Parler d’Alioune Diop, faisions nous observer, (…), instaure toujours dans une sorte d’inconfort voire de malaise. Pas uniquement parce que le Fondateur de Présence Africaine est une personnalité complexe et son œuvre des plus riches ! Mais, c’est parce que aussi «le bâtisseur inconnu du monde noir», pour reprendre Frédéric Grah Mel, avait élevé le «principe de l’effacement fécond» à la dignité de culte.
Qu’à cela ne tienne ! Sous le double rapport du devoir de mémoire et de l’exigence de contribuer à résoudre les contradictions qui assaillent notre présent si enveloppé de grisaille, il est impensable de s’en tenir à consacrer au grand Africain et panafricain qu’il fut une minute de silence et/ou une soixantaine de secondes de prières ! 02 mai 1980- 02 mai 2020, soit quarante ans après son décès, faute de pouvoir restituer ici l’intégralité de l’œuvre d’Alioune Diop, il serait tout à fait indiqué d’en extraire certains aspects. L’objectif est de faire comprendre à la jeune génération la qualité du travail abattu pour lui valoir la reconnaissance quasi unanime de tous ces intellectuels de diverses sensibilités philosophiques, idéologiques et politiques, résolument engagés dans les chantiers tortueux de l’émancipation des peuples africains et de leur diaspora (…)
Sans doute la curiosité est celle de savoir ce que le parcours d’Alioune Diop a de si décisif pour mériter autant de reconnaissance. Répondre à cette interrogation des plus légitimes, c’est renvoyer à ces trois actes majeurs que sont la création de la revue Présence Africaine, de la maison d’édition du même nom et de la Société Africaine de Culture. 1947, (…)
Une nouvelle carte géopolitique est dessinée à partir de la Conférence de Yalta en 1945, sous la houlette des nouvelles puissances que sont les USA et l’URSS. L’Europe s’est scindée à deux : l’occident cherche à se reconstruire grâce au Plan Marshall, les pays de l’est sous le joug soviétique. Et quelles perspectives pour les colonies d’Afrique ? Les réponses sont aussi diverses que divergentes voire contradictoires ! Pour Alioune Diop, la culture est l’unique réceptacle à l’unité de tous les intellectuels acquis à la cause de l’émancipation des peuples noirs du monde entier et la reconnaissance de leur patrimoine culturel (…).
Il en fera la ligne directrice à partir de laquelle il va poser différents actes comme les maillons d’une seule et même chaine. Le moment inaugural de cette singulière entreprise est la création de la revue Présence Africaine. Point n’est besoin de revenir ici sur toutes les difficultés qu’Alioune Diop et son équipe ont dû surmonter pour offrir à l’intelligentsia africaine une véritable tribune ouverte et sur leur continent et sur le monde (…)
En revanche, nous insisterons particulièrement sur le principe sur lequel Alioune Diop et ses collaborateurs ont constamment fondé l’unité, la solidité et la durabilité de leurs initiatives, à savoir permettre aux voix les plus contradictoires de bénéficier des droits à l’expression et à la publication. Qu’elles soient du continent comme Senghor ou de la diaspora, tels Césaire, Damas, Glissant, ou Richard Wright ! Deux ans après avoir porté la revue sur les fonts baptismaux et s’être assurés de sa solidité, Alioune Diop et ses amis ouvrirent un tout autre chantier, celui de l’édition. Parmi les publications de ce premier africain à devenir éditeur, l’on cite très souvent des ouvrages tels (…)
Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop et d’Aimé Césaire. Il est évident que certains de ces textes majeurs ne pouvaient passer inaperçus, au regard de leur portée éminemment anticolonialiste. Cependant, un livre comme Les Contes d’Amadou Coumba de Birago Diop, pour ne pas être subversif, n’en est pas moins révélateur de la profondeur de la vision du fondateur de Présence Africaine (…). (…).
Capitalisant sa riche expérience aussi bien dans la gestion de la revue que de la maison d’édition et tirant des enseignements de ses discussions multiformes et constantes avec ses collaborateurs, Alioune Diop prit conscience de la nécessite de franchir un nouveau pas. Ainsi, naquit l’idée d’un échange de vive voix avec une bonne partie de l’intelligentsia pour réfléchir sur la … présence des Africains et de leur diaspora dans le monde moderne. Ce projet entra dans l’histoire sous la forme d’un Congrès mondial des Écrivains et Artistes noirs, en 1956, à la Sorbonne, à Paris.
