Au moment de payer, Bithege lui a remis un billet de cinq mille francs. Casimir Olé-Olé a essayé de le rouler en faisant semblant de ne plus avoir de menue monnaie. En une fraction de seconde, le fonctionnaire est entré dans une colère froide, terrifiante mais quasi imperceptible. Il a tout fait pour le cacher, mais j’ai décelé chez lui une violence subite et incontrôlée ; j’ai bien vu qu’il était prêt à faire du scandale et peut-être même à frapper Casimir Olé-Olé. La main tendue, il a insisté d’un air buté pour recevoir son dû. J’ai levé la tête vers le vieux marchand et quand nos yeux se sont rencontrés, j’ai compris que nous venions de communier dans une haine silencieuse à l’égard du nouveau venu. Il m’a semblé que Bithege s’en était rendu compte, mais qu’il s’en moquait bien. Lorsque nous nous sommes éloignés, il a observé :
– C’est un numéro, ce Casimir Olé-Olé.
Le marchand de fruits l’avait intrigué et il comptait sur moi pour mieux le cerner. J’ai éprouvé une mesquine satisfaction à ne pas lui rendre ce service. J’ignorais alors que l’étranger avait mis en place, avant même de venir à Djinkoré, son petit réseau d’informateurs. Il avait dû distribuer de gros billets de banque, car il s’était fait des amis jusqu’au Palais royal où, soit dit en passant, je n’avais jamais osé mettre les pieds. L’expression ‘’palais royal’’ fera peut-être sourire, mais je n’en connais pas d’autre pour désigner la maison du Roi, même si le souverain en question, alcoolique et extravagant, n’a d’autre souci que de faire voter ses sujets à toutes les élections nationales pour le candidat le plus généreux en tonnes de riz et billets de banque.
S’il est un jour que je n’oublierai jamais, c’est celui où j’ai entendu Christian Bithege prononcer pour la première fois le nom du Prince Koroma. Ce n’était pas un crime de prononcer le nom du Prince, mais ce n’était pas non plus très prudent. À Djinkoré, nous ne nous mêlons pas des affaires des grands du royaume, nous leur obéissons sans même prétendre savoir qui ils sont, où ils vivent et comment ils s’appellent. J’ai donc conseillé à Bithege de faire attention. Au lieu de se taire, il a voulu que je lui donne mon avis sur les chances du Prince Koroma de devenir Roi de Djinkoré.
– Les Deux Ancêtres n’ont pas encore parlé, ai-je répondu prudemment.
Il a déclaré, de l’air de celui qui n’était pas dupe :
– Allons ! Allons ! On sait toujours ces choses-là à l’avance.
– Eh bien, moi, je n’en sais rien, Monsieur Bithege.
J’étais de plus en plus excédé par ses manières arrogantes et je tenais à le lui faire savoir. Ça ne l’a pas empêché d’insister :
– Vous êtes ici depuis quinze ans, vous connaissez bien le Prince Koroma.
– Je vous l’ai déjà dit, votre comportement nous met en danger.
– Je dois tout savoir, vous comprenez ça ?
Il avait élevé la voix sans paraître particulièrement fâché.
– Je ne sais rien du Prince Koroma, ai-je dit sur un ton ferme. Parlons d’autre chose s’il vous plaît.
Mon mensonge a paru l’amuser.
– Eh bien, je vais vous le présenter, a-t-il lancé avec une désinvolture étudiée.
– Me présenter qui…?
– Le Prince Koroma.
– Ah oui ?
J’aurais bien voulu pouvoir me montrer d’une mordante ironie, mais mon cœur battait très fort. Il fallait que ce type fût complètement cinglé pour se comporter avec une telle légèreté.
– J’ai eu plusieurs discussions avec le Prince, a-t-il dit. Il a promis de venir me rendre visite ici.
Je me suis fait presque menaçant :
– Je n’aime pas qu’on se moque de moi, Monsieur.
Nous étions ensemble depuis quelques jours et c’était la deuxième fois que je l’appelais «monsieur ». Il m’a alors parlé avec gravité, presque comme à un ami :
– Je ne me moque pas de vous. J’ai rencontré le Prince à deux reprises. Parler avec les gens importants fait partie de mon travail. Il faut que vous le sachiez, je ne suis pas comme ceux qui venaient à Djinkoré avant moi.
Le message était sans ambiguïté : Christian Bithege me demandait de choisir mon camp. Après tout, j’étais au service de l’État, moi aussi. Peut-être touché par mon désarroi, il m’a confié sur le même ton bienveillant :
– Je vais avoir une troisième rencontre avec le Prince Koroma et il est important que personne ne nous voie ensemble cette fois-ci. Il viendra discrètement chez vous, mais il faut que cela reste entre nous…
À partir de cet instant, je me suis senti à la merci de l’étranger. Nous avons causé de tout et de rien pendant deux ou trois heures et, sans le vouloir tout à fait et sans avoir non plus la force de m’arrêter, je lui ai dit tout ce qu’il voulait savoir sur le Prince Koroma. Il m’a posé des questions très précises et j’ai bien vu à plusieurs reprises que nous étions en train de franchir la frontière qui sépare une conversation normale d’un interrogatoire en bonne et due forme. Au fil des minutes, il m’est apparu très nettement que ce qui se jouait, c’était le destin politique du Prince Koroma. Christian Bithege voulait que le Prince remplace son père quasi centenaire, mais l’apparente instabilité mentale de Koroma le faisait hésiter.
– Ce Prince Koroma, est-il vraiment… capable ?
