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L’univers Enchanté Du Franc Des Colonies Françaises D’afrique

Quand pour contourner la maligne pandémie les planches à billets soutiennent à tour de bras les économies souveraines à travers le monde, alors les colonies françaises d’Afrique réalisent qu’elles n’ont pas le moindre pouvoir d’adoucir, rien qu’un peu, la fatale misère de leurs populations. Et que la transition sous la harangue populaire, du franc CFA vers l’Eco dans les formes énoncées au mois de décembre 2019, n’y changera rien.

Les indépendances africaines furent le chant du cygne des devises coloniales à travers le continent. Exit la livre sterling, l’escudo, la peseta, la zone monétaire belge. Les nouveaux États indépendants s’imposèrent la mission fondatrice d’émettre leurs monnaies nationales, matérialisant leur ascension à la condition d’entités souveraines internationalement reconnues.

A l’exception des colonies françaises d’Afrique noire passives, à l’adresse desquelles fut allouée une monnaie excentrée et surévaluée, annihilant tout espoir de compétitivité internationale, pour des ersatz d’États formatés à attendre de l’horizon leur pain de tous les jours.

Quelques subsides furent bien octroyés depuis sur ce long chemin de croix avec le transfert, au cours des années 1970 des banques centrales à Yaoundé et Dakar, précédé de l’africanisation du personnel. Puis vint décembre 2019, où la fin du dépôt des réserves, ainsi que l’improbable suspension de la présence d’administrateurs étrangers au sein des conseils d’administration, vinrent consacrer l’évolution du 21eme siècle.

Entre alors en scène la parité Eco-Euro, troublant exotisme monétaire s’il en est: l’Eco, comme le franc CFA, dépendra encore et toujours du taux de l’Euro, et par conséquent de la santé des économies nationales de la zone Euro, l’Allemagne en tête est-il utile de rappeler qu’aucun pays de la zone Euro ne peut suivre la cadence de la compétitivité allemande?

Tout comme l’esclavage d’entières générations d’Africaines et d’Africains se poursuivit sereinement dans les plantations tout au long des abolitions intermittentes de la traite négrière, l’indépendance des colonies n’avait pas pour dessein de mettre un terme à leur assujettissement. Il n’est pas surprenant, donc, que la mise au placard de l’appellation CFA en décembre 2019 rassemble les peuples des pays concernés autour d’une incrédulité commune, convaincus que le naturel incestueux est tapi dans l’ombre. Il suffit de voir les images annonçant la transition vers l’Eco, l’assurance étriquée que les choses se passeraient en toute «responsabilité», c’est-à-dire, en substance, qu’il ne fera pas nuit entre aujourd’hui et demain, pour réaliser que décidément à cette séquence il manquait Patrice Lumumba, qui ne put se contenir lorsque le 30 juin 1960, un Kasavubu (le premier président de la République du Congo) politiquement correct ne se résolut pas à solder les comptes de la colonisation.

Dans le cas de figure, nous avons donc la «responsabilité» de nous agripper, vaille que vaille, aux mamelles de la parité et de la convertibilité: à l’aune de notre histoire, cette «responsabilité» est de triste augure pour nos populations appauvries, et habituées.

Il n’y a qu’à constater l’enthousiasme … mesuré des opinions publiques africaines à cette annonce d’un autre temps, où s’entrechoquaient à l’envi, «responsabilité», «convertibilité», «parité». A ce tour de passe-passe présenté urbi et orbi depuis la torpeur tropicale, il ne manquait que les applaudissements. Il n’y en aura pas.

C’est à se demander si les bénéficiaires de ces arrangements sont exclusivement ceux qui viennent du froid. Car la monnaie coloniale ne fait pas grand mal aux importateurs prospères et autres capitaux africains qui trouvent leur compte dans le taux de change surfait qu’offre le franc CFA. Les élites politiques et économiques du continent y trouvent une facilité de transfert de leurs ressources financières, justifiant qu’elles se bouchent le nez.

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Élites bombées d’avantages indus, agiles complices de la mise en œuvre des échafaudages savants qui aliènent nos capacités d’innovation, comme si l’état de misère dans lequel, elles complaisent les peuples du continent, était pour l’éternité un constat inamovible.

Alors, pour nos élites profiteuses du statu quo, les indignés sont …indignes, forcément: leur ridicule colère épidermique et souverainiste devra donc être tempérée par ceux qui ont conservé toute leur raison; qui ont, disent-ils, autant d’amour pour notre chère Afrique qui nous coûte bien cher, décidément, et la voudraient tout aussi indépendante et affranchie. Mais, assurent-ils, il serait suicidaire de se ruer, à la Don Quichotte.

