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Les Conditions Morales De La Lutte Contre L’antisémitisme

Si je vous ecris, c’est d’abord pour vous rassurer. Je suis a Johannesburg. Je me porte bien, et je suis en sécurité. Les premiers qui sont venus a mon secours et qui m’ont prêté leurs voix, ce sont des savants, intellectuels, chercheurs, écrivains, artistes et diplomates israéliens, juifs, allemands et palestiniens. Certains d’entre eux, je ne les connaissais que de nom.

Vous savez combien nos voix sont fragiles, tant elles comptent si peu dans les rapports de force qui determinent le cours de notre monde. Vous savez par ailleurs combien il est facile de nous faire taire, même lorsque nous avons des choses à dire. S’ils ont choisi de prendre publiquement la parole, c’est en très grande partie parce qu’une très grave injustice etait en train d’etre commise en plein jour, et ils n’auraient guère supporte de rester silencieux.

Je vous écris aussi pour réaffirmer une double conviction que beaucoup d’entre nous partagent.

La lutte contre l’antisémitisme et le néo-nazisme releve de l’urgence absolue. De par sa singularite, le projet d’annihilation des Juifs en plein coeur de l’Europe moderne constitua une implacable rupture dans la conscience non seulement européenne, mais dans celle de l’humanité dans son ensemble. Nier ce fait essentiel dessert toutes les luttes pour la justice et l’égalité dans le monde, et pas seulement la lutte “contre la haine des Juifs”.

En retour, le combat sans concession contre l’antisemitisme ne saurait, ni sur le plan philosophique, ni sur le plan éthique, servir de prétexte pour alimenter les racismes contre d’autres peuples de la terre, pour les réduire au silence, étouffer leur plainte, ou disqualifier les rêves d’égalité, de justice et de liberté qu’ils portent.

Que se passe-t-il ?

J’ai reçu d’innombrables messages de personnes qui, alarmees, s’inquiètent à mon sujet, au sujet de mon bien-être et au sujet de ma sécurité, et à juste titre. Ils ont en effet appris que depuis plusieurs semaines, je fais l’objet d’attaques totalement infondées, aussi loufoques que vicieuses, de la part de milieux de droite et d’extreme-droite en Allemagne.

A l’origine de cette campagne de diffamation se trouve un politicien local de la Rhénanie Nord-Westphalie. Il s’appelle Lorenz DEUTSCH. Il ne me connait pas et je ne le connais pas. Il est officiellement membre du FPD. Certains d’entre vous me demandent s’il entretient quelque lien que ce soit avec les milieux neo-nazis et ultra-nationalistes. Je n’en sais rien.

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Tout ce que je sais, c’est qu’il ne voulait pas que je prononce la grande conférence d’ouverture du Festival de la Ruhrtriennale de cette année. Le Festival a été annulé pour cause de Covid-19.

Notre politicien ne pouvait pas dire qu’il ne voulait pas d’un Nègre au Festival. Il ne pouvait pas dire qu’il s’opposait à moi parce que je soutiens des thèses anticoloniales. Ou que j’ai pris position pour la restitution des objets d’art africains. Ou que je m’oppose au traitement que l’Europe fait subir aux migrants et aux demandeurs d’asile.

Alors il a trouvé mieux. Lui est venue a l’esprit une idée diabolique. Un Negre antisemite, ca pouvait faire d’une pierre deux coups !

Comment expliquer autrement cette vaste campagne de diffamation aux relents racistes ?

Il a pretendu que j’étais un membre du BDS (un mouvement d’origine palestinienne qui prône le boycott d’Israel comme moyen de faire échec à l’occupation). Absolument faux. En fait, je n’appartiens à rien, à aucune église, à aucun parti politique, à aucune organisation. Je ne suis même pas membre du syndicat des enseignants de mon université.

Mais pour DEUTSCH, l’idée qu’un Nègre puisse réfléchir tout seul et prendre des positions morales tout seul est insupportable. Un Nègre est un objet que l’on manipule. Le Parlement allemand ayant décreté que le BDS était un mouvement antisemite, Lorenz DEUTSCH s’est dit qu’il suffisait que lui, dans sa toute-puissance, m’affilie de façon imaginaire au BDS pour que je sois effectivement antisémite.

Il est ensuite allé fouiller dans l’un de mes derniers livres, ‘POLITIQUES DE L’INIMITIE’, puis dans une préface écrite pour un ouvrage publié il y a une dizaine d’années par des chercheurs africanistes (intitule THE POLITICS OF ANALOGY). Il a retenu deux passages sur lesquels il s’appuie pour affirmer que: (1) je compare l’Holocauste et l’Apartheid (et relativise, ce faisant, l’Holocauste); (2) je compare l’Etat d’Israel à l’Etat d’Apartheid (et donc je nie le droit d’Israël a l’existence).

Totalement faux. A-t-il seulement pris la peine de lire ? Je défends exactement la position inverse. Par exemple, dans la préface, je réaffirme en toutes lettres “le droit d’Israel à l’existence”.

