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Comme Un DÎner D’adieu (3/4)

Comme Un DÎner D’adieu (3/4)

Allait-il pour autant se fondre dans le troupeau et se mettre à bêler ce Je suis Charlie inepte et racoleur ? Non, les choses ne pouvaient pas être aussi simples. Il avait du mal à comprendre l’engouement soudain de millions de gens pour la pensée unique au moment même où ils s’imaginaient agir ainsi, parfois sincèrement, au nom de la liberté de conscience et du respect de la diversité des opinions.

Deux mots vinrent à l’esprit de Dembo. Naïveté. Cynisme. Il n’aimait ni l’un ni l’autre. Et Dembo Diatta savait très bien quel épisode de sa modeste carrière littéraire avait fini par le rendre aussi suspicieux et, ricanaient certains dans son dos, quasi paranoïaque.

Cet épisode mérite que l’on s’y arrête.

S’étant mis en tête un jour d’écrire enfin une «pièce totale», il avait décidé de tout faire pour mieux comprendre, concrètement et du dedans pour ainsi dire, les guerres, attentats-suicide et insurrections populaires devenus si banals que plus personne n’y prête, aujourd’hui encore, attention. Il lui importait par-dessus tout de clouer le bec par son futur grand’œuvre à tous ceux qui voyaient en lui, sans jamais oser le dire ouvertement, un écrivain mineur, juste bon à s’attirer les vivats d’un public ignare par de grossiers appels du pied scéniques.

L’expérience faillit le rendre fou.

Il faut aussi dire que, comme à son habitude, Dembo Diatta n’avait pas fait les choses à moitié. Lui qui jusque-là ne s’était intéressé qu’aux pages sportives des journaux, se mit en devoir d’éplucher de gros ouvrages et des documents en ligne sur l’Irak, la Somalie, le Soudan, l’Afghanistan et le Mali. D’un naturel obstiné et méticuleux, il notait tout et ne rechignait à aucun travail de vérification. D’après ce qu’il avait cru comprendre, et c’était là un point essentiel de sa démarche, seuls les fomenteurs de guerres, les marchands d’armes, les leaders des grandes puissances et les patrons des multinationales avaient une vision d’ensemble, parfaitement cohérente, des événements mondiaux. Et ils étaient aussi les seuls à avoir une idée plus ou moins nette de ce que serait dans cinquante ans la terre des hommes. Dembo s’efforça donc de faire comme eux, de se délester de tout romantisme et de ne jamais bondir d’un désastre humanitaire ou d’une guerre civile à une autre. Il y avait forcément un lien entre toutes ces catastrophes, comme entre les soixante-quatre pièces d’un échiquier. Même entre la Côte d’Ivoire et l’Ukraine ? lui lançait-on. « Pourquoi pas ? rétorquait-il aux railleurs, moi je ne peux rien écarter à l’avance.» Soyons franc : parfois, oui, Dembo – qui se disait en outre fasciné par « l’immense silence de la Chine » – poussait le bouchon de la suspicion un peu loin. Du reste, ses amis jugeaient suspecte sa brusque et tardive passion pour la politique internationale et le soupçonnaient de verser dans les théories du complot. À quoi il répondait avec un petit sourire méprisant : « Il y a certes des centaines de milliers de conspirationnistes dont beaucoup sont carrément cinglés mais cela n’empêche pas qu’il y ait de temps à autre des complots et des manipulations bien réels ! » Et il ajoutait : « Vous pouvez me croire, on en a encore en pagaille, de ces fichues manœuvres de déstabilisation occultes, ou alors moi, Dembo Diatta, je ne suis pas le fils de ma mère et de mon père ! »

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On s’en doute : Dembo Diatta n’écrivit jamais son chef-d’œuvre théâtral. Seuls avaient survécu à son éprouvante quête de vérité, parmi les fichiers d’un vieux MacBook Pro, un titre prétentieux et sibyllin (« Le temps des Sept misères ») et quelques esquisses de dialogues et d’indications pour une improbable intrigue. Mais sa petite virée au cœur des ténèbres n’avait pas été tout à fait vaine. Elle avait même littéralement fait de lui un autre homme. Elle lui avait appris à se méfier des fausses évidences astucieusement glissées par les medias aux oreilles des citoyens ordinaires. Aucune déclaration des leaders des pays riches ne lui semblait jamais tout à fait anodine. Ce n’est pas à Dembo Diatta que l’on aurait pu faire gober, par exemple, la fable simpliste d’un monde divisé en amis et ennemis des libertés individuelles. Les bombardements de l’Otan contre la Libye l’avaient à la fois mis en colère et amusé. Il n’avait évidemment pas cru un seul instant que si on avait lâché des jeunes Libyens hystériques contre Mouammar Kadhafi, cruellement torturé puis égorgé dans les rues de Syrte, c’était pour l’empêcher de « massacrer son propre peuple. » A force de mentir encore et encore, ces voyous au verbe fleuri finissaient par se faire coincer publiquement comme en Irak mais ça ne changeait jamais rien. Leur pari hautain sur l’amnésie des foules était toujours gagnant.