La vague sans écume des révolutions marxistes monopartites juchées en équilibre sur le socle incertain de l’orgueil patriotique devrait nous avoir suffi. Et de nous susurrer que le mécanisme de garantie du CFA/Eco par l’ancienne métropole est le plus sûr garde-fou qui soit, solide rempart face aux fluctuations impitoyables du négoce international. La main sur le cœur, ils nous préviennent : la convertibilité du CFA/Eco avec l’Euro est indispensable pour maintenir les pays de la zone dans l’économie mondiale.

Ce serait donc le bon sens qu’on oppose à l’idéalisme béat : quitter le mécanisme CFA, pour imparfait qu’il soit, précipiterait nos destins dans l’abîme. La stabilité que confère la zone contribuerait à réduire l’inflation, ou en tout cas, à la maintenir à des hauteurs absorbables. Le choix de maintenir cette parité viserait donc à rassurer les investisseurs sur la stabilité de la monnaie et éviter le risque de fuite des capitaux.

Soit. Or, tous ces arrangements précautionneux n’ont pas empêché l’effondrement structurel de nos économies à la monnaie garantie. Il suffit de parcourir les paysages délabrés des pays de la zone CFA. Où est l’erreur ? Ces économies sont génétiquement misérables, convertibilité ou pas. Car les personnes qui devraient être l’objet de nos angoisses ne sont pas celles qui représentent nos populations dans les colloques et autres estrades, en costumes ciselés et boubous empesés.

Celles qui nous importent se comptent en centaines de millions de gueux, trainant le poids de leur misère à travers les générations, depuis la minute de leur naissance, jusqu’à l’ultime souffle de leur vie. Par centaines de millions, ils n’ont pas d’eau potable, d’écoles primaires et de centres de santé, naissent diminués ou meurent en couches. Ce sont eux, pauvres hères, qui sont en contradiction physique avec les bénéficiaires locaux et extérieurs du CFA/Eco.

C’est à eux qu’il faut expliquer que leur misère eut été encore plus abyssale si la convertibilité de la monnaie nationale n’était pas garantie au-delà des mers. Oh, pour le même prix, leur préciser que cette garantie est absolument indispensable pour éviter la spéculation et la fuite des capitaux. Ça pourrait, qui sait, leur arracher un sourire. Heureux ceux qui mènent leurs vies dans l’ignorance de l’existence de la justice sociale. L’inénarrable exigence du «maintien de l’inflation à un taux bas» que résoudrait le concept CFA/Eco révèle la pauvreté d’une pensée élitiste qui a depuis abdiqué ses missions, et bradé aux commissaires-priseurs la légitime espérance de générations successives.

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Les «Don Quichottes» perdront la bataille des idées, s’ils se limitent à guerroyer en terres statistiques, et cartésiennes.

Car le piège est insidieux: par-delà les chiffres et évaluations savantes, nos peuples restent étouffés par la conviction de leur impuissance éternelle, qui leur fait sous-traiter leurs énergies et leurs initiatives à une élite politique et intellectuelle, qui elle, les sous-traite mécaniquement à ses maîtres. CQFD: c’est à l’intérieur de notre propre périmètre que s’élèvent les critiques les plus acerbes de notre besoin de dignité. Sur le long voyage de notre histoire, ceci n’a rien d’inédit: l’esclave de maison se délectait des restes de la table du maitre; l’esclave des champs se contentait de ce que lui jetait l’esclave de maison.

Ainsi, l’Afrique post coloniale n’a pas fait une utilisation abusive du concept de fierté.  À trop courber l’échine au nom de la raison, on glorifie le statu quo, qui érode la légitimité de désirer tenter autre chose. Le mécanisme CFA/Eco n’est qu’une étagère dans un rayon bien garni. S’en occuper serait déjà ça de fait.

Savoir ce qu’on fait est sans doute aussi important que ce qu’on fait. Tant que l’Eco ne sera pas flexible, la logique du franc des colonies françaises d’Afrique survivra, son cortège d’indignités avec elle. La fixité immobile de la convertibilité avec l’Euro, pour transitoire qu’elle est, participe de ces endormissements hypnotiques sous le regard matois des rentiers qui n’en finissent pas de troquer un manteau contre un autre, s’ajustant au gré des circonstances historiques et géopolitiques, toujours une longueur d’avance, et proposant des changements qui ne cassent aucune habitude.