Dans POLITIQUES DE L’INIMITIE, au détour d’une reflexion sur l’état de notre monde, je m’arrête sur les politiques de séparation sous leurs différentes manifestations dans plusieurs regions du globe. Sur la base d’études ethnographiques faites par les chercheurs israéliens eux-memes (auxquels je renvoie libéralement), j’évoque la situation dans le West Bank et a Gaza. En réalité, je me contente de résumer ce que tout le monde sait, à commencer par les Israéliens eux-mêmes. Mais non, aux yeux de DEUTSCH, tout cela ne vaut rien. Ce qui compte, c’est son préjugé.

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Pour vous dire a quel point Lorenz DEUTSCH est de mauvaise foi : en vérité, je ne crois meme pas qu’une comparaison entre la politique israelienne dans les Territoires occupes et la politique d’Apartheid soit fructueuse. Je l’écris noir sur blanc dans la préface en question. Il ne s’agit pas seulement de deux trajectoires singulières. Chacune a, pour ainsi dire, son historicité propre.

Il me reproche enfin d’avoir soutenu une pétition d’universitaires sud-africains exigeant la fin des échanges entre l’université de Johannesburg et l’université Ben Gourion en Israel, ce qui, selon lui, démontrerait mon hostilité à l’égard de l’Etat d’Israel.

Oui, j’ai signé la pétition parce que l’université Ben Gourion était accusée d’avoir des liens avec les Forces de défense israéliennes et l’industrie de l’armement, facilitant ce faisant et structurellement l’occupation en Palestine.

Pour le reste, Dieu soit loue, DEUTSCH qui prétend etre un libéral n’est pas au pouvoir en Afrique du sud. Avec lui, les Nègres n’auraient jamais eu le droit de signer des pétitions !

Instrumentalisation de l’antisémitisme

Les choses ont pris une tournure dangereuse lorsque, armé de son tissu de mensonges, Lorenz DEUTSCH est alle voir Felix KLEIN, le Commissaire du gouvernement fédéral pour la lutte contre l’antisémitisme et le lui a fait endosser. De manière fort imprudente, ce dernier s’est alors fendu de déclarations dans les medias. Depuis lors, il ne se passe plus un seul jour sans que soit publié un article à mon sujet, que ce soit dans la presse regionale ou nationale.

L’affaire a pris une tournure internationale. Des savants, chercheurs, artistes et écrivains juifs et israéliens de très grande renommée ont signé une lettre ouverte. Elle est adressée aussi bien à la Chanceliere Angela Merkel qu’au Ministre allemand de l’intérieur. Elle fustige ces fausses accusations, exige le licenciement de Felix KLEIN, et s’insurge contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme à des fins idéologiques et de censure, ou dans le but d’étouffer toute critique de la politique israélienne dans les Territoires Occupés.

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Des universitaires allemands ont, de leur coté, publié une Lettre de Solidarite qui condamne les accusations mensongères et défend la liberté académique.

La semaine prochaine, une petition internationale signée par plus de 300 universitaires de nationalités diverses sera adressée aux autorités allemandes. Elle condamnera une fois de plus l’instrumentalisation de l’antisémitisme à des fins qui n’ont rien à voir ni avec la protection des Juifs, ni avec la lutte veritable contre les racismes.

Si le cas MBEMBE est en passe de devenir emblématique, et s’il continue de susciter autant de passions en Allemagne, c’est parce qu’il touche au coeur meme de l’identité de ce pays.

L’Allemagne s’est reconstruite au lendemain de l’Holocauste contre l’antisémitisme. On pourrait aller jusqu’a affirmer que lutter contre l’antisémitisme fait partie de l’une des raisons d’être de l’Etat allemand.

Mais il devrait être clair, aussi bien pour l’Allemagne que pour toutes les autres nations de la Terre, que si nous voulons veritablement éliminer l’antisémitisme, il est de notre intérêt à tous de ne pas l’instrumentaliser dans le but de réduire au silence (ou de faire la chasse aux sorcières contre) ceux qui ne sont pas comme nous.

Pour terminer, je dois vous dire une chose.

Parce qu’il s’est exprimé au titre de ses fonctions fédérales, et donc au nom de l’Etat allemand, Felix KLEIN me doit des excuses publiques, et jusqu’a mon dernier souffle, je ne cesserai point de les lui demander.

Je ne suis pas le seul à avoir subi ce lynchage. Beaucoup d’autres intellectuels, souvent originaires ou descendant de pays du Sud, ont été soumis au meme supplice recemment. Ayons une pensee pour eux.

Il s’agit de : Kamila SHAMSIE, Walid RAAD, Nirit SOMMERFELD et Stephanie CARP.

Pour ceux qui sont préoccupés par la montée de l’antisemitisme dans le monde, mais qui sont en même temps opposés a toute instrumentalisation de cette cause, mon cas est sans doute le cas de trop. C’est peut-etre la raison pour laquelle tant de figures parmi les plus qualifiées dans nos disciplines ont pris ma defense, à commencer par des universitaires israéliens et juifs (puisque ce sont eux-mêmes qui tiennent à decliner ainsi leur identité !).

En attendant, je vous remercie tous et toutes.

Texte recueilli de la page Facebook de l’auteur







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