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L’histoire De Saliou Baldé

L’histoire De Saliou Baldé

Lundi 4 mai 2020. Je suis avec Cheikh. J’ai quelques courses à faire en ville, en ce début d’après-midi. J’ai rarement vu le quartier du Plateau aussi peu animé. Il n’y a personne à l’entrée du centre-ville. Tout est calme, en face de la Direction générale des douanes. D’habitude, beaucoup de marchands ambulants et de mendiants attendent, à cet endroit, les voitures qui viennent de la Corniche. Où sont-ils ? En longeant l’avenue Peytavin, le calme devient plus saisissant. Les grands arbres, qui trônent le long des couloirs, s’affirment. Majestueux. Ils sont joyeux. Comme si la solitude leur rendait plus d’éclat et de gaieté. Le soleil est au rendez-vous. Il est vif aujourd’hui. Je me protège de ses caresses déplaisantes, en redressant le pare-soleil de la voiture. 

J’ai l’impression d’un manque. Quelque chose d’important a disparu, on dirait. Je trouve ça triste. Les tables qui jonchaient les trottoirs du marché Sandaga sont absentes du décor. Les petites rues, d’habitude encombrées d’étals et d’humains, sont presque dégagées. Des bacs à fleur sont installés sur le rond-point Sandaga. Un peu moche, je trouve. Il y avait peut-être mieux à faire. Pourquoi le fleurissement urbain semble toujours laid ? Je pose la question à Cheikh. Lui, non plus, ne trouve pas joli ces gros pots de fleurs jetés improbablement au milieu de la rue. Par contre, il est content de voir le centre-ville “respirer”. Il trouve que c’est génial de pouvoir circuler tranquillement dans les rues de Dakar. Il n’a jamais pensé que certains chemins pouvaient  être désobstrués. Et qu’ils étaient destinés à la circulation. 

Notre discussion a porté, pendant longtemps, sur l’atmosphère inédite qui règne sur le quartier du Plateau. Que nous avons traversé de long en large, presque. Nos pérégrinations nous ont même menées jusqu’à la Corniche-Est. Comment organiser les espaces communs pour que tout le monde y trouve son compte ? Pour que le citadin et le marchand vivent en bon voisinage ? Comment créer des souks multicolores, accueillants et ordonnés ? Peut-être qu’il faut commencer par fermer une grande partie du Plateau à la circulation automobile. Des rues piétonnes partout en centre-ville. Ça serait génial, non ? Ça se fait bien ailleurs. C’est possible de le réaliser ici. Nous avons discuté de l’aménagement de la ville. Jusqu’à ce que Cheikh me parle d’une histoire qui m’a un peu bouleversé. Une histoire cruelle. Qui dit, à mon sens, tout le tourment de la jeunesse du Sénégal.

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Je vais vous conter cette histoire, telle que Cheikh me l’a relaté. Un jour, ce dernier a été interpellé par un jeune homme. Très maladroitement. 

– Grand, peux-tu m’aider ? Je viens de sortir de prison et je n’ai absolument rien avec moi.

– On ne peut pas s’adresser à quelqu’un que l’on ne connaît pas de la sorte. Sans lui dire bonjour et de manière aussi brutale ?

– Je suis désolé. Je ne connais personne ici. Je cherche juste quelqu’un pour me dépanner. Je veux rentrer à Kolda.

– Qu’est-ce qui me prouve que tu viens de sortir de prison ? Tu as ton billet de sortie avec toi ?

– Oui, le voici. 

– Tu étais dans quelle chambre ? Connais-tu O. D. ? C’est mon ami.

– Oui. C’est un super gars, très sympa. Il partage son repas avec tout le monde. Il est très respecté là-bas. Il a même maintenant son propre lit.

– Tu t’appelles comment ?

– Saliou. Saliou Baldé.

Cheikh lui a remis une somme d’argent et quelques habits. Mais, il lui a expliqué que le transport interurbain est actuellement interdit. Il lui a aussi dit qu’il pouvait compter sur lui. En cas de nécessité, il n’a qu’à venir dans le même lieu, où ils se sont rencontrés. Tout le monde le connaît ici. C’est un peu son QG. L’ancien détenu l’a remercié, et a insisté : il se débrouillera pour rentrer à Kolda. 

Saliou Baldé lui a précisé les raisons de son incarcération, lors de leur échange. Il était maçon dans un chantier à Cité Kër Goorgi. Il habitait dans l’immeuble en construction, avec d’autres ouvriers. Un soir, avec ses camarades, ils fumaient du yamba. Comme d’habitude. Comme le font beaucoup de jeunes de leur âge. Pour suspendre le temps. Pour éteindre les murmures de leurs angoisses. Pour goûter à la vacuité de l’esprit. Pour s’échapper des corps, meurtris par le labeur. Pour fuir la responsabilité d’une vie de tourments. Pour prendre une bouffée de liberté. Pour vivre dans une dimension sans temps, sans confusion, sans soucis. Pour se promener dans des spectres irréels et euphoriques. Pour habiter une dimension pacifique. Alors qu’ils grillaient paisiblement leurs joints, des flics ont débarqué. Ils ont tous été arrêtés. Selon Saliou Baldé, l’alerte a certainement été donnée par une voisine. Ils seront déférés à Rëbës.

