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Les ÉvadÉs

L’information est passée presque inaperçue. Comme une évidence. Comme le ciel est bleu et comme les étoiles brillent la nuit. Plusieurs personnes ont été interceptées par la marine sénégalaise. Des jeunes, des mineurs. Des hommes et des femmes. Ils tentaient de quitter le Sénégal. À bord de deux pirogues de pêche, ils voulaient rallier l’Espagne. Ils étaient 186, entassés dans deux barques. Le communiqué laconique de la Direction de l’information et des relations publiques de l’armée (Dirpa), a été repris par quelques médias, sans susciter le débat. Des compatriotes qui tentent de gagner l’Europe, au prix d’une traversée insensée, ce n’est plus vraiment une surprise.

Ces dernières années, il y a eu moins de candidats à l’immigration. Les côtes sénégalaises sont plus contrôlées. L’Europe, avec l’agence Frontex surveille, jusque dans nos frontières, les probables embarcations de migrants. Elle sous-traite même sa politique migratoire, à des pays africains. Ce qui a permis de baisser de 6 % le nombre de traversées irrégulières en 2019. Mais les tentatives, pour rallier « l’eldorado européen » continuent. Elles ne cesseront pas. Les Etats africains n’y peuvent rien. Pour justifier ces rêves fous d’un paradis chimérique, le sens commun évoque deux raisons. La pauvreté et l’absence de perspectives dans nos pays – ce qui incrimine nos dirigeants. Ou l’irresponsabilité de ces jeunes qui vont affronter les vagues de l’océan, et souvent l’esclavage dans les pays arabes.

C’est vrai, qu’il faut être un peu déraisonnable, pour dépenser des millions, et risquer sa vie. J’ai un ami qui a tenté le voyage, par la mer. Il m’a raconté les peurs qui l’ont accompagné durant son périple. Les vagues énormes, qui se soulèvent la nuit. Le mal de mer. Les crises d’angoisse de certains passagers. La mort, qui rôde, qui essouffle le cœur et la tête. Les prières que l’on ne parvient même plus à prononcer, lorsque la barque est au milieu de nulle part. Il m’a dit, qu’il a beaucoup pleuré. Sa souffrance a duré plusieurs jours. Son voyage était irréfléchi, m’a-t-il confié. Par contre, il a rencontré des gars qui étaient à leur énième essai. Qui ne reculeraient devant rien pour s’échouer en Europe.

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L’immigration est une chose naturelle. L’exploration est une nécessité que rien ne peut contenir. Ni les barricades, ni les armées aux frontières. L’humanité a un besoin irrésistible d’aller regarder ce qu’il ne peut pas observer dans son propre environnement. De conquérir les terres lointaines. De contempler la beauté, infinie, du monde. