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Ces Intellectuels SÉnÉgalais Au Garde-À-vous Devant Faidherbe

HAMMARRSKJÖLD à CORDELIER :

« Ce que je vous demande,… de quel côté vous auriez été, vous Cordelier Mathews, il y a mille neuf cent soixante et une années, lorsqu’on arrêta et mit à mort, en Judée, sous l’occupation romaine, un de vos contemporains, un certain Jésus ? Allons ! Retirez-vous ! Assassin du Christ ! »

Aimé Césaire (Une saison au Congo, Editions du Seuil)

C’est Antonio Gramsci, intellectuel et philosophe italien du début du 20e siècle et théoricien de la révolution et du rôle de l’intellectuel dans la société, qui disait que « Tous les Hommes sont des intellectuels, (mais que) tous n’ont pas la fonction sociale d’intellectuels ».

Il faut bien convenir en effet, que tout être humain est doué de cerveau, siège ou outil de la réflexion et qu’en plus, la société se charge de lui inculquer la culture, cet « acquis » qui lui permet de se projeter à la fois dans l’abstraction et dans le futur. Ce faisant, n’importe quel individu est à même de « produire un discours ». Mais pour le philosophe italien, l’intellectuel est celui-là qui, au-delà du discours qu’il sert, sait sentir et exprimer le vécu du peuple. Il anticipe alors sur le devenir de celui-ci en lui indiquant la voie de son émancipation. Cela ne serait possible que si lui-même, élément « organique » de ce peuple, sait traduire justement les aspirations de celui-ci.

Or donc, tous ces derniers temps le pays, le Sénégal, bruit d’un tintamarre des plus surréalistes nous venant essentiellement de sa frange intellectuelle. Le sujet de tant de fureurs n’est rien d’autre que la statue du colonialiste en chef, Faidherbe, qui trône sur la place éponyme, sise à Saint-Louis du Sénégal, ancienne capitale coloniale de l’ex-empire français d’Afrique de l’Ouest.

Certains sénégalais seraient-ils pris de nostalgie coloniale ?

La tragique question est de savoir s’il faut déboulonner ou maintenir en l’état cette statue érigée par l’ancien occupant, il y a de cela exactement cent trente-quatre années. C’était en 1886.

Pendant ce temps, aux Etats Unis d’Amérique, en Europe et un peu partout ailleurs, dans le monde, à la faveur du vaste mouvement protestataire né de l’assassinat abominable de  Georges Floyd par des sbires racistes, les activistes abolitionnistes ou progressistes, sans se poser de questions, s’en sont donnés à cœur-joie pour faire tomber tous les monuments érigés à la gloire des esclavagistes de l’époque du dressage et de l’exploitation de « l’outil animé ».

Chez nous donc, certains membres de l’intelligentsia sénégalaise, et pas des moindres, se sont fait les avocats du statu quo, arguant pour l’essentiel, qu’il faut respecter l’Histoire et le patrimoine national, étant entendu que le fait colonial en serait partie intégrante. De ce point de vue, il importerait de se prémunir de tout complexe d’infériorité et de tout racisme à rebours ! Mieux ou pis (c’est selon), il faudrait être objectif et reconnaitre « certains bienfaits du colonialisme », lequel « renfermerait tout de même certains aspects positifs ». La preuve la plus édifiante brandie pour asseoir une telle argumentation : l’érection du monumental Pont… Faidherbe qui a survécu à son concepteur dont il porte le nom, au grand bonheur des Sénégalais en général, et des Saint-Louisiens en particulier. Et l’un de ces éminents intellectuels de brandir malicieusement son argument-massue : si jamais les Sénégalais passaient le Rubicon, les Lillois, citoyens d’une métropole de moyenne envergure du Nord de la France et ville natale de Faidherbe, risqueraient – oh, malheur ! – de retenir désormais les « éventuelles » subventions qui accompagneraient le jumelage de cette municipalité avec la capitale du Nord du Sénégal. Toujours cette propension incontrôlée du colonisé (vaincu et servile), à se jeter sur les « desserts » offerts par le colon magnanime, trônant et plastronnant au milieu des corps faméliques ; la main pathétiquement tendue.

