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Babacar Comme Une Eternite

 

 

 

Difficile de se faire à la mort. Même si l’on sait qu’elle est là, se présentant à nous comme un point terminal. Celui où, le rideau tiré, on quitte à jamais la scène de la vie. Une inéluctabilité donc. Et pourtant ! Par sa soudaineté, sa brutalité, son inattendu, la mort nous plonge souvent dans le vide vertigineux de l’arrachement. Babacar était là. Et puis tout d’un coup, plus d’échanges, plus de rires volcaniques, plus de blagues, plus de présence affectueuse et rassurante. Et ne demeurent hélas que des traces de vie qui se sont sédimentées autour de souvenirs dans lesquels on est réduit à puiser pour protester contre l’absence, ou plutôt pour la contourner, la ressusciter.

Tout à sa régulation, Babacar avait coupé le lien avec la rédaction de Sud quotidien, ne sachant rien du contenu éditorial, le découvrant en même temps que le lecteur lambda. Au terme de son mandat de 6 ans, après s’être imposé «une période de décence», il avait décidé de revenir, quelques semaines avant sa mort, à ce qu’il savait faire, à ce qu’il était : «profession journaliste». Et pour marquer ce retour l’on avait mis en ligne un comité éditorial, pour orienter, ajuster le menu et les papiers arrêtés par la rédaction dirigée par le rédacteur en chef Abdoulaye Thiam. Il y avait aussi Calame*, une nouvelle rubrique, animée sous cette signature commune. Calame comme un nom de plume ! Et nous obtenions des retours qui nous faisaient voir l’effort de certains qui s’échinaient, tels des détectives privés, à percer l’anonymat pour découvrir le visage ou les visages qui se cachaient derrière. A travers ces petits réaménagements, Babacar amorçait ainsi en douceur son retour en journalisme. Et puis, il finit par faire le grand saut, dans la lumière crue du matin du 13 juillet 2020, en signant de son nom, un dossier publié en deux jets : «De la culture au culte de la violence». Comme une libération ou plutôt comme une sourde urgence, il proposait d’autres papiers sur des sujets qui nous interpellent. Quelle ambiance ! Celle de l’émulation, de l’extase qui jaillit de la création. On se réjouissait par moment de voir que nos méninges fonctionnaient, comme si la machine à broyer les enthousiasmes n’avait pas prise sur elles. Même si, pas dupes du tout, on avait conscience qu’elles avaient plutôt décidé de nous illusionner en nous insufflant un élan pétri d’insouciance qui nous faisait veiller jusqu’à des heures indues. Au grand dam de nos épouses et mari qui s’inquiétaient de nous voir défier ainsi l’âge de nos artères, sous l’enivrante pression d’une passion rafraîchissante. On travaillait jusque tard le soir, et parce que la nuit était fortement entamée, on concluait nos séances par un «Bon matin», en guise d’au revoir.

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C’est le Babacar de cette séquence de nos vies qui m’envahit, celui de nos longs échanges par courriels, sms, téléphone. Et il nous insufflait à toutes et tous une énergie, parce qu’il fallait bien s’approprier tout cela et les traduire en actes. Henriette Niang Kandé et moi rigolions de le voir si tatillon, fignoler les papiers jusqu’au petit détail, «cotiser» pour les enrichir, devenir un orfèvre de la titraille bien à propos. Et puis, de le sentir si heureux après un long sommeil journalistique nous remplissaient d’aise. On ne pouvait s’empêcher de le chahuter avec affection.

Loin de l’inespoir qui consume et brime toute vitalité, condamnant à subir et à ne pas avoir d’initiatives, Babacar refusait en fait de porter les lourds fagots de la fatalité. Parce que la désespérance l‘incommodait, il était plutôt porté par le besoin vital de bousculer l’ordre des choses, d’ouvrir des perspectives d’avenir, de répondre aux interpellations de son époque. Et cet élan qui l’habitait avait une capacité d’entraînement formidable, capable de vous sublimer. Même éreinté, on avait envie de se secouer, d’en faire un peu plus. Parce que c’était lui, porté par ce furieux goût du bonheur qui lui faisait oser la vie.

