Alors que la France perd son influence en Afrique, l’opinion africaine continue de prendre Paris comme bouc émissaire de ses désillusions. La France et l’Afrique francophone sont ainsi entrées dans un jeu de miroirs grossissants, où chacun amplifie l’importance de l’autre pour son destin.
La période récente est marquée par un paradoxe apparent : la France, après avoir empêché la chute de Bamako en 2013 et y avoir été acclamée, s’efforce de contenir la poussée djihadiste au Sahel au prix de pertes qui s’alourdissent, mais elle est confrontée en retour à une extension du sentiment antifrançais. En parallèle, la montée de la condamnation du franc Cfa a conduit à son remplacement par l’éco en Afrique de l’Ouest fin 2019. La récente pandémie a exacerbé le ressentiment. Une note de prospective du Quai d’Orsay, présentant un scénario catastrophe pour les régimes les plus usés d’Afrique, a suscité un flot de critiques outragées, venant souvent de ceux-là mêmes qui accusent, souvent à juste titre, la France de soutenir ces régimes. Les réseaux sociaux se sont enflammés d’accusations de recours aux Africains comme cobayes[1], et même de manœuvres volontaires de contamination par la France. Les racines du sentiment antifrançais sont anciennes, mais il revêt aujourd’hui une acuité particulière qui mérite un essai d’interprétation. L’Afrique est le dernier endroit où la France peut se rêver en grande puissance. Cette dernière tente d’enrayer sa perte d’influence, affecte bruyamment de parier sur l’avenir du continent et invoque une responsabilité particulière pour répondre aux demandes d’appui militaire au Sahel. Elle met en avant des enjeux surévalués ou qui, à tout le moins, ne sont pas plus importants que pour d’autres pays européens. Une large partie de l’opinion subsaharienne francophone cherche, quant à elle, une explication extérieure simpliste à ses désillusions économiques et politiques, trop souvent sur un mode complotiste : Paris s’offre en parfait bouc émissaire. La France et l’Afrique francophone sont ainsi entrées dans un jeu de miroirs grossissants, où chacun amplifie l’importance de l’autre pour son destin.
Le sentiment antifrançais
La question du legs colonial dans les consciences est complexe : halo de violences et d’humiliations, mais aussi adhésion aux valeurs de la République retournées contre le colonisateur, et utilisation des positions et savoirs acquis par les élites colonisées pour leur reproduction après les indépendances. Plus que la colonisation elle-même, c’est la politique dite du « pré carré », conduite au lendemain des indépendances et assortie d’un soutien sans faille aux dictateurs « amis », qui a donné corps et validité à ce sentiment.
A contrario, là où l’ex-puissance coloniale s’est effacée ou s’est faite discrète, la détestation de l’ancien maître n’a pas prospéré. Le sentiment antifrançais a disparu au Vietnam. Sans parler d’une guerre de dix ans, rappelons que les menées communistes y avaient pourtant suscité un encadrement policier et une répression au quotidien autrement plus violents que dans la plupart des colonies françaises d’Afrique subsaharienne. De même, les sentiments anti-italien et antibritannique apparaissent peu marqués, malgré la brutalité de la « pacification » de la Libye et de la conquête de l’Éthiopie pendant la période fasciste, et la violence de la répression de la révolte Mau Mau au Kenya.
En Afrique francophone, le sentiment antifrançais, par nature difficile à mesurer, a varié selon les conjonctures politiques et l’intensité de l’interventionnisme français. Il est d’une acuité inégale selon les classes d’âge et les groupes sociaux. Il a connu une flambée en Côte d’Ivoire pendant la crise de 2002-2011, qui a débouché sur une intervention militaire française permettant l’arrestation de Laurent Gbagbo. Le Togo de Gnassingbé Eyadema (1967-2005), dont le coup d’État avait été appuyé par la France, a été également le siège d’un fort sentiment antifrançais, renforcé par le soutien affiché de Jacques Chirac au vieux président, puis à la prise du pouvoir par son fils Faure. Enfin, il est de longue date particulièrement aigu au Cameroun : l’indépendance y a été précédée par la seule guerre de libération d’ampleur de l’Afrique francophone et suivie par un appui français au jeune pouvoir dans sa lutte contre les héritiers du maquis, puis d’un soutien à Paul Biya, président depuis 1982. Si, dans les cas précités, ce sentiment a été ou est toujours d’une intensité singulière, il n’en a pas moins été latent dans toute l’Afrique francophone.
