone (en particulier) dans le mobile-Banking, le paiement de factures, les envois d’argents, faisant même de certains pays africains, comme le Kenya, des pionniers dans le domaine. WhatsApp et son usage sur le continent, s’inscrivent dans ce sillage, avec une offre d’inclusion imbattable et en réalisant le vieux rêve de toucher le plus grand nombre, toutes catégories confondues. Mais ce succès qui faisait miroiter au continent une place de précurseur comme hub numérique, a ses revers. Ils ne sont parfois pas terribles. Ils ont conforté une certaine culture, parfois frauduleuse, avec le partage de livres en PDF, au mépris de la propriété intellectuelle. Sans parler des photos volées, de la clandestinité des contenus, le viol des intimités…Tout passe dans la circulation des informations dans une culture de la facilité, où le réseau est l’allié de ceux qui essaient de contourner les médias mainstream, par dessein ou par exclusion.
L’impuissance des acteurs politiques et médiatiques à réguler
Face à un tel torrent, le journalisme de vérification qui a accompagné l’ère de la Post-vérité, semble bien seul. Dans les grands groupes français, Le Monde, l’AFP, Libé, des rubriques ont pris le train en marche et les Décodeurs du Monde proposent, sous la direction de Samuel Laurent, de traquer les sites suspects. En Afrique, Africa Check se bat aussi, au front contre plusieurs ennemis dont les plus difficiles à combattre sont aussi sur l’application. Le chantier devient en effet double sur WhatsApp : en plus de traquer les fausses informations qui sont légion, les débunker – les débusquer et rétablir les faits – les vérificateurs se heurtent à un autre problème : celui de devoir affronter des croyances diverses et éclatées, cimentées bien avant les épreuves qu’ils doivent vérifier. Ce qui rend la tâche bien pénible. Il se présente en effet une autre dimension, à savoir que les rumeurs, les légendes, les mythes, les prêt-à-penser, les conseils de la grand-mère, les savoirs ancestraux ou nouveaux, qui transitent par ce canal, lequel gagne en écho dans le modèle de la prolifération. Et l’intention bienveillante qui préside à ce partage d’information, son côté récréatif, la complicité intime des échanges entre individus, les rendent peu suspects aux yeux de ceux qui les reçoivent parfois, et qui ne sont pas en mesure de le recouper et d’y poser un jugement rationnel. L’habitus qui s’en dégage est celui, très bien perçu par les usagers, d’une communauté solidaire où le partage est la licence et le passeport communs. Avant donc de penser à la Post-vérité, comme défiance symbole de notre temps, il y a lieu de penser à une pré-vérité, qui n’a jamais disparu et qui n’apparaît pas à la faveur de la situation, mais que les moyens numériques ne font que les accélérer, pour le meilleur et le pire.
Cette facilité à juger sans un regard expert correspondant à un esprit participatif, inclusif, qui est l’un des seuls à même de transcender les barrières de classes, et ce qu’elles induisent de cloisons dans la communication. L’anthropologie donne à ce titre de bons outils pour appréhender les logiques de la rumeur, qui n’appartient pas uniquement au registre du poison qui se diffuse mais qui est aussi, avec ses défauts, un langage politique, souvent celui des exclus qui en font litière, dans le grand discrédit auquel est confinée la parole politique. La problématique devient donc éminemment politique et sociale, car elle débouche sur un problème bien plus sérieux : l’Etat et ses injonctions, sa force coercitive, son sens même, sa violence symbolique et légitime, ses attributs de gestion de la cité, n’ont pas assez sédimenté dans une population qui continue, dans une large proportion, à ne les percevoir que comme des données importées. L’Etat importé, malgré l’établissement d’une bureaucratie et les générations formées à son service, reste une réalité dans les pays africains où les populations, souvent défavorisées, n’ont pas intégré son bénéfice, sons sens, son urgence, d’autant plus que cet Etat n’a bien souvent pas eu une bonne image, et s’est régulièrement montré sous ses plus mauvais habits.
