La ville est « mémoire » et certaines portions du Plateau de Dakar doivent garder toute leur intégrité en préservant leur authenticité. L’architecture a cette magie de transcrire dans la pierre pour des générations entières tout un pan de l’histoire, du savoir et du savoir-faire d’un peuple. Nous devons préserver au moins quelques témoins du passé pour les transmettre aux générations futures car, comme le disait Fijalkow, un féru de la sociologie urbaine, « les villes ne sont rien d’autres, en tant que forme urbaine, que l’expression des peuples qui les ont produites». Aujourd’hui, force est de constater que Dakar est en train de sombrer lentement mais sûrement dans une certaine forme de ville générique, une ville sans originalité, un patchwork, un mélimélo qui n’est rien d’autre que le reflet des nécessités du moment et des capacités ou incapacités de l’heure.
D’ailleurs, les mutations actuelles sont des révélateurs. Elles montrent clairement que nous allons vers une ville sans histoire et sans âme, une ville qui se transforme progressivement en jungle urbaine, comme si c’est la nature, et non la culture, qui tirait les ficelles. Il y a comme une certaine forme de régression de la culture vers le néant, de l’humanité vers l’animalité, de la justice vers la loi du plus fort, de l’ordre vers le chaos… Il va sans dire que démolir un monument historique, c’est lui ôter de facto toute son Authenticité et surtout sa valeur patrimoniale mondiale. En réalité le statut de « monument historique» est une reconnaissance par la Nation de la valeur patrimoniale d’un bien. Cette protection implique une responsabilité collective eu égard au devoir qu’a chaque génération de conserver et de transmettre ce « patrimoine historique » à la génération qui la suit.
Le projet de démolition du marché Sandaga a défrayé la chronique, suscité des réactions tous azimuts et fait couler beaucoup d’encre et de salive de la part des Sénégalais de tout bord. Avec un grand sentiment d’indignation pour la plupart des hommes de l’art, d’acteur culturel ou autres. Cette contribution tente de clarifier les enjeux du patrimoine face aux dynamiques de démolition en cours depuis quelques temps à Dakar et surtout réaffirmer notre devoir en tant qu’acteur du cadre bâti de protéger par tous les moyens tout trésor architectural et culturel. Quand on parle du marché Sandaga, il faut faire la différence entre le bâtiment principal d’une part et les cantines d’autre part. Bien qu’elles constituent l’un des poumons de l’économie informelle de la ville de Dakar, les cantines, installées de façon anarchique, posent un véritable problème d’esthétique, d’insalubrité, d’encombrement urbain, de détournement d’espace et enfin d’occupation illégale de l’espace public… Leur démolition serait un « mal nécessaire ». Elle permet aujourd’hui une meilleure visibilité et une plus grande lisibilité de l’alphabet architectural du marché qui est en réalité un véritable chef-d’œuvre d’antan.
Au Sénégal, depuis 1971 il existe une loi sur les sites et monuments historiques classés, avec une commission supérieure des monuments historiques présidée par le Ministre de la Culture. Ces monuments historiques sont inscrits sur une liste établie, tenue à jour et publiée au Journal Officiel par l’autorité administrative compétente. Aujourd’hui, plusieurs sites sont classés tels que Gorée, Saint Louis, etc. Seulement, il est important de noter que le patrimoine matériel architectural ne se limite pas seulement au patrimoine colonial. Il y a d’autres lieux de mémoire tels que les maisons royales de Diakhao qui ont accueilli les 43 rois du SINE, les mosquées Omariennes dont celle d’Alwaar, les lieux de bataille de DEKHELE où est tombé Lat DIOR, la maison de Yang Yang, les cases à impluvium en Casamance, les constructions en terroir Bassari, la case Bedik, les maisons en terre à Matam… En somme, nous disposons d’un patrimoine très riche et diversifié mais très méconnu pour la plupart des Sénégalais et rien n’est fait pour sa vulgarisation dans le sens d’un tourisme culturel…
Le marché Sandaga fait appel à l’idée d’un héritage légué par les générations qui nous ont précédés, et que nous devons transmettre intact aux générations futures, ainsi qu’à la nécessité de constituer un patrimoine culturel pour demain. On dépasse donc largement la simple propriété personnelle (droit d’user « et d’abuser » selon le droit). Il relève du bien public et du bien commun. Aujourd’hui rien ne peut justifier la démolition de ce patrimoine classé, ce n’est pas pour rien que la gare ferroviaire a été restaurée malgré sa vétusté évidente.
Le marché Sandaga est un édifice hautement symbolique de l’architecture soudano-sahélienne fait de parallélisme asymétrique en référence à Tombouctou … Comme d’autres bâtiments historiques, le marché Sandaga date de l’époque coloniale, mais n’est guère un patrimoine colonial, car construit, à la sueur de leur front, par les Sénégalais et autres Africains. Et le fait qu’il ait été financé par les deniers publics de la ville de Dakar en fait un véritable patrimoine dakarois.
Sandaga fait partie de l’imaginaire collectif, de l’iconographie urbaine, et son esplanade actuelle bien dégagée à la suite de la démolition des cantines révèle toute son insertion naturelle dans le tissu urbain du Plateau d’antan. Aujourd’hui, suite de la création d’un collectif de sauvegarde de Sandaga composé d’architectes, d’artistes, de spécialistes du cadre urbain, de citoyens compétents dans divers domaines, l’autorité administrative dans une démarche participative et transparente ne peut en aucuns cas se cacher derrière des faux-fuyants. La concertation s’impose dans l’intérêt des Sénégalais afin d’en savoir davantage sur les preuves de l’état de ruines pouvant justifier la démolition du marché Sandaga. La question coule de source : Pourquoi vouloir détruire le marché alors qu’on peut le restaurer à l’identique tout en requalifiant sa vocation actuelle?
Afin de clarifier les choses ne faudrait il pas partager le contenu du rapport de la protection civile, celui du bureau d’étude ayant fait l’expertise du diagnostic ? Face à toutes ces interrogations nous faisons appel à plus de partage et d’échange avec l’autorité avant toute décision, sinon on peut penser qu’on est purement et simplement dans le schéma d’un montage immobilier politico-foncier à coût de milliards qui cache souvent d’autres surprises. Nous ne pouvons plus démolir ce qui ne nous appartient pas, car le patrimoine est l’héritage de tous les Sénégalais et de l’humanité toute entière par extension. En vérité toute destruction de patrimoine met douloureusement en exergue le fait que les monuments sont des biens collectifs chargés de valeurs symboliques. C’est pourquoi Dakar doit demeurer un espace ouvert avec des expressions culturelles plurielles fécondées au cours de l’histoire par de multiples apports internes et externes. Ceci passera par la mise en cohérence de l’espace public etla protection des lieux de mémoire pour une réappropriation des sénégalais de leur environnement. Rappelons-nous toujours qu’« un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » (Aimé Césaire).