Aujourd’hui, les discours francophobes prospèrent sur un mode complotiste, des conversations de bar ou d’amphithéâtre aux débats télévisés et aux articles de presse, et sur les réseaux sociaux, qui leur assurent un grand succès chez les jeunes. L’essayiste camerounais Yann Gwet, reprenant la distinction de David Goodhart entre les « somewhere » et les « anywhere », pointe que la popularité de ce discours est plus forte chez les premiers, les élites internationalisées considérant la souveraineté comme accessoire[2]. Des dirigeants peuvent toutefois l’alimenter, avec d’évidentes arrière-pensées. Une France surpuissante et à la perversité sans limites est désignée comme responsable de tous les maux. La volonté de prédation serait à la base de toute sa politique. Sont dorénavant particulièrement stigmatisés le franc Cfa entravant le développement, les entreprises françaises qui suscitent un fort ressentiment quand elles participent aux privatisations et/ou ont, comme Bolloré, une stratégie monopolistique, ainsi que les interventions militaires. Ces dernières sont supposées motivées par une volonté d’accaparement des ressources naturelles qui conduirait Paris à fabriquer ou soutenir le djihadisme. Ce sentiment n’est pas dépourvu de contradictions : souvent, la France se voit accusée de ne pas pratiquer l’ingérence démocratique pour contribuer au départ de présidents depuis trop longtemps au pouvoir.
Le discours antifrançais prend parfois des formes ridicules. Ainsi, des « bio-kamikazes » français seraient arrivés par Air France à Douala en mars 2020 pour contaminer la population. Non moins absurde est la rumeur selon laquelle les pays de la zone franc auraient payé un « impôt colonial » en déposant jusqu’en décembre 2019 la moitié de leurs devises sur un compte au Trésor français : c’est confondre un dépôt en banque avec un cadeau à la banque.
En contrepoint, tout concurrent ou ennemi supposé de la France est perçu avec sympathie, nonobstant ses visées hégémoniques ou son caractère dictatorial. En témoignent l’accueil, au départ favorable, de la pénétration chinoise, l’admiration pour Kadhafi très répandue parmi les jeunes qui le perçoivent comme un martyr de la cause africaine et, plus récemment, la perception positive du retour russe.
Surestimation des enjeux et manque de moyens
La surévaluation des enjeux concerne surtout les domaines politique et économique, et moins nettement celui des migrations.
Dans le domaine politique, pendant la guerre froide, le rôle de gendarme délégué en Afrique contribuait à consolider la place de la France dans le camp occidental. Aujourd’hui, la politique africaine de la France lui donne certes une visibilité internationale, mais simultanément la met en position de quémandeuse d’appuis américain et européen.
Les intérêts économiques français en Afrique, francophone notamment, sont faibles et exposés à une concurrence croissante. Les exportations françaises à destination de l’Afrique subsaharienne ne représentent que 2 % du total des ventes mondiales françaises. Les exportations françaises vers les pays de la zone franc représentaient 5,1 milliards de dollars en 2019, soit un montant inférieur aux exportations vers la République tchèque. Les parts de marché à l’exportation de la France en Afrique ont été divisées par deux depuis 2000, passant de 11 % à 5,5 % en 2017. L’Afrique francophone ne joue un rôle significatif que pour la rentabilité d’une poignée d’entreprises (Air France, Ags, Bouygues, Bolloré, Castel, Orange, Total). Les banques françaises, Société générale mise à part, se retirent. L’Afrique est à l’origine de près du tiers de la production de pétrole et de gaz de Total, mais les principaux gisements, hormis Moho Nord au Congo-Brazzaville, sont en Angola et au Nigeria. Au Niger, les deux mines d’uranium encore exploitées d’Orano (ex-Areva) sont en fin de vie et le nouveau gisement d’Imouraren n’a pas été mis en production, faute de rentabilité. Les réserves de change des pays de la zone franc qui étaient placées sur un compte du Trésor représentaient environ 1 % de la dette française.
En matière migratoire, on notera que, si la France reste la première destination des Africains dans les pays de l’Ocde, sa part dans les migrants installés est passée de 38 % en 2000 à 30 % en 2015. Il est toutefois clair que, compte tenu de l’importance de la communauté malienne installée en France, celle-ci serait concernée en premier chef par un mouvement migratoire provoqué par une victoire djihadiste au Sahel.
Les versements d’aide publique au développement de la France vers l’Afrique subsaharienne ont été réduits de moitié, passant de 3,3 milliards de dollars en 2010 à 1,6 milliard en 2016, avant de connaître un début de remontée à partir de 2017. Il est toutefois à noter qu’il a été décidé d’augmenter fortement (un milliard d’euros) la part en subvention de l’aide à compter de 2019.
