L’espace littoral est la bande terrestre, la frange côtière longtemps prisée et convoitée par les hommes. Dakar, région maritime, capitale en pleine expansion n’a pas échappé au phénomène d’urbanisation et de surexploitation du littoral ; ce qui explique actuellement la multiplication des constructions et un bradage « sauvage » motivés par la douceur du climat. Cette occupation est souvent source de concurrence, d’usage qui se transforme parfois en conflits.
Le caractère sacré du littoral dakarois pour les Lébou
Le littoral de la presqu’île du Cap-Vert est indissociable des peuples autochtones Lébou dont les productions identitaires, culturelles et économiques s’articulent fortement autour de la mer. « Qu’elle soit individuelle ou collective, l’identité, en tant que sentiment vécu, s’avère toujours très sensible à toutes les formes de mise en scène spatiale qui relèguent un groupe à un espace donné. Que cette assignation résulte d’une décision à caractère socio-politique, autoritaire donc, ou qu’elle provienne d’un effet tantôt économique, tantôt culturel, plus librement choisi ou admis par les intéressés, voire plus subtilement imposé que par la force légale du pouvoir » Guy Di Méo, 2002). Dès leur implantation sur la presqu’île puis leur dislocation en deux clans, les Soumbédioune occupant le rivage rocheux ou le « Tanka » (Ngor, Ouakam et Yoff) et les Beignes concentrés sur la baie de Hann, le Lébou habite, occupe, investit, s’identifie au littoral.
Ainsi, dans l’imaginaire Lébou, le littoral de Dakar est subdivisé en plusieurs plages mythiques et sacrés, répartis entre la baie de Yoff et la Baie de Hann. Hormis, les plages de Ngor, Ouakam et Yoff, on distingue 12 plages traditionnels qui entourent les 12 pinthie dont les plus célèbres sont :
– Kôn (actuel hôtel Terrou Bi et Magic Land),
– Soumbedioune,
– Kussum ou Ka soumb (actuel plage de la porte du troisième millénaire),
– Ngadié (la zone des falaises en face de la maison des douanes à la fin de la corniche Ouest)
– Bagnoul (la pointe du Cap Manuel),
– Terrou Baye Sogui (Quai de pêche de la corniche est)
– Beigne qui signifie littéralement « Sable fin » (de la pointe de Bel-Air jusqu’à Thiaroye Guedj en passant Yarakh).
Le littoral est aussi le refuge de génies tutélaires, ce n’est pas un hasard de constater que la plupart des cérémonies d’exorcisme et de libations se déroulent souvent dans les plages traditionnelles. Dans ces lieux vivent des génies territoriaux souvent redoutés de tous, même si leur localisation exacte est souvent incertaine. En effet, les bœufs sont immolés, les galettes de mil et des écueils de lait caillé sont versés sur les plages durant les cérémonies de « Ndeup » individuel ou collectif pour calmer ou demander protection auprès des esprits. Le culte des Rabs joue un rôle encore fondamental dans la construction identitaire lébou. Zemplini considère ce culte « aussi dégradé soit-il, comme une religion », et l’envisage comme une fusion entre le culte des génies à proprement parlé (du fleuve, de la mer, de la brousse), et le culte des ancêtres (Zemplini, 1965).
Donc, le littoral de la Presqu’île du Cap-Vert est pensé comme un territoire abritant des génies et marqué par le culte qui leur est rendu. Selon Alassane Diagne « lors du Saraxu Ndakaru, les sacrifices de bœufs se déroulent sur trois sites différents, que sont : « Kôn » (vers Soumbédioune à hauteur de Mgic Land), Terrou Baye Sogui « Anse Bernard/Pergola) et Bègne (sur la baie de Hann) » justifiant ainsi le caractère sacré qu’occupe le littoral dans la construction identitaire et culturel des Lébou de Dakar depuis des siècles.
L’accroissement de la bétonisation est allé même jusqu’à toucher la colline des Mamelles, un site sacré pour les ouakamois car abritant le génie tutélaire « Mame Youdour Guéye Yata ». Ce qui met en péril un patrimoine immatériel et géologique de Dakar.
Le caractère sacré du littoral dakarois pour les musulmans
La sacralité du littoral est d’autant plus visible, à travers des édifices. Des symboles confrériques construits et affichés par les communautés musulmanes se montrent très présents. De Ouakam à Malika en passant par Yoff, plusieurs édifices religieux se concentrent sur le littoral dont les plus célèbres sont : la mosquée de la divinité, l’espace de pèlerinage de la confrérie Layène aux Almadies, ou encore le mausolée de Seydina Limamou Laye à Yoff et celui de son fils à Cambérène.
Sur la plage de Ouakam se trouve la mosquée de la divinité. Cette mosquée a été bâtie par Mohamed Gorgui Seyni Guèye, connu sous le nom de « Sang bi ». Après une retraite spirituelle de 14 ans, l’homme a fait son premier appel en 1977 et affirmait être le « khalife de Dieu sur terre ». Il n’a pas fondé une confrérie, mais a créé un mouvement, les « Naby-Allah ».