Vers dix-sept heures, Dembo se rhabilla pour aller retrouver Muriel et Christian Carpentier. Les Carpentier, comédiens aux vagues racines alsaciennes et désormais peu actifs, étaient le couple le plus solide et chouette que Dembo Diatta eût jamais connu.

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Chaleureux et sans façons, à l’inverse de Muriel, plus cérébrale et même assez dure, Christian Castenaud suscitait toujours un élan de sympathie, même de ceux qui ne savaient rien de lui. Il suffisait de le croiser sur sa route une ou deux fois pour l’appeler simplement Chris.

Muriel et lui improvisaient des petits trucs bouffons dans des théâtres de poche en tournant chaque soir autour d’une seule et même idée, du genre « Tu as remarqué, Madame, ils parlent tous du réchauffement climatique, le Pape, la Reine d’Angleterre… » et au bout de deux ou trois pitreries, « Madame » criait à tue-tête : « …et il fait bigrement plus froid partout, Monsieur ! »

Ça n’avait rien de transcendant, Muriel et Chris le savaient et s’en fichaient royalement. Ils étaient de toute façon assez intelligents pour se moquer plus d’eux-mêmes que des autres.

Dembo était content de pouvoir manger un morceau avec eux deux jours avant de filer prendre son vol à Roissy. Hélas, tout avait changé depuis les attentats de la matinée.

Il se sentait déjà mal à l’aise.

« Aurai-je le courage d’être franc avec ces vieux amis ? » se demanda-t-il pour la dixième fois en dévalant sans hâte les escaliers en bois de l’hôtel Galileo. Pour le dire en un mot, Dembo Diatta n’était ni Charlie ni Pas Charlie. C’est cela qu’il aimerait pouvoir avouer aux Carpentier ou même crier sur tous les toits si on lui tendait un micro. Mais en ces heures de surexcitation patriotique, les micros, ce n’était pas pour tout le monde et surtout pas pour un obscur auteur comique africain de passage dans la ville.

Au milieu de la rue Mélusine, Dembo s’engagea dans le parc Emile Perrin. Moins de dix minutes plus tard, il franchissait le seuil du Casa Nostra. Depuis quand venait-il dans ce restaurant italien au nom si provocateur ? C’était flou dans sa mémoire mais ça commençait à faire pas mal de temps. Huit ou neuf ans. Pourtant, il n’avait jamais échangé le moindre mot ni même un vague sourire de politesse avec Maria-Laura, la patronne. C’eût été difficile du reste car, comme lui-même, celle-ci était plutôt taciturne et semblait, au surplus, en proie à une mélancolie chronique depuis le jour où son compagnon, un certain Valerio Guerini, s’était barré avec la caisse et une des serveuses les plus pulpeuses. Le truc classique, quoi. Dembo ne connaissait pas les détails de l’affaire, il avait juste entendu un jour un client complètement ivre demander à Maria-Laura si Valerio ne lui manquait quand même pas un peu, au moins un tout petit peu, hein. Cela avait failli lui coûter très cher car, après avoir longuement hurlé sa rage contre lui, Maria-Laura était ressortie de la cuisine, les yeux injectés de sang, avec un bol d’huile bouillante. Le pauvre inconscient avait réussi à s’enfuir par une fenêtre au milieu de l’hilarité générale et on ne le revit plus jamais dans les parages.

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Les Carpentier arrivèrent un peu en retard par la faute, expliquèrent-ils, des nombreux barrages policiers. Ça lui fit finalement du bien de les revoir, ce a` quoi il ne s’attendait pas. Leurs bruyantes salutations apportèrent un peu de vie au restaurant qui en avait bien besoin. Très vite, ils se mirent à parler à Dembo du concept de théâtre de rue sur lequel ils travaillaient d’arrache-pied. Depuis qu’il les connaissait, les Carpentier étaient toujours en train de s’échiner sur quelque expérience théâtrale « nouvelle » voire dangereusement « révolutionnaire ». Cette fois-ci il s’agissait de faire en sorte que de vrais passants prennent peu à peu possession de leur spectacle et en fassent un imprévisible et gigantesque n’importe quoi, danses, rugissements de lions affamés, attaques virulentes de jeunes rappeurs contre le gouvernement et tout le reste. Chris n’excluait pas que la pagaille débouche sur de vraies émeutes. Dembo le voyait très bien invoquer les hasards objectifs de l’art dramatique pour inciter le peuple à saccager les quartiers bourgeois.

La première partie de cette nouvelle est à lire ici

La deuxième partie de cette nouvelle est à lire ici

Retrouvez la suite de cette fiction inédite de notre éditorialiste, Boubacar Boris Diop, sur SenePlus, vendredi prochain.







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