La comparaison de ce banquet culturel avec la rencontre au somment des leaders du Tiersmonde, à Bandoeng, en Indonésie, en 1955, est, à elle seule, suffisamment révélatrice du succès qu’il a connu. Mais, dans la mesure où toute initiative menée à terme en appelle souvent une autre, Alioune Diop dut ouvrir un nouveau chantier : la création de la Société Africaine de Culture. En fait, ce projet résulte de la nécessite de rationaliser les énergies (…) À l’actif de la SAC, ces deux rencontres historiques qui furent ses manifestations les plus emblématiques. D’abord, la tenue du second Congrès des Écrivains et Artistes Noirs, en 1959. Loin d’être réduit à une simple réédition de celui organisé trois ans auparavant à Paris, il a eu une double originalité. Il a été accueilli à Rome, précisément au Capitole, attestant du coup de l’extension du mouvement de la France vers l’Italie (…).
Ensuite, le choix du thème « L’unité des cultures négroafricaines », plus substantiel que celui du 1er Congrès, « La crise de la Culture ». Le second rendez-vous initié par la SAC a été l’organisation, en terre sénégalaise, du Premier Festival Mondial des Arts nègres. Tant par le pays d’accueil, par la diversité et la richesse des participations, par la nature des questions abordées que par l’esprit qui l’a enveloppé, ce banquet de la Culture est entré dans la postérité comme un évènement sans précédent (…)
Évidemment, comme tous les hommes, notamment ceux qui se mettent au service des grandes causes, Alioune Diop a connu bien de déceptions. Cependant, par ces actes fondamentaux (…) Alioune Diop a réussi à relever l’essentiel des défis découlant de son idée de la culture comme lieu de synergie des énergies. Fidèle à ce principe directeur, il a assuré une contribution irremplaçable à l’affirmation de l’identité culturelle des Noirs et à leur présence dans le monde contemporain (…). Alioune Diop a d’autant gagné plus en notoriété que son option du vecteur culturel, en réussissant à déjouer les pièges du culturalisme, a largement favorisé l’éclosion politique du courant acquis à l’indépendance immédiate des colonies. Pour preuve, le numéro 14 de la revue Présence Africaine, publié en 1953, a été considéré comme un tournant historique (…) pour avoir, entre autres, surtout servi de tribune à ceux qui étaient parmi les plus radicaux de l’époque. Mais ce parcours, (….) a suscité cette interrogation : quelles sont les qualités créditées à Alioune Diop et qui lui auraient permis de négocier avec succès bien de zones de turbulence ? Revient souvent, dans les témoignages (…), son aptitude à faire don de soi afin que l’autre soit. Ce « principe fécond de l’effacement », déjà susmentionné, trouve son prolongement dans sa remarquable capacité d’écoute, doublée d’une propension à toujours fédérer (… ).
Cette disposition d’esprit, conjuguée à son talent d’organisateur, lui a permis de bien tenir ce rôle des plus flatteurs dans la culture africaine, à savoir celui qui « use du fil et de l’aiguille », métaphore renvoyant au fédérateur. Ainsi, à chaque étape de son parcours, il a su unir les énergies nécessaires à la réalisation des tâches. À la première séquence, il a gagné la confiance de quelques figures de proue de la Résistance française, au nombre desquels Jean Paul Sartre, Emmanuel Mounier et Georges Balandier.
Ces membres constitutifs du comité de patronage vont fortement appuyer le noyau dur de la future revue Présence Africain, composé de Jacques Rabemananjara, Paul Niger, Guy Trirolien, Gabriel Lisette, Sourou Migan Apithy, Anani Santos (…) Abdoulaye Ly, entre autres. La seconde séquence est celle qui laisse apparaitre un Alioune Diop dont la volonté de nouer le dialogue et de tout régler par le dialogue est soumise à rude épreuve et par son expérience personnelle et par la trajectoire empruntée par le colonialisme (…). Il est évident qu’il a fallu à Alioune Diop une bonne dose de générosité et une expertise certaine pour réussi à fédérer à chaque étape des intellectuels de si fortes personnalités. Il en a fallu aussi pour se résoudre à se mettre au second plan, afin d’offrir à tout un chacun la possibilité de s’exprimer. Cet effacement lui a valu, entre autres, le surnom de Socrate noir (…) Ce surnom mérite d’être relativisé. Si cette comparaison s’avère pertinente sous le rapport de « l’art d’accoucher les esprits », elle montre ses limites au regard du patrimoine écrit, laissé par Alioune Diop (…). Conscient de la richesse de ce patrimoine, nous avions formulé (…) depuis 2010 le vœu : « de voir (…) publier l’essentiel des articles, des préfaces et discours rédigés par Alioune Diop (… )»