I. INTRODUCTION
Le Sénégal vient de célébrer soixante années d’indépendance dignement méritée après plusieurs siècles de colonisation. Durant la période coloniale, le Sénégal était spécialisé dans la production d’arachide pour satisfaire les besoins de la Métropole et en retour devait consommer le riz provenant d’Indochine. En effet, l’administration coloniale pouvait se procurer le riz d’Indochine à vil prix, ce qui lui permettait d’accroitre les superficies et la production arachidière pour l’exportation. C’est ainsi qu’entre 1956 et 1961, 77 pourcent des importations de riz de l’Afrique Occidentale Française (AOF) et 45 pourcent des importations de riz de l’Afrique de l’Ouest étaient destinées au Sénégal. Depuis l’indépendance du Sénégal en 1960 jusqu’à nos jours, la dépendance alimentaire du pays n’a pas encore été renversée malgré toutes les bonnes intentions des régimes qui se sont succédés. Il est regrettable de constater que les importations alimentaires continuent d’augmenter au Sénégal. Pour toutes les denrées alimentaires de première nécessité comme le riz, l’huile, le blé, le lait, le Sénégal est toujours un pays importateur net. La pandémie de la Covid 19 doit être une opportunité à saisir pour renverser la tendance.
II. COVID 19 ET INDÉPENDANCE ALIMENTAIRE
Le marché est un volet important de l’économie mais n’est pas l’économie. Le social, l’humain, la solidarité doivent être mieux intégrés dans les politiques publiques et ne pas considérer uniquement le marché. La pandémie du covid19 a montré les limites du système de marché ou laisser-faire. Les pays du monde ont fait un repli sur eux-mêmes en fermant leurs frontières, leurs aéroports empêchant la libre circulation des personnes. Le trafic par frêt aérien bien qu’autorisé ne peut pas garantir l’approvisionnement total des pays importateurs en produits alimentaires. Cela est dû au fait que la Covid 19 ayant surpris le monde entier, a créé une incertitude qui fait que les pays qui ont des excédents alimentaires seront obligés d’être prudents et garder leurs surplus pour détenir des stocks stratégiques de précaution afin de pouvoir lutter contre les pénuries éventuelles au cas où la Covid 19 devrait durer dans le temps et dans l’espace. Cela fait que les pays importateurs nets de produits alimentaires comme le Sénégal risquent de connaitre des difficultés d’approvisionnement si la pandémie perdure. La disponibilité de stocks alimentaires devient ainsi une arme stratégique très puissante ou un bouclier de protection qui permet de lutter contre les pénuries artificielles et les pénuries réelles. Il est donc nécessaire de promouvoir l’indépendance alimentaire du Sénégal comme stratégie de développement et de résilience agricole. La pandémie de la Covid 19 est une très bonne opportunité pour dérouler cette stratégie. Dans cette contribution, l’indépendance alimentaire est définie comme a) l’accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive pour mener une vie active et saine basée sur des politiques agricoles et alimentaires les mieux adaptées possibles; b) la constitution de stocks de sécurité; et c) la disponibilité éventuelle de surplus à exporter. Ainsi selon notre définition, l’indépendance alimentaire englobe la sécurité et la souveraineté alimentaires plus les stocks stratégiques et le surplus éventuel qui pourrait être exporté. Cela veut dire que pour le Sénégal, l’indépendance alimentaire doit s’appuyer sur un panier de produits locaux qui vont constituer les forces motrices endogènes de la stratégie au lieu de se baser sur un ou deux produits uniquement.
III. NÉCESSITÉ DE PRODUIRE CE qUE NOUS CONSOMMONS ET FAIRE LA TRANSFORMATION SUR PLACE
Avoir une indépendance alimentaire durable se pose avec acuité pour le Sénégal. Non seulement il faut produire ce que nous consommons, les transformer localement pour créer de la valeur ajoutée et des emplois, mais également promouvoir la consommation des produits locaux, constituer des réserves stratégiques de précaution pour faire face à des pandémies comme la Covid 19 et exporter le surplus éventuel. Les réserves stratégiques sont importantes car elles permettent de faire un rééquilibrage entre l’offre et la demande de produits alimentaires pour protéger les consommateurs. La valorisation de nos produits locaux et leurs consommations doivent être encouragées à cause de l’apport de ces produits en vitamines et en minéraux et leur impact sur la santé des populations. Les instituts de recherches et de transformation tels que l’Institut Sénégalais de Recherches Agricoles (ISRA), et l’Institut de Technologie Alimentaire (ITA) ont une très grande expérience dans la valorisation des produits locaux. Les produits comme le mil, le sorgho, le maïs, le niébé, le fonio, le sésame entre autres, devraient être mieux valorisés au Sénégal afin de faciliter une consommation de masse. La transformation des produits alimentaires sur place en respectant les normes de qualité et d’hygiène est une exigence du Plan Sénégal Emergent Industriel (PSE Industriel) et doit être une priorité nationale pour promouvoir l’indépendance alimentaire du pays. Elle doit également permettre au Sénégal de mieux se positionner dans la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA). Quelles sont les actions qui doivent être menées pour le succès de la politique d’indépendance alimentaire?
