L’histoire retiendra que c’est dans le sillage de l’abominable asphyxie de George Floyd (46 ans), le 25 mai 2020 à Minneapolis (Etats-Unis d’Amérique), agonisant affreusement sous le genou d’un policier blanc du nom de Derek Chauvin que l’on a assisté au Royaume-Uni, en Belgique, aux Etats-Unis et dans d’autres pays à des déboulonnages de statues de figures historiques responsables de l’esclavage et de la colonisation. À travers le monde, les statues et monuments représentant des figures majeures du colonialisme et de la traite des esclaves sont devenus la cible des manifestants contre le racisme et la discrimination. Ce sont là des actions symboliquement fortes qui posent le problématique rapport des peuples à leur passé, et elles marquent en même temps un moment important dans la lutte contre les inégalités et les différentes formes d’oppression raciale, passées et présentes.
Le débat sur le déboulonnage de statues de figures de l’histoire qui ont pleinement contribué ou profité du passé colonial des peuples n’a certes rien de nouveau, mais il est ravivé par les fractures qui traversent les sociétés, les inégalités criantes fondées sur la race dans les pays colonisateurs et esclavagistes, la montée des extrémismes dans ces pays où les mouvements xénophobes et ouvertement racistes sont devenus non seulement visibles et représentatifs (jusque dans les institutions comme le parlement) mais ces derniers tendent même à être banalisés. Dans le même temps, les citoyens issus des pays colonisés (en France particulièrement) qui croulent sous le poids d’une pluralité de rapports d’une domination à la fois sournoise et dégradante sont accusés de pratiquer le « communautarisme ». C’est précisément l’hypocrisie de l’universalisme républicain qui désigne à la vindicte publique des citoyens d’origine étrangère que l’Etat a lui-même fait le choix de discriminer. Il n’y a aucun hasard si ces citoyens évoluent dans des quartiers (des pavillons de banlieues où se rencontrent toutes les pathologies des sociétés) qui leur sont spécifiques et souffrent d’inégalités qui ne sont fondées que sur l’identité raciale. Il n’y a aucun hasard !
Ce que le déboulonnage des statues montre, c’est que si les historiens ont trop tardé dans la réécriture de l’histoire, les manifestants eux présentent leur propre lecture de l’histoire de leur peuple. Ce que le déboulonnage montre aussi, c’est que si les personnages statufiés étaient aujourd’hui de ce monde, les manifestants se seraient donné les moyens d’avoir accès à eux et de les attaquer pour les faire tomber. Les personnages statufiés ont du sang sur les mains et des massacres de peuples sur leur conscience. Leur place, ce n’est donc pas dans les espaces publics de nos villes.
Mais alors où les installer pour ne pas occulter une partie tragique de notre histoire avec les pays esclavagistes et colonisateurs ? C’est la romancière Africaine-Américaine Toni Morrison (1931-2019) qui nous apporte la réponse : interrogée sur le pourquoi de son chef-d’œuvre « Beloved » (au moment de sa parution en 1987), elle indique que c’est parce qu’il n’ya pas dans son pays aux Etats-Unis d’Amérique un lieu de mémoire national spécifiquement consacré à l’esclavage, c’est pourquoi elle a voulu écrire un livre-monument. Et effectivement, le livre est devenu un livre-monument : le livre est depuis plusieurs années dans les programmes d’enseignement des plus grandes universités américaines. L’auteure Toni Morrison a été canonisée (de son vivant même, ce qui est extrêmement rare en la matière), son œuvre est aujourd’hui largement enseignée dans les programmes scolaires et universitaires aux Etats-Unis et le roman « Beloved » s’est imposé dans l’enseignement de l’esclavage. En clair, il n’est donc pas question de tomber dans l’amnésie qui, par le déboulonnage des statues, pourrait effacer de la mémoire collective des pans qui font partie intégrante de l’histoire d’un peuple. Au contraire, il y a un certain nombre de ruptures qui pourraient être opérées, notamment :
- L’intégration systématique de l’enseignement de l’esclavage (et de la colonisation) dans les programmes scolaires et universitaires et pour commencer l’outillage intellectuel des historiens appelés à l’enseigner. Car en vérité, l’histoire comme discipline à enseigner n’a rien de l’objectivité que l’on pourrait lui donner. Elle est controversée et problématique. A titre indicatif, on se rappelle tous, il y a quelques mois, la vive polémique (les contestations et remises en question souvent subjectives et biaisées) qui a accompagné la rédaction de l’histoire de notre pays. Ici comme ailleurs, l’écriture de l’histoire fait toujours des vagues, ce n’est jamais un long fleuve tranquille. En fait, il faudra certes enseigner les figures nationales (politiques, religieuses, culturelles) historiques ayant combattu l’esclavage et la colonisation en leur restituant toute leur dimension de façon aussi objective et équilibrée que possible mais sans émotion. Mais il faudra tout autant enseigner qui étaient Faidherbe, le général de Gaulle, Jules Ferry, Colbert, Thiers, Peytavin, etc. jusqu’aux écrivains qui portaient l’entreprise coloniale dans leurs textes, avec pour objectif de mieux étayer le sous-bassement du fait colonial.
