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Le Temps Africain

Le Temps Africain

Jeudi 13 août 2020. Je n’avais pas imaginé que la journée se passerait ainsi. Mes prévisions se sont révélées fausses. C’est comme ça, il faut jongler avec les imprévus, et faire avec. À la base, je devais commencer l’écriture d’un article, le matin, et le terminer d’ici ce soir. J’avais pris contact avec deux sources. Je les connais bien. Le premier a été très réactif et on a fait l’entretien, très rapidement au téléphone. Le second, qui devait éclairer le cœur de mon article, m’a joué un mauvais tour. J’ai essayé de le joindre, en début de semaine, en vain. Il m’a rappelé pour m’informer qu’il n’avait plus mon numéro de téléphone. Je note, et lui propose un entretien rapide. Après lui avoir, encore, exposé les points à éclaircir. Il me donne rendez-vous, entre 14 et 15 heures. Je me pointe à 14 heures. Il n’arrivera qu’à « 18 heures moins ». Non seulement, il est arrivé en retard mais l’interview ne s’est pas fait. Il m’a suggéré de lui envoyer les questions, et a promis de répondre tard dans la soirée. Il n’en fera rien. 

Tout le programme que j’avais planifié a été chamboulé. C’est dérangeant, et cela peut frustrer. Je suis ponctuel. On m’a éduqué ainsi. À vrai dire, pour moi, arriver en retard, c’est comme trahir sa parole. J’essaie d’être toujours à l’heure, à chaque fois que j’ai rendez-vous. Comme je prends les transports en commun, je prévois toujours un temps d’avance. Car il n’y a rien de plus aléatoire que les transports, ici. Du coup, je suis presque toujours en avance sur le timing. Même si j’assiste très rarement à des rendez-vous où la ponctualité est respectée. La fidélité à l’heure n’est pas une valeur contraignante au Sénégal. Cela dit, je ne suis pas un défenseur zélé de la ponctualité. Pour deux raisons. La première est liée à la culture. J’en suis arrivé à cette conclusion : la notion du temps, dans notre espace culturel est relative.

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Il n’y a pas de dogme de la ponctualité, ici. Être à l’heure ne signifie pas être honnête, intègre, ou respectueux. Sur le plan social, l’absence de contrainte horaire provoque une cascade de conséquences. Il faut se résoudre à des imprévisibilités, dans l’agenda du travail. L’activité professionnelle, économique, politique et sociale, n’est jamais régulière et lisible. Toute la mécanique, des jours, des semaines, des mois, des années, est dysfonctionnelle. Désordonnée. Cela se voit dans le calendrier scolaire, dans la prévision des entreprises, dans l’agenda politique, dans tous les secteurs. Comment, dans ces conditions, mesurer le travail et respecter un calendrier ? La ponctualité a bien des avantages. Elle permet de tenir un agenda sincère. Bien exploiter le temps, favorise aussi la maîtrise des ouvrages. Dans n’importe quelle activité humaine, il y a un besoin de savoir les délais. Ne serait-ce que pour maîtriser les coûts et les dates de livraison. La ponctualité aide, aussi, dans la précision des cycles, dans la prospective. 

Seulement, le modèle du temps que l’on veut imposer est caduc, culturellement. Il n’est pas rare d’entendre des critiques sur l’habitude bien sénégalaise d’être en retard. Très peu de gens sont ponctuels. Que cela soit dans l’administration, dans les entreprises, dans nos relations interpersonnelles. Il faut interroger cette propension au retard. L’assimiler, mécaniquement, à un manque de sérieux et de rigueur, c’est refuser d’y voir clair. C’est une manière de dire qu’il faut ressembler à d’autres peuples. Qui fonctionnent autrement. Qui ont d’autres structures sociales, et un tempérament différent. Qui ont d’autres cycles saisonniers, et un autre climat. Pourquoi devons-nous commencer le travail à 8 heures ou à 9 heures ? Pourquoi faut-il travailler le vendredi, jour de prière et de recueillement pour beaucoup de personnes ? L’échelle du temps est différente entre le Slovène et le Sénégalais ? Ce qui est très logique. En effet, l’idée fondamentale du temps est de répondre à des considérations sociales et pratiques. Par ailleurs, selon la physique, le temps est propre à chaque observateur. On peut extrapoler ce principe et l’amener à la dimension des peuples et des civilisations. 