L’Etat importé et non assimilé, un problème originel
Ainsi, dans les références qui tiennent lieu d’architecture des valeurs, les populations recourront bien plus volontiers à leurs adhésions religieuses, à leurs confréries, et à plus petites échelles, à leurs familles, éventuellement leurs ethnies qui créent un attachement plus fort, plus intemporel, et plus charnel qui explique que l’on veuille se « sacrifier ». L’une des hypothèses que l’on pourrait avancer, c’est celle de l’existence dans ces sphères d’une vraie transcendance, qui crée l’unité, à travers des éléments identificatoires forts, face auxquels le discours rationnel de l’Etat – qui pis est assimilé à l’ailleurs colonisateur – n’arrive pas à opposer un réel poids. Il se présente aussi une autre curiosité dans le schéma : l’absence d’un Etat compris, intégré, et pour utiliser un vocabulaire religieux, auquel les populations font allégeance, n’est pas incompatible avec l’existence d’une nation, qui à travers justement les symboles traditionnels, les temps forts nationaux, crée une réelle affinité et de vraies valeurs communes. L’idée d’un pays se construit ainsi, en utilisant la structure de l’Etat, sans en assimiler le sens, l’esprit, les implications, les sacrifices, déportés ainsi vers d’autres référents qui en deviennent les régulateurs de secours. Face à cette situation, il est imprudent de statuer que les populations commencent seulement, au gré des nouveaux épisodes, à se détourner de l’Etat. Qu’elles le sanctionnent tout simplement ; cela pourrait en effet jouer mais seulement à la marge, car la divergence avec l’Etat est originelle, et malgré les efforts notables de l’exercice démocratique, l’Etat n’a pas su réellement fédérer et séduire, et s’est donc complu à plus simple : cogérer un pouvoir moral et institutionnel, au risque de perdre de son identité. Ses serviteurs, depuis des décennies, n’ont pas promu son idée auprès des populations. Elles en gardent, en conséquence, l’image patrimoniale de distributions arbitraires et claniques des biens. Il représente un moyen et non une fin. C’est cet Etat proprement hybride, avec ses abadons de prérogatives à d’autres sphères morales, qui gouverne au Sénégal. Ce qui explique la paralysie partielle des gouvernants : tous leviers en main, mais semblant pourtant amorphes, réduits, avec les lois du marché, la réalité de leur faiblesse pour impulser, les tentations claniques et parfois le déficit de savoir-faire, ils deviennent des éléments du fatalisme qui règne sinon la cause même.
Les relais populaires, comme WhatsApp et le vecteur qu’il constitue, s’inscrivent en partie dans cette configuration. Ils ne transforment pas le réel, ne le révolutionnent pas, mais l’exacerbent, comme un accélérateur de particule, car même les messages de l’Etat qui y transitent semblent avoir moins de poids ou de prestige que l’habitude des partages, qui entrent dans un circuit que connaissances, affinités, proximité, aident à installer. Il y a lieu de songer à une exploration bien plus profonde de la pré-vérité, sans doute bien plus importante que la post-vérité, et son allure moderniste. L’application ne transforme qu’à la marge, elle expose. Les faits de ce genre ne sont ni nouveaux, ni inédits, ils participent d’une dialectique politique, où les colorations politiques partisanes, et les appartenances, influent largement sur le message. L’univers de WhatsApp n’est pas un moyen-âge des infos, une contre-société de l’ombre, mais bien la nôtre, où les usagers sont encore, bien plus que le canal, les sujets à interroger. Il ne s’y passe en fin de compte que ce qui se passe dans la société, dont elle est à peine le miroir déformateur, mais celui caricaturant qui appuie le trait. La critique vive du journalisme, plus largement des médias comme captifs des logiques de puissance, crée une marge bien plus forte qui rejoint des vieilles rengaines conspirationnistes qui, si l’on lit le philosophe Frédéric Lordon, ne sont pas que les délires infects de marginaux, mais un langage politique. Et on peut ajouter, un radical désir d’inclusion.
Au danger, potentiellement mortel, de la circulation des fausses informations en tant de pandémie, les Etats africains ont un défi important, celle de l’inclusion sans le populisme. Celle de retrouver une autorité légitimité. Avec une santé publique très déficiente, se superposent les problèmes matériels et philosophiques. Le mythe souvent promu de la transformation des consciences grâce à la technologie, montre une de ses limites. Au Sénégal par exemple, le plus urgent, semble être la nécessité de fonder les bases d’une organisation sociale ingénieuse et efficace. C’est le prérequis à toute indépendance et le seul levier pour nourrir, soigner, éduquer les populations. C’est dans le chaos de cette absence que WhatsApp, et d’autres réseaux, étendent leur aire qui mixent hélas, la pré et la post vérité.