La diplomatie culturelle a, quant à elle, servi de variable d’ajustement au budget d’un ministère dont la priorité est de maintenir l’universalité de son réseau d’ambassades et le nombre d’emplois de « vrais diplomates ». Victime d’une baisse de moyens financiers et humains, le réseau culturel français en Afrique tient de plus en plus difficilement son rôle de vitrine.
La France s’aligne sur les positions de l’Union européenne et des institutions de Bretton Woods, quand bien même les mesures proposées ont un effet politique délétère pour un enjeu économique médiocre, comme la signature des accords de partenariat économique destinés à lever les obstacles aux exportations européennes, et rejetés par la majorité des populations. C’est également le cas quand des orientations de l’aide au développement pénalisent à terme l’usage de la langue française et font le succès des médersas, comme les programmes de l’initiative internationale « Éducation pour tous » revenant à gonfler les taux de scolarisation, en parquant des enfants dans des classes de cinquante élèves pour recevoir l’enseignement d’un contractuel mal formé et mal payé.
La France n’a pas de grande vision à partager avec l’Afrique. La francophonie ne tient pas ce rôle : elle se dilue dans l’adhésion de nouveaux pays où le français n’est pas la langue du peuple et s’incarne dans une institution, l’Organisation internationale de la francophonie, utilisée de façon souvent politicienne. C’est en France que le panégyrique présentant l’Afrique comme la nouvelle frontière économique du monde a ses hérauts les plus zélés. En l’absence d’industrialisation, l’Afrique connaît une croissance largement liée au cours des matières premières, et reposant sur un endettement public non soutenable[3]. Cette croissance ne profite guère à la majorité des citoyens : la fable de l’émergence, où la foi dans la révolution technologique et le marché voudrait tenir lieu d’espérance commune avec l’ancienne métropole, ne convainc pas plus l’homme de la rue africaine que le discours de la start-up nation ne convainc les Gilets jaunes[4]. Elle apporte en revanche de l’eau au moulin de ceux qui sont prompts à dénoncer les objectifs économiques cachés de la France.
Les discours annonçant la fin de la Françafrique ne persuadent guère, même si ses aspects affairistes les plus douteux sont clairement en résorption depuis François Hollande. Enfin, l’arrivée de puissances de premier plan dans l’ancien pré carré (Chine surtout, mais aussi Inde, Turquie, Émirats arabes unis, Allemagne et désormais Russie) permet une mise en concurrence de la France, dont les chefs d’État africains jouent au mieux, si bien que le rapport de force avec Paris s’inverse ou, du moins, se rééquilibre[5]. Ces nouveaux intervenants sont conscients de leur pouvoir : imagine-t-on un chef d’État africain appeler Pékin ou Moscou pour demander le rappel d’un ambassadeur ?
S’y ajoutent aujourd’hui les effets du renouvellement de notre personnel politique, désormais peu au fait des réalités africaines. Il est confronté à des praticiens madrés de la relation avec la France, et dotés d’une connaissance fine et ancienne du jeu politique hexagonal.
Entre complaisance et puissance
La complaisance se manifeste au quotidien devant les tracas divers dont sont victimes ses ressortissants, et le racket fiscal de ses entreprises ou les décisions de justice souvent iniques dont elles pâtissent. La lutte contre ces abus mobilise au jour le jour les ambassades, qui reçoivent un soutien inégal de Paris. Que d’avanies entre deux visites présidentielles ou ministérielles débouchant sur des « succès commerciaux » ou des arrangements fiscaux ! En matière d’aide au développement, l’attitude française ne diffère pas de celle des autres bailleurs de fonds qui, les yeux rivés sur leurs objectifs de décaissement, sont prêts à avaler bien des couleuvres. Mais la France étant souvent le premier bailleur de fonds bilatéral, elle est particulièrement exposée.
Les dirigeants français s’abstiennent le plus souvent de condamner publiquement le non-respect des droits de l’homme ou les pratiques antidémocratiques d’un dirigeant étranger. Paris se limite alors à des appels discrets à la modération et à la recherche de solutions « inclusives ». Compte tenu de sa relation ancienne avec eux, la France chuchote à l’oreille des dictateurs. Quand sa parole se fait forte, Paris suscite un tollé. La toute récente condamnation publique par Emmanuel Macron de la répression des indépendantistes anglophones par le régime Biya a été vivement critiquée au Cameroun, au-delà des cercles du pouvoir.