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Finalement, Saliou Baldé n’a pas pu rentrer à Kolda. Il a essayé pourtant, en trouvant un camion de transport. Mais, l’aventure s’est terminée à Diamniadio. Il a acheté un nouveau téléphone et a appelé Cheikh. Il l’a chaleureusement remercié. Il lui a expliqué sa nouvelle situation et a prié longuement pour lui. Il lui a annoncé qu’il a trouvé un boulot, dans un nouveau chantier. Il a pu trouver un logement. Pas trop cher. Dans le petit bidonville qui se trouve à l’ancienne piste. Cette histoire m’a beaucoup ému. Elle montre les méfaits de l’extrême pudibonderie de la société sénégalaise. Les faux-semblants qui nous empêchent d’avancer, en discutant sainement. 

L’usage et la consommation de drogue sont interdites par la loi, au Sénégal. Prohibées par la morale. La voisine a sans doute été incommodée. Et les services de l’ordre ont fait leur travail. Tout cela semble bien normal. Mais Saliou Baldé, qui a quitté son Kolda natal pour venir s’échouer à Dakar, parce qu’il n’avait pas d’autres perspectives, parce que le hasard de la naissance ne lui promettait pas de larges possibilités de réussite, parce que dans son pays la jeunesse est abandonnée à elle-même, a été écroué pendant six longs mois. Beaucoup de jeunes fument. Ce sera encore le cas à l’avenir. La répression aveugle n’y changera rien. De même aucun recours à la morale ne fera cesser les envies d’évasion. D’une jeunesse qui se cherche et qui veut vivre. 

Les peuples responsables délibèrent pour aller de l’avant. Ils ne s’enferment pas dans des logiques de châtiment et de fondamentalisme étroit. Pourquoi envoyer des jeunes en prison, pour la seule raison qu’ils fument du yamba ? Au lieu de déranger les forces de l’ordre et les magistrats, déjà débordés, ou de surpeupler davantage les prisons, d’autres possibilités existent. La première relèverait de l’assouplissement de la loi sur la consommation du cannabis. Elle consisterait au paiement d’amendes ou à des travaux d’intérêt général pour les contrevenants. En plus de cela, des campagnes de prévention contre les dangers de la drogue pourraient être organisées, régulièrement, dans les écoles. Et même faire partie du programme d’enseignement. Cela pourrait réduire dans le long terme l’usage de la drogue mais ne l’abolirait pas. 

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La seconde réponse serait la légalisation du yamba. On peut d’emblée avoir des incertitudes, ou être angoissé par cette perspective. Et penser aux malheurs que cela pourrait avoir sur la jeunesse de notre pays. Majoritairement désoeuvrée. On peut imaginer les probables répercussions sur la santé publique. Des fous partout ? Justement, non. En tout cas, pas selon les études menées dans les pays où le cannabis a été légalisé. Mieux, la légalisation permet de contrôler les activités criminelles liées à la vente du yamba. En faisant rentrer le yamba dans le circuit de l’économie formelle. Ce qui serait une manne financière utile, qui pourrait être redéployée dans les politiques de Jeunesse et de Santé. De toute façon, c’est une question de temps. Dans 5 ans, 10 ans, 25 ans ? Le monde suivra cette évolution. Le Sénégal aussi.

Ces solutions doivent être débattues pour des raisons de bon sens. Car la violence subie par des jeunes comme Saliou Baldé est disproportionnée. Abjecte. Pourtant elle est banale. Ce n’est pas éthique de fermer les yeux face à cette brutalité de la loi, sur l’utilisation du yamba. L’inquisition et l’incantation de valeurs et principes moribonds ne mèneront absolument à rien. Sinon à la punition des plus faibles. Ce sont des impostures. Elles ne profitent qu’à la souche sociale dominante. C’est vulgaire de laisser croupir un jeune, à la fleur de l’âge, en prison, pour avoir seulement fumé du yamba. Notre pays peut, aussi, discuter, de ces choses-là. Tout de suite, sans tabou. En faire des sujets de société. Faudrait encore que sa jeunesse se fasse violence. Qu’elle soit plus courageuse et impose ses vrais problèmes dans le débat public. Sans s’en remettre au consensus d’une société qui n’accorde que très peu d’intérêt à son avenir. 

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