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La civilisation de la compétition 

La seconde raison, est relative à la marchandisation du temps des femmes et des hommes. Le capitalisme prétend que ceux qui arrivent à bien gérer leur temps sont ceux qui sont plus productifs. C’est un stratagème pour faire des femmes et des hommes des objets obéissants. Le capitalisme cherche, ainsi, à s’accaparer de tout le flux de la vie. Les hommes et les femmes doivent toujours répondre aux nombreuses excitations. Ils sont appelés à travailler toujours plus, sans repos. Ils n’ont pas « droit à la paresse ». Ils doivent optimiser le temps, et le vendre servilement. Leur horloge biologique doit s’adapter à la concurrence. Ce sont des machines. Ce schéma-là aliène l’humanité. Et soumet les corps et les esprits aux lois du marché. Le philosophe français, Bernard Stiegler, y observe une destruction du surmoi et de la civilité. 

L’homme y est, tout le temps, affairé. Il investit toute sa libido dans l’accumulation primitive. Son temps de vie, éphémère, est dédié à la recherche frénétique de l’argent. Ce qui le stimule, c’est l’appât du gain et non l’élévation de sa conscience. Il n’a d’estime que pour ses ambitions, et pour la fortune. Il n’envisage, dans ses actes et dans sa réflexion, qu’à avoir plus. Qu’à spéculer. Le voilà soumis à un réflexe pavlovien. Il est un consommateur compulsif. Ses pulsions prennent le dessus. Inexorablement, il détruit son énergie. Le temps du capitalisme réduit les hommes et en fait des objets. Qui doivent s’insérer dans le mouvement de la production, comme simple marchandise. Ainsi, sa singularité et son désir politique n’ont plus de sens. Quel homme peut vivre ainsi, s’il a un ressort spirituel ? 

Evidemment, je ne me fais aucune illusion. L’horloge du monde est celle du capitalisme. Et l’Afrique y est entrée de plain-pied. Pour tout dire, le capitalisme est l’horizon du continent. Ce sera le cas dans plusieurs décennies encore. Tout le monde y a pris goût. Cette compréhension est nécessaire, si nous voulons nous y soustraire. Nous n’avons pas les moyens, actuellement, de sortir du système capitaliste. Ce qui est possible, c’est de le rendre moins violent. Le socialisme ne peut être construit dans nos pays exsangues, structurellement inégalitaire. Où la majorité de la population est analphabète et largement démunie. Sauf à l’imposer par la violence de l’Etat. La première contradiction à résoudre, en Afrique, c’est celle de la pauvreté. 

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Des phases décisives vers le socialisme ont été manquées sur le continent. L’indépendance réelle, la maîtrise de nos économies, la formation d’élites intègres et déterminées, la démocratie politique, l’éducation de masse, le panafricanisme. L’urgence est de réajuster et d’inventer des alternatives. Comment garantir l’autosuffisance et l’égalité, très rapidement ? Comment enrôler les populations dans le savoir, la dignité et la liberté ? Comment sortir de l’économie, extravertie ? Il faudrait, nécessairement, un temps de transition positive. Durant lequel des réformes courageuses doivent être appliquées. Sur la politique de la jeunesse. Sur la mutualisation des connaissances et des ressources. Sur l’élargissement de la démocratie. Pour permettre aux citoyens de détenir les outils pour construire leur propre destinée.

L’Afrique accepte le temps du capitalisme, parce qu’elle sait qu’elle n’a pas le choix. Mais elle a des ressorts pour limiter les dégâts. Elle a une force morale incroyable, malgré la fureur de l’Histoire. Elle refuse de s’intégrer corps et âme dans le processus de désintégration culturelle. C’est une grande victoire. Car, ce à quoi on échappe, c’est le contrôle de notre horloge cérébrale. Précisément, on peut observer, dans l’absence de ponctualité, une forme de résistance à l’ordre capitaliste. Les Africains, qui ont fait face à toutes les barbaries, y voient clair. Malgré tout. Ils affirment leur désir de vivre sans pression. Ils refusent l’injonction du faiire et du produire toujours plus. C’est une disposition culturelle positive. On doit le considérer comme un réflexe d’humanité.

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