La Petite-Corniche des Almadies sur le pied de la colline des Mamelles abrite la grotte des Almadies ou « Xunt ma ». Selon les Layene, c’est dans cette grotte sacrée que Seydina Limamou avant son appel, a séjourné en ce lieu pendant 1 000 ans. En guise, de prières et de souvenir, la grotte est visitée par des milliers de fidèles lors des cérémonies de l’Appel de la communauté Layéne.
Aujourd’hui, la pression foncière progressive de part et d’autre commence à restreindre le foncier de ces lieux considérés comme sacrés. En effet, l’appropriation puis la multiplication des infrastructures hôtelières dans les plages publiques jadis prisées par les dakarois sont à l’origine d’une hausse de la fréquentation dans ces sites de prières sacré et symbolique. Ce qui engendre parfois des tensions.
Le Littoral, un espace sous pression foncière
Au lendemain de l’indépendance, quand la ville de Dakar commence à connaitre une expansion. C’est dans ce sillage que la loi 64-46 du 17 juin 1964 instituant le Domaine national (LDN) est votée. Le territoire sénégalais est soumis à trois régimes fonciers différents :
– le domaine privé, dont les propriétés sont immatriculées
– le domaine public naturel comprend le domaine maritime et fluvial, les bâtiments historiques…
– le domaine national, dont les dépendances sont gérées par l’État en vertu d’un droit de concession cédé aux occupants et résidents. L’État détient les terres en vue d’assurer leur utilisation et leur mise en valeur rationnelle, conformément aux plans de développement et aux programmes d’aménagement.
C’est dans cadre que fût créée la SICAP en 1952, OHLM en 1960. Ils ont permis de réaliser des opérations de rénovation des zones d’occupation irrégulière et la réalisation de logements sociaux pour les populations à faibles revenus conformément au PDU de 1946 puis de 1967 communément appelé Plan ECOCHARD qui couvrait la presqu’île du Cap-Vert jusqu’à la forêt de Mbao.
Le domaine national comprend donc toutes les terres non classées dans le domaine public et non immatriculées à la date d’entrée en vigueur de la LDN. Durant cette époque, le littoral est épargné à cause de la qualité environnementale au sens le plus large du terme, de sa biodiversité composé d’immenses baobabs sur la corniche Ouest et d’immenses dunes entrecoupés, parsemées de faux caoutchoucs et de filaos de Yoff à Lac Rose. Ceci est renforcé par la Loi de janvier 1983 portant le Code de l’environnement. Ce qui signifie que le DPM est inaliénable et ne peut être cédé, déclassés pour être ensuite revendus. Le domaine public maritime doit être utilisé conformément à l’utilité publique.
C’est au début des années 1990 que le littoral a commencé à subir une pression foncière accentuée due au manque criant d’espace et une macrocéphalie de la ville de Dakar. A l’arrivée des libéraux au pouvoir en 2000, malgré la Loi 76-66 du 2 juillet 1976, le DPM fait l’objet de vente par décret, les constructions en dur se multiplient même à moins de 100 mètres de la mer, par une bourgeoisie nantie composée d’élite financière et politique. Ainsi, de la pointe des Almadies au Cap Manuel, le littoral fait l’objet d’une appropriation, d’une privatisation puis d’une urbanisation rapide au détriment des classes populaires. Un phénomène qui se perpétue et s’accentue sur le régime actuel.
Le Littoral, un espace à préserver
A l’heure où le changement climatique s’accentue doublée par une montée du niveau des océans, la préservation du littoral est devenue un impératif pour garantir la stabilité sociale et le développement durable. La gestion de cette zone littorale est de plus en plus objet de concurrences d’usages, qui se transforment parfois en de véritables conflits. Pour cela, l’Etat doit s’engager à garantir une politique de bonne gouvernance du littoral. Ceci peut se faire sur plusieurs points. En premier lieu, il s’agit de voter des lois protégeant le littoral de toutes nouvelles infrastructures sur les plages fréquentées par le public.
En second lieu, il faudrait reverdir l’espace littoral avec des jardins et parcs d’attraction pour garantir l’accès des classes populaires, la protection des sols et des rivages. La zone 888 qui jouxtent la mosquée de la divinité et la niche de terre à côté de la plage de Kussum, peuvent être propices à ces projets.
Cependant, les tensions ne cessent de s’accroitre. Les pratiques de bradage continue accompagné d’une privatisation incessante par une poignée de nanties ont conduit à l’émiettement du littoral.
Aujourd’hui, les littoraux dakarois sont devenus le théâtre de conflits d’appropriation entre les pouvoirs publics et institutions de protection de la nature, pêcheurs, qui investissent ces plages depuis plusieurs décennies, ainsi que les exploitants de plage, les religieux et les promoteurs immobiliers.