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Les tenants de cette position du statu quo ont certainement sorti d’autres arguments se voulant plus persuasifs, les uns que les autres.

Pour se faire plus convaincants, certains ont jugé bon d’exhumer la mémoire de feu Golbert Diagne, personnage charismatique et emblématique de la ville de Saint-Louis, s’il en fût, et qui s’était montré l’avocat éloquent de cette position, avant de nous quitter pour l’autre monde – qu’Allah swt ait pitié de son âme ! -.

Et pourtant, devant la faiblesse de ces arguments, on est bien tenté de lancer aux défenseurs de Faidherbe : RIEN QUE CELA !

Tout d’abord, il importe tout de même de prendre bien soin de délimiter et déterminer les contours et la teneur du débat.

Le Sénégal, à l’instar de la plupart des pays africains, après trois cents ans d’esclavage, fut soumis au joug colonial durant près de deux siècles, suite à la conquête et à l’occupation du territoire national par la puissance française, par le glaive, le feu et le sang. Cette entreprise impériale coûta au continent africain plus de deux cent millions de pertes en vies humaines, la dévastation de son environnement, le pillage de ses ressources, la démolition de ses villes et villages avec leurs infrastructures, la destruction de ses structures sociales, l’abolition de ses rites et croyances… Et l’on ne pourrait taire le viol de ses femmes, l’enrôlement forcé dans les armées coloniales de ses hommes les plus valides, l’endoctrinement de ses enfants domestiqués (endoctrinement dont les effets se font encore sentir à présent, au cœur même de ce débat qui nous préoccupe). La colonie du Sénégal, la plus ancienne des colonies françaises d’Afrique de l’Ouest, a payé un lourd tribut dans cette dramatique et sanglante séquence historique.

Naturellement, la nation française, comme il est de coutume en de pareilles circonstances, n’a pas manqué d’honorer ses filles et ses fils qui ont été les porte-étendards de ces conquêtes, de ces razzias, de ces « hauts faits d’armes », sans lesquels les desseins impériaux seraient restés vains. Qui songerait à leur en faire le reproche ? Tous les Etats ont le droit, voire le devoir (moral) de célébrer, d’honorer, de fêter leurs héros.

Et nous touchons ici au cœur du débat : il s’agit en l’espèce, non pas d’écrire (ou de nier) l’Histoire, mais de sanctifier (ou non) le culte de la mémoire de ceux qui auront déjà écrit cette Histoire (ou tout au moins des pans entiers de celle-ci) ; avec l’érection de leurs statues, la communauté concernée aura cherché, à bon droit, à garder en mémoire le souvenir de ses héros. Pour le partage avec les générations à venir, du culte qui leur est dédié.

Qu’on ne vienne donc pas prétendre que le geste consistant à déboulonner une statue reviendrait à nier la réalité de l’Histoire que charrierait le monument détruit. Car il ne s’agit pas ici de se positionner en négationniste pour occulter le fait accompli du passé. Ne s’agirait-il pas là plutôt, d’un geste d’une éminente signification culturelle, d’une haute portée politique, un geste historique qui exprimerait le refus de continuer à célébrer un personnage historique déterminé ; personnage qui serait un héros pour le conquérant et ancien colonisateur, mais qui aura été aussi, indubitablement, un bourreau pour le pays anciennement colonisé ? Comment ne pas comprendre cette vérité évidente selon laquelle : les héros d’une nation conquérante et coloniale sont aussi les bourreaux du peuple conquis et asservi ?

Faudrait-il désespérer de nos intellectuels ?

