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Les Genies Meurent-ils Aussi ?

Un immense poète sénégalais vient de nous quitter ce vendredi 5 juin 2020. Sa plume était de feu et sa vie a ressemblé à celle des âmes insouciantes. Iconoclaste comme par nature, il a traversé la vie avec un sourire moqueur qui ne l’avait jamais quitté. Quand il ouvrait la bouche, on ne savait guère ce qui en sortirait, car ce qui en sortait vous surprenait toujours. C’est bien là le signe annonciateur d’une personnalité dense, hors du commun. Pas d’attitude fuyante. Pas d’hypocrisie. Le vrai, rien que le vrai, le vrai qui fait peur. Sans bruit, il a eu le courage de choisir sa vie, en un mot, à l’instar d’Abdoulaye Sadji, il a eu le courage d’être. Il était conscient de sa force, de ce quelque chose de si puissant, de si vivant en lui, qu’il avait oublié que ce monde, surtout celui que nous vivons, a cessé de croire à l’esprit et a choisi de porter la chair en triomphe. Il ruminait ses poèmes dans un monde sinistrement matérialiste ; et ses compatriotes ne le comprenaient pas parce qu’ils ne l’ont jamais lu, jamais médité ses pensées profondes : il manque du temps aux Sénégalais de nos jours, car il faut courir, de jour comme de nuit, après l’unique valeur qui vaille de notre époque, celle qui, dans un bâillement affreux, a avalé toutes les autres valeurs : l’argent !

J’ai découvert le poète Ibrahima Sall avec la joie du découvreur de pépites d’or dans une mine tarie. Le Sénégal avait connu déjà de grands poètes comme Léopold Sédar Senghor, Birago Diop après la dernière guerre mondiale ; leurs créations étaient telles que le critique attentif pouvait se poser des questions inquiétantes sur l’avenir de la poésie sénégalaise. A notre grande surprise, naquirent des poètes comme Lamine Diakhaté, Cheik Ndao, Mamadou Traoré Diop, Mbaye Gana Kébé ; ils ont réussi à élargir le chantier des prédécesseurs – les phares – et porté haut le flambeau de la création poétique dans notre pays. Puis suivront des poètes « bavards » qui croient s’imposer autrement que par la qualité de leurs œuvres. Ibrahima Sall appartient à cette génération mais avec un talent et un tempérament tout à fait exceptionnels. Il se riait de la notoriété comme il méprisait les honneurs, sûr de la valeur de ses savoureux dires faits poésie. C’était, à dire vrai, l’indomptable « prince des nuées ». Voici une anecdote qui révèle bien un aspect croustillant de sa personnalité.

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En 1979, je rencontrai le romancier haïtien, Roger Dorsinville, dans son bureau des Nouvelles Editions Africaines, alors dirigées par le dynamique et élégant Mamadou Seck. Il me demanda si je connaissais le poète Ibrahima Sall. Je répondis, comme je répondrais aujourd’hui, sans la moindre hésitation : « Indubitablement le plus grand poète de notre génération ! » Il rétorqua : « Entièrement d’accord. Sais-tu dans quelle situation vit actuellement ton «  plus grand poète ? »

Intrigué, je répondis : « Non, d’ailleurs je ne le connais pas, mais j’ai lu et relu ses œuvres. Je l’ai souvent cité dans mes conférences, surtout pour illustrer mes études consacrées aux Lettres africaines traditionnelles et modernes. » Il me toisa avec insistance et me dit : « Alors, Makhily, le Président Senghor a chassé ce garçon du Palais suite à une brouille grave avec son conseiller français Pierre Klein. Il est sans emploi, très malheureux. Je te supplie de déployer des efforts pour qu’il regagne son poste au Secrétariat général de la Présidence. » 

J’étais alors premier Conseiller Culturel du Président et Pierre Klein était second Conseiller, un ami du Président. Sans hésiter, j’acceptai la mission tout en étant conscient qu’il s’agissait d’une mission difficile. « Qu’a-t-il pu faire de si grave ? Me disais-je. Je trouvai mon inquiétude ridicule car il s’agissait de sauver la vie d’un grand créateur. Il y avait, à ce moment là, deux grands et nobles commis de l’Etat à la tête du Secrétariat général de la Présidence de la République : le Secrétaire général Omar Wellé et son adjoint Doudou Ndir, actuel Président de la Commission électorale nationale autonome (CENA). Je soumis la requête au premier. Il me dit, étonné  : « Quoi ? Ibrahima Sall encore dans ces murs ? Jamais ! Le Président était furieux contre lui ; ne savez-vous pas qu’il est allé jusqu’à attenter à la vie de votre collègue Pierre Klein ? » Je répondis aussitôt : « Il pourra se racheter… Comme tout semble dépendre du Président lui-même, je vais lui en parler. » Le Secrétaire général ne semblait pas en revenir : « Je ne vous le conseille pas. Vous savez l’idée que le Président se fait de vous : ne lui demandez pas l’impossible. » Je le remerciai et sortis de son bureau – courroucé à tort à vrai dire.