Les convertibilités et parités sclérosées nous tiennent en laisse, même s’il nous est permis de gambader un peu plus loin dans le pré.  Ce sont les petites satisfactions distillées qui mettent du baume au cœur, et laissent nos plaies béantes. L’espiègle pirouette CFA/Eco ne doit rien aux verroteries, liqueurs, miroirs et autres bibelots offerts aux chefs locaux en échange des esclaves enfouis dans les cales des navires en direction des plantations du Brésil.  Les pires forfaitures de l’histoire de l’humanité ont prospéré à l’abri du vernis de la respectabilité.

Le piège donc, c’est être maintenu en équilibre sur la pointe d’un pied ; on ne s’écroulera pas ; on n’en mourra pas. Mais tous les efforts et énergies seront exclusivement concentrés à ne pas perdre cet équilibre. Le souffle court, la langue pendante, les yeux exorbités, un sursis permanent.

Imaginons ensemble que la zone CFA et ses succursales intellectuelles venaient à disparaitre définitivement. Et alors… Est-il possible de périr davantage? Pensons-nous sérieusement que cela affecte fondamentalement les femmes et enfants de nos hameaux? Sera-ce pire que les circonstances actuelles de nos économies bringuebalantes où des taux de croissance à deux chiffres nous sont faussement présentés comme des progrès probants, quand en réalité l’on est parti de si bas que beaucoup signifie pas grand-chose ? Les croissances sonores n’ont pas d’autre vertu que de rendre la vie plus chère encore pour la majorité des populations, mettant hors d’atteinte de leur indigence la capacité de s’offrir les produits tous importés de la malheureuse croissance.

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Lorsque la raison et le pragmatisme nous maintiennent la tête sous l’eau plus longtemps qu’il ne faut, alors il faut se précipiter pour survivre. Les élites africaines finiront bien par comprendre que, sur ce continent, les postures conservatrices sont un corbillard. Peut-être même qu’elles le sauront avant qu’il ne soit trop tard, et que la soixante dixième génération d’ici ne soit déjà débitrice aux clubs de Londres et de Paris.

Absolument, il faut s’affranchir du fétichisme du franc CFA, et de ce qui en tient lieu. Se détacher de ses métaphores logistiques, toutes ces sempiternelles justifications chiffrées qui illuminent les uns toujours les mêmes, et affament les autres toujours les mêmes. Rebrousser chemin, faire machine arrière, n’exige rien qu’un peu de courage. Le courage de faire… autre chose. Eureka.

Qu’est-ce qui objectivement n’autoriserait pas ces pays à établir leur monnaie sur des bases fragiles, mais portées par l’espérance et la foi, un surcroît de discipline, une vision commune, une envie d’histoire ? Beaucoup d’espoir et d’inspiration bâtis sur des fondations différentes. Une monnaie arrimée à une convertibilité factice est aux antipodes de cette ambition, et prolonge seulement la vassalité qui ruine nos élans, bride notre génie, nous rapetisse encore et encore.

L’inconnu n’est pas nécessairement l’apocalypse. Si les explorateurs, «civilisateurs» et colonisateurs avaient eu peur du vide, ils n’auraient pas dominé le monde de leurs orientations.  «L’hyperpuissance tyrannique du confort»… cette chose qui nous tient si souvent en respect au moment de prendre des décisions […] importantes» (Gilles Yabi, 2013), est ici logée dans le corset de l’ignorance tenace d’une vérité éternelle : il est toujours possible de faire autrement.

La sauvegarde passe par la promotion de concepts différents, face à la froideur du «raisonnable» statu quo qui garrotte nos indignations au nom du discours de la méthode; une méthode étanche aux douleurs de ses victimes. Au nom des statistiques; statistiques coupées d’eau qui coulent dans le même moule, profiteurs et souffre-douleurs. Au nom et pour le compte des certitudes que nos misères sont de l’ordre naturel des choses.

On peut, si l’on veut, se contenter d’affirmer son rejet du CFA. Car la malicieuse entourloupe Eco ne réussira pas à faire de cette posture une idéologie d’arrière-garde: l’architecture CFA, que sous nos yeux incrédules on métamorphosa en Eco quand la saison fut venue, est anachronique à l’étape présente où le monde découvre soudain que la vie des uns devrait compter tout autant que celle des autres. Mais on ne peut vaincre un adversaire qui a sept vies, sans commencer par s’accorder sur le sens ultime de l’effort: ce qu’il nous faut, c’est un usage, à valeur réelle, de la notion de dignité, qui soit opposable où qu’on se tourne.

Afin que seuls nos lointaines mémoires et nos livres d’histoire évoquent à nos enfants la grande douleur que fut pour nos quotidiens le manège enchanté du franc des colonies françaises d’Afrique.

Titulaire d’un Doctorat d’État en Droit international public, Moudjib Djinadou est analyste politique et fonctionnaire à l’Organisation des Nations Unies.. Il est également écrivain.

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