IV. ACTIONS NÉCESSAIRES POUR FACILITER L’ATTEINTE DE L’INDÉPENDANCE ALIMENTAIRE AU SÉNÉGAL
1. Promouvoir l’Agriculture (avec A), incluant les productions agricoles, maraichères, l’élevage et les productions animales, la pêche et l’aquaculture, la foresterie, et l’agroforesterie ainsi que l’arboriculture fruitière et la transformation sur place des produits. Cela pourrait réduire notre dépendance alimentaire et augmenter notre résilience aux changements climatiques et à la pollution de l’air.
2. Créer de véritables pôles régionaux de développement et stimuler les échanges commerciaux entre les différentes régions sur la base de leurs avantages comparatifs et compétitifs en produisant ce que nous consommons et en consommant nos produits locaux. Ce serait un important bouclier de protection pour réduire le risque de dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur. Toutefois les produits locaux devraient être de très bonne qualité, respecter les normes d’hygiène, et être disponibles dans l’espace et dans le temps. Le Sénégal a des superficies et des technologies agricoles disponibles, des ressources humaines de qualité et des instituts de recherches agricoles et de technologie alimentaire appropriées pour réaliser une indépendance alimentaire endogène.
3. Allouer plus de ressources financières à la recherche Agricole (agriculture, élevage, pêche et aquaculture, horticulture, foresterie et agroforesterie) et la recherche sur les technologies modernes de transformation alimentaires pour libérer davantage le génie Sénégalais.
4. Développer l’aquaculture qui peut être une niche d’emplois et d’octrois de revenus pour les jeunes tout en renforçant la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations.
5. Encourager une collaboration intersectorielle plus accrue entre le Ministère de l’Agriculture et de l’Equipement Rural (MAER) et le Ministère du Commerce et des Petites et Moyennes Entreprises. C’est-à-dire ces deux ministères doivent accroitre leur solidarité pour mieux planifier les importations de produits alimentaires pour éviter les méventes que les producteurs connaissent souvent à cause d’une présence massive de produits alimentaires importés sur le marché.
6. Réduire les importations de lait en poudre par la modernisation de l’élevage. Le Sénégal est classé deuxième pays importateur de lait en poudre en Afrique de l’Ouest derrière le Nigéria qui a une population estimée à 206 millions d’habitants contre 16 millions pour le Sénégal. En outre, le lait en poudre consommé au Sénégal contient 30% d’huile de palme, ce qui réduit sa richesse en protéines. Avec le nombre de médecins vétérinaires extrêmement qualifiés dont regorge le Sénégal et avec une population de plus de 3500000 têtes de bovins, les importations de lait en poudre devraient être réduites afin de revaloriser la production et la consommation locale de lait. Selon les statistiques disponibles, au Sénégal, les importations de lait en poudre sont passées de 35 milliards en 2012 à 70 milliards en 2017. En 2016, les importations de lait en poudre du Sénégal (29773 tonnes) ont été supérieures à celles de la Côte d’Ivoire (20000 tonnes) et du Ghana (10000 tonnes).
7. Promouvoir l’agriculture irriguée, surtout la petite irrigation, pour permettre une production continue de produits alimentaires et de production fourragère dans le pays au lieu de se baser uniquement sur les trois mois de pluviométrie. Si le Sénégal mettait l’accent sur l’utilisation des eaux souterraines tout en veillant à la recharge artificielle des nappes phréatiques pour augmenter la pérennité des sources, l’atteinte de l’indépendance alimentaire pourrait s’accélérer.
Dans chaque zone le peu de pluie qui existe devrait être collectée, décantée et filtrée avant d’être réinjectée vers les nappes d’eaux souterraines. Cela ferait durer plus longtemps la disponibilité de l’eau dans les nappes phréatiques.
Ousseynou NDOYE, PHD,
ECONOMISTE AGRICOLE ET FORESTIER ANCIEN FONCTIONNAIRE DE L’ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L’ALIMENTATION ET L’AGRICULTURE (FAO)