Alors que la mobilisation contre le Covid-19 s’intensifie à l’échelle planétaire, force est de constater que, même si ce virus n’épargne aucune région ni aucune économie du monde, en revanche, les moyens d’y faire face révèlent de fortes inégalités entre pays, et au sein même des pays touchés, entre régions, cités, villages et catégories sociales.
Cette situation ne peut amener qu’à s’interroger sur cette relative impuissance, qu’il s’agisse des moyens de riposte sanitaire autant que d’atténuation des nombreux impacts économiques et sociaux de cette pandémie. Ainsi mise à mal, la presque totalité des systèmes de santé du monde, les économies des pays riches, émergents et sous-développés sont, à des degrés divers, menacés ou frappés par une augmentation de la pauvreté, du chômage, et des clivages sociaux ; bref le Covid-19 a révélé une véritable vulnérabilité créant un fort impact qui remet en cause le mythe du progrès illimité.
Cet événement inédit par sa soudaineté et la rapidité de son expansion fait craindre, au-delà des pertes en vies humaines, des troubles sociaux, une crise de confiance des peuples à l’endroit de leurs dirigeants, mais surtout une montée des populismes dont les stigmatisations ethniques constituent un signe avant-coureur inquiétant.
Une profonde angoisse a gagné le monde qui venait d’entrer en fanfare dans le XXIème siècle en embouchant la trompette triomphante de ses succès accumulés tout au long du siècle précédent. Brutalement mis à l’arrêt, comme pétrifié, ce même monde se retrouve désorienté !
A l’ivresse succède l’interrogation face à l’injonction soudaine que nous adresse ce virus et qui vaut pour tous et pour chacun à travers le monde, quelle que soit le contexte local de la pandémie. Ceci est-il une simple expérience, une parenthèse, ou au contraire une confrontation pleine de sens ?
Pour le savoir, il nous faut adapter notre regard et le porter loin au-delà de nos certitudes traditionnelles. C’est, semble-t-il et par défaut, la seule manière pour l’humanité de surmonter ce choc de questionnement et d’incertitude qui caractérise les premiers effets appréhendables de cette crise du Covid-19.
Il semble bien que partout où l’humain a enfreint les lois de la Nature et du Vivant, ceux-ci nous rappellent cruellement que les transgressions éthiques accumulées finissent par se payer « cash »…
L’Afrique offre un exemple de cette difficulté à trouver un sens à cette crise dans laquelle beaucoup voient, (à tort ou à raison ?), « la main cachée de Dieu venue punir l’humanité de ses fautes ». Mais, comme l’expiation n’est pas de la compétence des blouses blanches, on leur a préféré les divinités, les marabouts et autres rites anciens hérités de la coutume. Encore une fois, logique d’État et logiques traditionnelles croisent le fer en contexte d’une « modernité » fondée sur un optimisme aveugle !
Mais, ce violent assaut contre nos certitudes ne deviendrait-il pas salutaire, malgré tout, en raison de l’immense potentiel d’interrogations et de remise en question, que cette crise multiforme soulève, en ouvrant ainsi pour notre époque nombre d’avenues nouvelles aux perspectives élargies, porteuses de visions recadrées afin d’être compatible avec le respect de la planète qui nous accueille.
La sagesse antique, plus que jamais, nous montre sa pertinente actualité, simplement parce qu’elle repose sur un socle de réflexion fondée sur « ê physikê » (c’est-à-dire : la nature, d’où la physique)[1] la connaissance de la Nature rendant sa démarche humble et dénuée d’emphase :
« La santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre. » (Héraclite)
Aussi, plutôt que de mutations hâtives dans des directions incertaines, le monde
n’aurait-il pas simplement besoin de faire une pause ?
Afin de prendre du recul, de la hauteur pour sortir de l’immédiateté en tout qui empêche d’établir de grands desseins, de se resituer dans un temps long, afin de réfléchir à la pertinence de maintenir le cap de cette modernité autoproclamée, caractérisée par l’obsession du rendement, du productivisme, de la rapidité de l’information et par l’accélération d’un prétendu progrès à sens unique, au point de laisser craindre, légitimement, le remplacement des humains par des robots issus de l’Intelligence Artificielle.
Car, il importe de rappeler que les derniers mois de l’année 2019 ont été marqués par des mouvements populaires significatifs de contestation dont le point commun était en filigrane, le désenchantement vis-à-vis de la mondialisation en cours et la volonté de construire un nouveau modèle grâce à l’action de dirigeants soucieux d’apporter protection et mieux-être à leurs peuples (cf. Liban, Algérie, Hong-Kong, Irak, Chili, Soudan, France-Gilets Jaunes).
Un autre fait marque malheureusement cette époque, c’est l’étendue croissante des pays frappés par le terrorisme qui implique de relever un défi majeur pour nombre de pays africains. Ce contexte d’instabilité et d’insécurité constitue un frein risquant de devenir systémique et rendant irréaliste toute tentative de prévision de sortie de la pauvreté pour les pays concernés, tant en terme de calendrier, qu’en terme de performance économique.