- Et les statues qui auront été déboulonnées alors ? Leur place, c’est dans un musée où se retrouveraient non pas les statues (ni dans leur dimension grandeur nature ni même en miniature mais plutôt en images) mais les figures de chacune des personnages en question et d’autres que les peuples devraient aussi connaitre, en même temps que les figures des résistants nationaux patriotiques les ayant combattus dont certaines pourraient être immortalisées en étant statufiées, bien entendu avec des récits doctement élaborés et suffisamment explicatifs de l’action de chacune de cette figure. Dans ces musées (dont il pourrait y avoir plus d’un et en outre dans des lieux de mémoire que les historiens nous indiqueraient), il devrait y avoir autant que possible des éléments explicatifs des figures de l’histoire de la traite et de la colonisation : les navires négriers mobilisés, les expéditions faites, les pratiques en cours à l’époque, les hauts-lieux de la traite, les noms des résistants ayant payé de leur vie, etc. Pour qu’à terme on sache qui était qui. En quelque sorte, de vrais récits gravés sur du marbre pour que ne soient jamais effacées de la mémoire ces tragédies de l’histoire. En clair : les cours d’histoire, ce sont dans les salles de classe, dans les manuels scolaires, et par les activités scientifiques des universités qui dans un effort de transmission et de vulgarisation associeraient les enseignants de tous les niveaux jusqu’au préscolaire où les enseignements ont un impact indélébile sur la mémoire et l’imaginaire des tout-petits apprenants.
Dans la restitution de ces tragédies dans toute leur ampleur et leur impact, il serait question d’indiquer clairement entre autres faits, par exemple que : avant la découverte de l’Amérique, tout l’or qui arrivait en Occident venait d’Afrique, et que sans l’or de l’empire du Ghana, l’histoire de l’Occident n’aurait jamais pu être la même. Que les Etats-Unis d’Amérique ne seraient pas le même pays aujourd’hui sans les forces vives arrachées du continent africain et réduites à l’esclavage sur le sol américain. L’histoire des Africains-Américains, c’est plus de 400 (quatre cents) ans d’oppression raciale sous toutes les formes. Dans le décompte : 246 ans d’esclavage (1619-1865), 99 ans de lois Jim Crow (1865-1964) de discrimination institutionnalisée (un système d’apartheid exactement tel qu’il a existé en Afrique du Sud), 86 ans de lynchages (allant de 1882 à 1968, où les corps des Noirs étaient l’objet des pires atrocités (lapidés, torturés, pendus, et même dépecés et brûlés vifs, etc.), et enfin 14 ans de luttes pour les droits civiques allant de 1954 à 1968.
Quel autre peuple aurait vécu et survécu au moins autant ? Entre l’esclavagisme et le capitalisme occidental, le lien est direct et clairement établi. Ce sont les forces vives des peuples noirs arrachés du continent africain qui ont rendu possible la Révolution industrielle en Europe : sans cette main-d’œuvre facile et accessible sur plusieurs siècles, il n’y aurait pas eu de plantation de canne à sucre ni d’industrie de distillation du sucre, ni d’industrie tout court et donc ni de Révolution industrielle. Et sans les champs de coton en Amérique, il n’y aurait jamais eu le coton qui alimentait l’industrie textile anglaise. Et ainsi de suite.