MAINTENIR LA FLAMME

Penser à Babacar, c’est quelque part prendre conscience du fait qu’il est de ces rencontres qui se muent en chance de vie. Celle par quoi les tristesses, les coups de blues et les angoisses qui lui sont inhérentes se dissipent parce qu’on puise en elle la volonté et l’envie de faire face. Celle par quoi les rayons de fraternité et d’amitié ont le pouvoir de contenir les assauts de l’adversité. Je m’émerveille encore de son bagout, de son exquise capacité d’empathie. Avec lui, se profilait dans la béance de ses actes de foi une révélation. Il donnait corps à la réflexion du philosophe Emmanuel Levinas qui affirmait avec justesse que : « Penser autrui relève de l’irréductible inquiétude pour l’autre ». Assurément, avec Babacar, l’amitié et la fraternité se donnaient dans la spontanéité et la simplicité de leurs expressions concrètes. Une fraternité portée par une infinie tendresse qui désarçonne et déshabille toutes les inquiétudes.

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Chez lui, point de place pour une quelconque détresse qui altère l’optimisme car il s’agissait, quelles que soient les circonstances, d’opter pour le parti de la vie. Comme l’illustrent les nombreux et divers témoignages depuis la survenue de son décès, au-delà de sa générosité, Babacar était aussi bien à l’aise avec les chefs d’Etat et les princes qu’avec l’homme ou la femme sans titre, à l’aise sous les lambris dorés et sous la bougie, s’appropriant l’idée sartrienne selon laquelle, il importait de se savoir « un homme comme un autre, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».

Sans se surestimer ni se mésestimer, Babacar avait par-dessus tout l’élégance de rester lui-même. Il y a quelques mois, me faisant visiter son bureau dans son domaine de Ngaparou, il me fit découvrir sa bibliothèque habillée d’une large palette de titres et d’auteurs. Avec des champs d’intérêt éclatés : sociologie, essais politiques, économie, qui renseignaient sur la curiosité, l’ancrage et l’ouverture du maître de céans. Sur sa table de travail trônait un tome des œuvres du grand timonier, Mao Zedong. Et voilà qu’il m’informe être à la recherche d’autres « tomes » pour compléter sa collection. Il lui en manquait trois que je me suis fait le plaisir de lui dégoter, découvrant au passage que beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts, puisqu’il a fallu chercher dans des cartons poussiéreux. On se « cadeautait » aussi des livres au gré de nos lectures. Et tout récemment, il avait apprécié le papier « Relire James Baldwin », que j’avais écrit en rapport avec l’affaire George Floyd. Et Dame Babou m’a appris tout récemment qu’il venait de recevoir, à New York où il réside, la commande de quelques ouvrages de Baldwin qu’il avait passée pour Babacar. Peut-être devra-t-il lui lire, très tard le soir ou très tôt le matin , dans cette ville qui ne dort jamais, quelques passages de cet immense et fascinant écrivain reconnu pour la profondeur, la justesse et la finesse d’analyse de la question noire et du racisme étasunien. N’empêche, on continuera à converser avec Babacar, persuadé comme le disait Birago Diop que « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis… ». Babacar en effet, n’est « pas sous la terre », il est « dans l’ombre qui s’éclaire Et dans l’ombre qui s’épaissit…, dans l’arbre qui frémit …, dans le bois qui gémit …, dans l’eau qui coule …, dans la case…, dans la foule … »

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Sûr que là-bas, dans un coin bleu du ciel, il continuera d’insuffler son souffle et de veiller au dynamisme et à la réactivité du comité éditorial. On entendra ses commentaires, ses suggestions, ses coups de gueule, son indicible tendresse, sa déconcertante bienveillance. On échangera, on débattra jusqu’à ce que l’on arrive à ce petit quelque chose de consensuel, assumé et porté par tous, comme il le souhaitait toujours. Reste maintenant à maintenir la flamme et à veiller à la transmission qui l‘obsédait. Ce qu’il attend de nous en effet, « ce n’est pas un sanglot mais un élan ».

Repose en paix frérot. Repose en paix l’ami.

Si loin…Si près… Si toujours….Comme une éternité !

* Le Calame, du latin calamus, est un roseau taillé en pointe dont on se sert pour l’écriture, notamment sur les tablettes en bois.







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