L’existence de Babacar Touré, sur lequel une sacrée bonne étoile veillera en permanence, aura suscité tant de passions, et sa mort, bien des émotions. Une baraka que couronne cet ultime hommage à son destin hors du commun : il sera à jamais le parrain éponyme de la Maison de la Presse.
Pour en arriver là, durant près de quarante épiques années, il aura semé avec ferveur et à tous les vents, les germes d’une nouvelle aristocratie, celle du journalisme. Il était une …foi, la geste du semeur. Ailleurs sur la planète, on le sait, le football n’est plus pareil depuis Pelé, la boxe chante la conscience noire depuis Ali, et depuis que Miles Davis a soufflé dans sa trompette, la planète en a le jazz au corps.
Quand Wade crée son parti, lorsque Youssou Ndour entonne son premier tube, alors que Mohamed Ndao « Tyson » culbute son premier adversaire, on ne voit juste que des intermittents du spectacle venus amuser la galerie. Il y a des gens comme ça : ils sont presque comme nous autres, simples mortels, mais ne sont pas vraiment des nôtres… On comprend bien plus tard qu’ils sont là pour que rien ne soit plus comme avant.
Le journalisme, à l’époque où Babacar Touré y fait son entrée, est une chimère romantique, un ghetto où se morfondent les fines lames de l’information, sous le carcan étriqué d’un Etat surpuissant qui autorise par coquetterie des dissertations sur le sexe des anges tant que l’orthographe n’est pas outragée.
Le Soleil, rare organe où l’on peut l’y exercer, n’invite pas au rêve. On y fait son métier en tâcheron du compte-rendu, avec parfois quelques digressions tolérées à propos de la condition humaine. Et ce n’est pas à l’ORTS que la révolution se prépare. La garantie de l’emploi a un coût…
Les seuls autres journaux qui ont des notes discordantes sont estampillées « opposition », bricolés par des militants exaltés et ne font vivre personne : Andë Sopi de Mamadou Dia ou Taxaw de Cheikh Anta Diop, Moom Sa Reew de Majmouth et Jaay Doolé Bi des maoïstes clandestins se distribuent quasiment sous le sabador… Ce n’est pas vraiment du journalisme, tout ça. Il y a, certes, au milieu des années ’70, en salves d’avertissements, les foucades et les espiègleries de Mame Less Dia et le gang du Politicien. Allez, ne soyons pas vaches, citons Boubacar Diop et Promotion comme figurants turbulents. Mais il faut s’y attendre, la cavalerie ne devrait plus tarder.
La vague que l’on pressent alors est la dernière portée du journalisme romantique. Ces gens là, formés à bonne école, ont surtout faim de libertés, en ont gros sur le cœur, piaffent d’impatience d’en découdre avec l’autorité qui les brime…
Une soldatesque dépenaillée, avide de déontologie, armée de bloc notes et quelques stylos, soucieuse de syntaxe, dont les rédactions résonnent du cliquetis des machines à taper avant de vous pondre un ouvrage artisanal fabriqué avec des ciseaux, une règle, de la colle et un cutter. Ça tombe bien : Senghor parti en 1980, l’étau se desserre. Avec le « multipartisme intégral », y a comme des airs de libertinage sur la scène publique. Le père Wade lance Takkusaan, Le Politicien prend de la bouteille et une génération de journalistes sort du bois. Dans la troupe des bidasses en folie, un singulier personnage, Babacar Touré qu’il se nomme. Il est né à Fatick dit-on, mais on lui prête aussi des racines thiéssoises et même parfois des airs de Lougatois. C’est peu de dire que l’homme a quelque chose de définitivement insaisissable. Il y a chez ce drôle de mortel, cette rare étincelle qui enflamme les vies. Tout ça gravitera autour de lui tout au long de sa saga, se côtoyant, dans un truculent fatras, le coquin et le copain, le grotesque et le tragique, le fruste et le fin, le meilleur et le pire, l’évidence et le paradoxe. C’est qu’il y a de tout cela, et bien plus encore, dans ce singulier gaillard qui vient pour imprimer une marque indélébile à son époque.
Défendre et illustrer la liberté d’expression est le combat le moins urgent que Babacar Touré mène quand il monte Sud avec ses sbires. Au Sénégal, chacun assène sa vérité à sa manière et selon son humeur depuis si longtemps. Ce que Babacar Touré apporte et que le journalisme n’a pas encore, c’est l’habit aristocratique qui installe cette profession à la table des puissants et des notables. Sud deviendra une entreprise de presse dont le président est membre du patronat, roule carrosse et crèche dans les quartiers chics. Sa vraie bataille est celle engagée contre le misérabilisme du journaliste qu’il extirpe de son ordinaire ghetto.
Comme Wade pour les opposants, Ndiouga Kébé pour les Modou-Modou, Youssou Ndour pour les musiciens, et « Tyson » pour les lutteurs. Quand le manitou de Sud inaugure sa radio, trois chefs d’Etat sont au garde-à-vous pour couper le rideau. Il entre certes dans la cour des grands mais il vient aussi de se choisir, à l’avenir, des adversaires à sa démesure. Ses combats les plus épiques, il les livre contre les tout-puissants : le groupe Mimran qui fait la pluie et le beau temps sous Abdou Diouf, et Wade soi-même, au plus fort de sa glorieuse alternance. Survivre à ces impitoyables machines à broyer ne sera pas un mince exploit. C’est sans doute en 2012, lorsque Wade et son régime tombent, que la légende de Babacar Touré commence à s’écrire. On ne peut plus en douter : il a la baraka.
Lorsque la présidence du CNRA lui est confiée, c’est une révolution silencieuse qui vient de s’opérer. Jusque-là, cette presse infantilisée est sous la surveillance des magistrats : El Hadj Babacar Kébé, puis Nancy Ngom Ndiaye, sont chargés de mettre au pas ces grands enfants que sont les journalistes… L’installation du monitoring, le basculement par la TNT durant son mandat confirment ce dont personne ne doute depuis longtemps : cet homme est un aristocrate. D’ailleurs, hors de nos frontières, comme sous nos cieux, il tutoie du chef d’Etat…
Bien sûr, l’œuvre qu’il lègue a un goût d’inachevé. Lui, il a fait sa part, et bien plus. C’est aux acteurs de la presse de porter avec la même élégance ce costume pour inspirer le respect qu’une seule carte de presse ne saurait justifier. Il faudra commencer par en prendre les mesures. Ce 26 juillet 2020, lorsqu’il rend l’âme, Babacar Touré n’a que 69 ans mais son enveloppe charnelle n’en peut déjà plus d’abriter une si fantastique aventure humaine…
Le sort de nos âmes pécheresses est sans doute de sortir de l’homme pour entrer dans la légende. Mais quelles sont donc ces chimères derrière lesquelles nous courons ?
Ibou FALL, journaliste