Alors, pour relever tant de défis, le monde et tout particulièrement l’Afrique, ont besoin d’oser ! Oser se réinventer, oser changer les grilles d’analyse, oser modifier des paradigmes obsolètes, et ce, afin de construire des prospectives réalistes dans l’unique objectif de se projeter dans un avenir maîtrisé, afin de ne pas laisser à d’autres le soin de lui désigner sa place future dans le monde d’après le Covid-19, car il risque fort de ressembler à celui d’avant, mais en bien pire.
Dans cet esprit, l’Afrique pourrait prendre une initiative, parrainée par des États, des ONG indépendantes, de grandes Institutions, qui consisterait, notamment, à :
- Renoncer à l’abandon de la dette. En effet, le risque à terme, pourrait conduire à une restriction des capacités de négociation des mêmes Etats lorsqu’il s’agira de redéfinir les conditions d’exploitation de leurs matières premières.
Or, dans un tel contexte, l’abandon de la dette n’est pas nécessairement la meilleure solution.
- En contrepartie, il conviendrait d’œuvrer avec le reste du monde à la création d’un organisme indépendant, titulaire d’une incontestable légitimité, qui pourrait dans le domaine particulier de la santé humaine gérer l’après-crise pandémique, dont les effets ne se tasseront probablement qu’après mise au point des traitements préventifs et curatifs, c’est à dire pas avant un laps de temps, à ce jour, indéterminable ; cet organisme formalisant, dès lors, les modèles informels des Club de Paris et Club de Londres.
- Cet organisme pourrait comprendre, dans des proportions à définir, des représentants de l’OMS, de la banque Mondiale, du FMI, de l’OMC, de la BRI pour la gestion des DTS[2], mais aussi d’organisations régionales telles que l’UA, la BAD, et des représentants des diverses branches des industries pharmaceutiques ainsi que de hautes personnalités, notamment scientifiques, dotées d’une incontestable autorité morale, à l’aune de leur compétence avérée.
- Cet organisme pourrait ainsi gérer un fonds spécialement dédié au financement de la politique nationale de santé des pays membres et qui serait alimenté par :
- le remboursement des dettes sous forme de cotisations ;
- un abondement paritaire émanant des Institutions mentionnées et d’un Club de donateurs publics et privés ;
- un prélèvement sur les ventes d’armes, mais payé, pour être dissuasif, par les pays acheteurs et les pays exportateurs, s’inspirant ainsi de l’ancienne taxe Delors ;
- un apport en nature de brevets pharmaceutiques tombés dans le domaine public.
- Seraient financés en priorité :
- les projets nationaux articulés à des stratégies régionales ou sous-régionales, afin d’éviter les doublons et les concurrences contre-productives ;
- les pôles de recherche par grandes branches de disciplines, de traitements cliniques, de production pharmaceutique ;
- des infrastructures d’accompagnement tels que toilettes publiques, équipements d’hygiène publique, de préservation environnementale, etc.
- en fonction de critères à définir, chaque pays disposerait d’un « droit de tirage », équivalent à l’apport de sa dette, lui permettant d’investir massivement dans une politique de santé planifiée et réaliste.
En 2050, l’Afrique sera un continent qui abritera 1/4 de la population mondiale qui devra trouver ses propres moyens pour se nourrir, pour travailler à son autosuffisance en tous domaines, et pour se soigner.
A quelles conditions cela serait-il possible dans l’actuel modèle de société mondialisée de marché prédominant qui a fait consensus depuis la chute du Mur de Berlin ?
D’aucuns voudront poursuivre le chemin tracé vers un rattrapage de l’Occident, par l’application systématique de ses méthodes de production. Mais, elles sont, elles-mêmes, en pleine évolution.
D’autres, à l’inverse, seront les partisans farouches d’une rupture radicale d’avec le modèle occidental pour lui préférer la résurgence de valeurs endogènes et la supériorité de la foi sur les droits de la personne.
Enfin resterait un troisième groupe qui lui, modestement, s’interrogerait, scruterait l’avenir tel Diogène avec sa lanterne, pour identifier la place faite à l’humain afin de pouvoir habiter autrement la planète. C’est en choisissant cette voie que l’Afrique pourra faire valoir son génie propre et rappeler que la finalité de toute civilisation est et demeure d’instaurer un rapport humain au monde !
Ce texte a été préalablement publié dans Le Soleil du 8 juin.
Signataires
Ousmane Blondin Diop est ancien Ministre-Conseiller du Sénégal auprès de l’Unesco et président de l’Alliance des Forums pour une Autre Afrique (ALFAA).
François Henri de Saint-Chamaran est ancien professeur associé à l’Université Panthéon-Sorbonne, membre de jurys des classes préparatoires des Grandes Écoles de Commerce, membre-fondateur de Alfaa.
Issa Wachill est originaire de l’Ile Maurice, ancien Conseiller Culturel à la Délégation Palestinienne de l’Unesco, membre-fondateur de Alfaa.
[1] En alphabet grec : η φυσικη ; transcription en alphabet latin : ê physikê.
[2] Les « Droits de Tirage Spéciaux », constituent, initialement, un actif de réserve international, créé en 1969 par le FMI pour compléter les réserves de change officielles de ses pays membres, dans l’attente d’une refonte des accords de Bretton Woods.