Il n’y a aucun doute, Louis Léon César Faidherbe, né le 3 juin 1818 à Lille et décédé le 28 septembre 1889 à Paris, ancien administrateur colonial au titre de Gouverneur du Sénégal, fut assurément un héros français, célébré encore es-qualité. Il en sera ainsi tant que le peuple français ou ses mandants n’en décideront pas autrement.

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Faidherbe fut-il un héros du Sénégal ? La grande affaire !

Conquérant colonial du Sénégal, il présida aux destinées de notre pays pendant onze longues années (1854 – 1861 et 1863 – 1865) en tant que Gouverneur. A ce titre, parmi ses « bienfaits », on relève souvent : son « génie militaire » qu’il utilisa, avec un armement sans pareil pour l’époque et le contexte géographique, pour tirer sur tout ce qui bougeait, n’hésitant pas à enrôler les insoumis qui auraient eu la chance de ne pas périr de son fait ; sa « vision économique » qui le guidait dans la construction de forts, ponts avancés du négoce capitaliste européen pour mieux asseoir l’empire colonial ; son « humanisme » qui l’amenait à instituer l’école coloniale, lui permettant d’assujettir et de domestiquer les « indigènes ignares » ; son « altruisme » qui l’incitera à faire ménage avec une « négresse » qui ne méritera jamais d’être élevée au titre réservé d’épouse ; son ouverture d’esprit qui fit de lui le « fondateur des études africanistes », maitrisant à merveille les « langues locales », pour mieux connaitre de l’intérieur l’ennemi à abattre ou à soumettre ; sa « grande magnanimité » qui l’inspira à concevoir et à faire construire par la sueur et le sang des colonisés, le majestueux pont qui aujourd’hui encore porte son nom, une infrastructure maitresse dans le système d’occupation, de contrôle et d’administration de l’empire colonial français qui s’étendait bien au-delà des frontières du Sénégal…

Et quoi encore ? On pourrait certainement continuer à lister les nombreux « bienfaits » du généreux général… L’immense Aimé Césaire nous vient à la rescousse avec son art unique, singulier, répondre aux tenants des « progrès » et autres « bienfaits » du colonialisme :

« J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilomètres de routes, de canaux, de chemins de fer. Je parle de millions d‘hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »

Mais qui donc commandait les forces étrangères qui envahirent et rasèrent, en mars 1855 les villages de Sowet, Njak-Aral, Njaral, Njajer, Marsa et Bakel… si ce n’est Faidherbe ? Qui alla récidiver le mois suivant pour massacrer 400 villageois à Nayé, petite bourgade de l’Est du Sénégal ? C’est bien toujours le même Faidherbe. Qui était allé raser en en juin et août de la même année les villages de Sóokóon, Njat Amar Faal, Cileen, Ros, Damga, Bakel, Kungël, Caabo… ? Encore lui, le général Louis Léon César Faidherbe. Mais qui donc a commis en décembre 1856 le forfait de piller et d’incendier Njit (dans le Njàmbur), Wadan et Baral ? Encore lui, le même insatiable Faidherbe. Qui donc encore, en mai 1859 s’en est allé brûler les champs, incendier les habitations et tuer les habitants des villages de Fatig et environs ? Sans surprise, la réponse demeure la même : Faidherbe le sanguinaire est encore aux manettes. Et qui, encore et encore, en mars et avril 1861 s’en est pris aux 25 villages de Kel et Mexe, puis Kër Aali et environs, laissant derrière lui désolation, ruines et cendres ? Faidherbe, toujours, le soldat au service de sa patrie, la France, pour casser du nègre et lever haut l’étendard impérial. Le récidiviste en chef ne s’arrêtera pas en si bon chemin : en 1864 le Boseyaa, dans le Fuuta connaitra à son tour, son lot de désolation… Qui pourrait dresser un tableau exhaustif de ces razzias et de ces meurtres, de ces pillages et de ces abominations ? L’éminent professeur Iba Der Thiam ne s’y est pas aventuré ; nous renvoyant à un hagiographe de Faidherbe, il se contente du chiffre indicatif, et probablement sous-estimé de « 20 000 tués en 8 mois » !