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 Je suis reçu par le Président de la République le lendemain. Après m’avoir attentivement écouté, il resta longtemps silencieux en faisant semblant de consulter un dossier. J’étais inquiet de ce comportement. Puis il releva la tête et me parla dans un ton inhabituel  : «  Tu es au courant de ce qu’il a fait ? » je répondis non sans gêne : « Oui, Monsieur le Président. » Lui : « Tu sais que c’est très grave ? » Moi : « Oui, c’est très grave, mais il souffre et c’est un grand poète. » Je lui parle alors de l’état peu enviable de la création poétique dans notre pays et de la qualité des productions du poète Ibrahima Sall. » Encore silence. J’ajoutai : « Je sais qu’une telle performance de sa création poétique ne le dédouane pas ». Il répondit : « Bon, bon, bon… Tu peux le faire venir, mais tu répondras de lui ! » – « Entendu, Monsieur le Président ». C’était ainsi que l’enfant terrible de la poésie négro-africaine rejoignit son poste, non plus sous la direction de Pierre Klein, mais sous la mienne. Ce n’était pas sans étonnement que M. Omar Wellé et M. Doudou Ndir apprirent la nouvelle.

Par son comportement dans la société, comportement fait de frasques inattendues, par sa prosodie vigoureuse aux rythmes hardis, par le goût irrésistible d’innover dans la composition de chaque vers, de chaque strophe, de chaque image, par sa préoccupation ostentatoire d’ennoblir des mots roturiers et de leur faire jouer un rôle hautement moral et parfois esthétique, ce qui conduit à une rupture volontaire avec les pratiques en vogue, par le mépris pour l’applaudimètre, Ibrahima Sall était de la race des grands réformateurs de la poésie, de la race des Rimbaud, surtout de Baudelaire.

Si Ibrahima Sall avait consacré le centième de son talent à la politique et appartenait ainsi au cercle singulier et égoïste de nos politiciens, qui ne croient qu’à leur monde qui, pourtant, retarde le développement de leur pays par manque d’audace et par manque de rigueur dans la gestion des biens communs, la classe politique et la presse nationale se seraient empressées de saluer la mémoire de ce génie de la poésie africaine et se seraient agitées sans aucun doute autour de son cercueil. Mais Ibrahima Sall n’était – parbleu ! – qu’un génie littéraire ! Un solitaire sans valeur numéraire. Paix au sublime enfant du Sénégal ! Paix et paix à son âme !

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Son œuvre est là, palpitante de vie. A travers elle, le poète sénégalais continuera à dialoguer avec des générations, de siècle en siècle, car cette magnifique œuvre finira bien par figurer dans nos programmes scolaires et universitaires quand l’Afrique aura retrouvé son chemin et quelle sera elle-même. Dialoguer toujours avec les lecteurs ! « C’est ça l’immortalité !», nous soufflait, non sans enthousiasme, le regretté romancier William Sassine de Guinée.

Ibrahima Sall, poète intrépide et impétueux, est mort en pleines manifestations houleuses, en Europe et en Amérique, contre le racisme, après l’assassinat par la police de George Floyd aux Etats-Unis et d’Adama Traoré en France. Le morceau que voici, extrait du poème « Satan » dans le recueil « La génération spontanée  », publié en 1975, est d’une actualité étonnante. A noter que le titre du recueil suggère qu’il s’agit bien d’un auteur sans racine dans la création littéraire, au fait, un rebelle. Et tout se passe comme si le poète avait composé le poème « Satan » juste après les actes barbares, commis contre le Nègre, en Europe et en Amérique, donc composé à la lumière des événements qui sont en train de secouer certains fondements millénaires de notre monde :

 «Ils ont tué, violé, volé, castré comme moi tué

Ceux qui connaissaient la mort comme moi violé Celles qui avaient un sexe volé comme moi Ceux qui faisaient fortune castré comme moi

Les pensées rebelles à toute vanité […]

Sera castré qui dressera un sexe bouffi d’orgueil dessus la glaise vivante de la condition ni sexe ni corps ni tête homme parmi eux les hommes homme-tueur comme eux leur semblable homme-violeur comme eux mes semblables homme-voleur comme eux pareil homme-castreur comme eux mes pareils je suis MOI aussi vrai qu’ils sont EUX raciste et despote pervers et dénaturé ils ne m’auront pas haine pour haine homme contre homme et que Dieu tue le Surhomme Satan »







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