Cette question était revenue plusieurs fois dans la conversation, de façon ouverte ou insidieuse. Elle signifiait : il saura certes ce qu’il nous doit, mais sera-t-il assez fort pour faire face aux intrigues de ses ennemis ? J’aimais le Prince Koroma et, pour plaider sa cause, je me suis décidé à révéler à Bithege une petite anecdote personnelle. Je lui ai dit que le Prince était déjà venu me voir à la maison. Il s’est aussitôt animé :
– Ah oui… ? Comment cela ?
Je ne l’avais pas encore vu aussi peu maître de lui.
– Voici comment c’est arrivé, ai-je répondu. Une nuit, on a frappé à ma porte vers trois heures du matin. J’ai ouvert. C’était le Prince Koroma. Il m’amenait le fils d’un des gardiens du Palais. Le gamin de cinq ou six ans avait eu une violente attaque de palu…
– Un gamin de cinq ou six ans… a-t-il répété sans me quitter des yeux. Ensuite ?
– J’ai fait une piqûre à l’enfant.
Bithege a eu un geste d’impatience. « Il doit penser que nous sommes tous deux de minables amateurs, le Prince Koroma et moi», me suis-je dit. Mon histoire ne l’intéressait pas et peut-être même la trouvait-elle ridicule.
– Il a très bon cœur, le Prince, a-t-il déclaré. Mais n’êtes-vous pas en train de me parler d’un grand rêveur ? N’est-il pas de ces jeunes idéalistes qui s’imaginent qu’on peut changer les hommes ?
Je me suis senti au pied du mur. Au fait, qui était-il, ce haut fonctionnaire venu de Mezzara ? Il ne m’avait pas encore dit en quoi consistait exactement son travail là-bas, dans les bureaux de la capitale, mais je commençais à avoir ma petite idée là-dessus. J’avais sans doute affaire à un haut responsable de la police politique. J’étais en tout cas bien obligé d’admettre qu’il avait percé à jour le Prince Koroma. Ce dernier n’était pas à sa place dans la maison royale de Djinkoré, déchirée par de sanglantes rivalités. Avec son air un peu mélancolique, le Prince, d’une bonté d’âme foncière, était comme un ange perdu dans cet univers impitoyable. Tout cela, Bithege le savait. Il en cherchait simplement la confirmation. J’ai souri intérieurement en songeant que la seule façon d’aider le prince Koroma, c’était de dire à Bithege : «Ce type, tout à fait entre nous, c’est un salaud de la pire espèce, il est prêt à tout pour arriver à ses fins et vous pouvez me croire, sa main ne tremblera pas au moment de s’abattre sur ses ennemis !»
Je n’ai pas pu m’y résoudre.
– À Djinkoré, les gens aiment le prince Koroma, ai-je au contraire martelé en désespoir de cause.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas trop.
C’était une réponse absurde et il me l’a fait remarquer à sa façon sournoise :
– Il y a bien une raison… En quels termes parle-t-on le plus souvent de lui ?
– On dit ici qu’il respecte la religion de ses ancêtres. Voilà pourquoi il est si aimé par les habitants de Djinkoré.
– Il respecte la religion de ses ancêtres…
C’était comme si Bithege prenait mentalement note de cette information.
J’ai renchéri :
– C’est un jeune homme qui ignore le doute. Bien des membres de la famille royale jouent avec… avec…
J’avais du mal à trouver mes mots et il m’a encouragé à continuer :
– Allez-y, je vous suis très bien…
– J’admire sa force.
– Sa force ? Que voulez-vous dire ?
– Vous savez, quand on vous raconte que vos ancêtres morts depuis trente siècles reviennent tous les sept ans sur terre pour un brin de causette nocturne, vous avez beau y croire, il y a quand même des jours où vous vous demandez si tout cela est bien vrai.
– Je vois ce que vous voulez dire, a observé l’étranger avec un sourire ambigu.
– Eh bien, voilà, il faut être fort pour ne jamais douter. Vous avez des petits malins qui pensent que toutes ces histoires au sujet des Deux Ancêtres sont des blagues puériles, mais qui en profitent pour dominer leurs semblables et s’enrichir. Et puis vous avez des milliers de braves gens qui se tiennent, eux, dans la pleine lumière de l’espérance. Le Prince Koroma est de ceux qui n’ont jamais douté. Il est réellement persuadé que les Deux Ancêtres quittent leurs tombeaux pour venir se promener pendant une nuit dans les rues de Djinkoré.
– On peut aussi appeler cela de la naïveté, vous ne croyez pas ?
Son visage est resté impassible et je n’ai pas réussi à savoir s’il se félicitait ou non de la candeur du Prince.
J’ai répondu, après un moment de réflexion :
– C’est possible. Peut-être aussi que cela prouve surtout sa force morale.
Il a hoché lentement la tête, songeur :
– Mais tout de même, à quoi sert la force morale sans la force tout court ?
C’était difficile de savoir quoi répliquer à cela.
Il a ajouté :
– Pour le reste, je suis bien d’accord avec vous, des centaines de millions de gens sur la terre se débrouillent très bien avec des fables complètement délirantes. C’est ce que Casimir Olé-Olé a voulu nous dire hier… Accepter d’être les seuls à ne jamais avoir raison, ça n’a aucun sens, c’est nous résigner à une lente mort spirituelle. Chimères pour chimères, pourquoi ne pas nous fier à celles de nos ancêtres ?
Ce qu’il venait de dire là, c’était un bon point pour le Prince Koroma. J’ai enfoncé le clou :
– Le Prince Koroma fera de bonnes choses pour les habitants de Djinkoré. Le moment est peut-être venu pour ce royaume d’avoir à sa tête un être d’une aussi grande pureté d’âme.
A suivre…