En d’autres lieux et en d’autres temps, on parlerait certainement de génocide et/ou de crimes contre l’humanité. Et pourquoi donc le lieu et l’époque détermineraient-ils la caractérisation de faits barbares, dans l’absolu ? Tout ceci peut être constaté en toute lucidité et en toute sérénité. Sans émotion ni colère aucune. « Sans subjectivisme ». Mais sans avoir peur d’appeler les choses par leurs noms. Au risque d’être affublé d’un sarcastique « complexe de colonisé ».

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Mais, il faut bien le dire, le génocidaire en service était bien fier de ses performances. Ne confiait-il pas, cyniquement, comme nous le rapporte l’historien Khadim Ndiaye, à sa tendre et chère maman, depuis l’Algérie où il régnait avant de venir continuer ses œuvres au Sénégal :

« J’ai détruit de fond en comble un charmant (sic !) village de 200 maisons et tous les jardins. Cela terrifia la tribu qui est venue se rendre aujourd’hui. »

Quel autre commentaire ajouter à cela ?

Voilà le monsieur que le Sénégal indépendant continue d’honorer. Et au moment où la jeunesse de ce pays, quelque peu déboussolée, se pose des questions sur la légitimité d’une telle posture, certains de nos intellectuels parmi les plus éminents se dressent en bouclier du général : « Touche pas à mon Faidherbe ! » C’est comme si notre pays était orphelin de grandes figures historiques ! Heureusement c’est un autre grand intellectuel, Ousmane Sémbène qui, avant de nous quitter (en 2007) posait déjà la question cruciale :

« Notre pays n’a-t-il pas donné des femmes et des hommes qui méritent l’honneur d’occuper les frontons de nos lycées, collèges, théâtres, universités, rues et avenues, etc. ? »

Pourtant le ministre Iba Der Thiam, sous le magistère de Diouf, avait bien ouvert la brèche en rebaptisant les écoles, collèges, lycées et universités dont il avait la charge ; mais probablement la volonté politique qui devait sous-tendre et accompagner cette heureuse initiative avait-elle fait défaut. Sinon, le débat qui nous occupe aujourd’hui n’aurait peut-être pas eu sa raison d’être ? En n’allant pas dans le sens indiqué par le célèbre cinéaste et grand patriote devant l’Eternel, ne nous ferions-nous pas les complices des assassinats de nos ancêtres par le Général Louis Léon César Faidherbe, ex-gouverneur du territoire du Sénégal ? Serions-nous des « Cordelier Mathews » qui, mille neuf cent soixante et une années après l’assassinat du Christ, se vit accuser, sans rien y comprendre- le pauvre ! -, d’en être l’auteur ? Mais, Cordelier Mathews, lui au moins, pourrait se cacher derrière l’alibi du temps qui aura fait son œuvre. Mais les cent trente-six années passées depuis les actes génocidaires du gouverneur français, pourront-elles nous servir du même alibi ? Moins d’un siècle et demi, c’est quoi dans la vie d’une nation ?

Honorons les nôtres. « Sama bopp ma la gënal, tekkiwul ne dama laa bañ ». Refusons d’être les complices, encore moins les boucliers de Faidherbe. Jetons Faidherbe à terre ! Ces reliques du passé pourront être les bienvenues dans un musée. Ainsi, l’histoire de Faidherbe ne sera pas oubliée (et bien heureusement !) Cela dit, l’Histoire du Sénégal mérite d’être réécrite, comme s’y attèle du reste – avec beaucoup de difficultés, il est vrai – la Commission Nationale mise sur pied à cet effet. Cette Histoire mérite surtout d’être enseignée à la Jeunesse, dans les écoles et les collèges, dans les lycées et les universités, partout dans les foyers ardents du savoir. En attendant, vivement !… Qu’on déboulonne la statue du sanguinaire soldat.

obeye@







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