Il n’existe pas de statue innocente ou neutre. Une statue c’est un outil de glorification et d’immortalisation d’une personne, d’une idéologie, d’une certaine conception de l’histoire. Statufier quelqu’un c’est l’honorer. Un tyran qui impose la statue de son personnage dans les rues de son pays c’est une autoglorification comme la glorification d’une figure statufiée par le pays oppresseur. C’est l’hypocrisie de l’universalisme républicain occidental qui amène à approuver et à se réjouir du déboulonnage de la statue de Saddam Hussein dans les rues de Bagdad, il y a quelques années dans le sillage de la chute de l’ancien président irakien, et de vouloir laisser intactes trôner sur les places publiques de nos villes les statues de figures tout aussi despotiques et tyranniques que Faidherbe et tous les autres…
Le fait même que des voix se soient élevées en France pour s’émouvoir du déboulonnage de la statue de Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal, c’est une des manifestations du racisme. Car au-delà des pratiques discriminatoires fondées sur l’identité raciale dans la vie ordinaire, au-delà des éruptions et flambées sporadiques du phénomène, le racisme est aussi dans la volonté d’étouffer la voix de l’autre (étouffer au sens propre comme avec George Floyd et le policier assassin, et étouffer au sens figuré comme avec Cheikh Anta Diop et ses travaux lumineux et éclairants sur « l’antériorité des civilisations nègres » que l’ancienne puissance coloniale a toujours cherché à discréditer et à ridiculiser), de chercher à empêcher l’autre de parler de sa condition en son nom propre ; le racisme est dans l’incapacité de se mettre à sa place, de voir dans le visage de l’autre (de race différente) le reflet de son propre visage d’être humain, de chercher à discréditer son action, de lui refuser le droit de se défendre en réécrivant sa propre histoire comme une façon de l’amener à se contenter du récit que lui l’oppresseur a écrit sur lui, ce qui somme toute revient à lui refuser son humanité. Le racisme est aussi dans la banalisation d’un fait tragique que l’oppresseur historique voudrait voir comme un simple accident malheureux ou un cas isolé, un évènement à jeter aux oubliettes. L’ancienne puissance coloniale n’a-t-elle pas remis en question l’ampleur du drame de Thiaroye 44, la place de Gorée dans le trafic des esclaves, etc. ?
L’histoire bouge. Les peuples ne sont pas inertes. Nos peuples ont le droit d’exiger que soit effacé de nos rues le nom de quelque figure historique que ce soit, effacé des artères de nos villes et de tous nos bâtiments publics. Qu’il ne figure plus que dans les livres d’histoire et que cette même histoire qu’il reste à rédiger n’occulte aucun aspect (surtout pas les moins glorieux de ces pays) de son passé avec nos peuples. C’est une aberration que de donner le nom d’une grande artère d’une de nos villes à un combattant, un libérateur, une grande figure politique ou religieuse dans l’histoire de la nation et le nom d’une autre grande artère à celui qui était là en même temps que lui rien que pour l’opprimer, quelqu’un qui aurait voulu l’éliminer, quelqu’un qui aurait agi comme Derek Chauvin appuyant son genou, envers et contre tout, sans scrupule et sans frémir, sur la gorge de George Floyd jusqu’à son dernier souffle. L’oppresseur et le libérateur, ce sont deux figures de l’histoire mais aux antipodes l’un de l’autre. Donner le nom d’un individu à une rue ou à un édifice public, c’est nécessairement l’honorer, le célébrer, le glorifier, l’immortaliser. L’histoire ne s’enseigne pas dans les rues. C’est bien pourquoi il faut déboulonner les statues et débaptiser les noms de toutes les figures de l’histoire qui sont indignes de servir de repères géographiques dans la vie de nos sociétés, pour les, passez-moi l’expression, « confiner » dans les livres d’histoire avec les récits relatifs à leur action !
Abou Bakr Moreau est Enseignant-chercheur, Etudes américaines, UCAD.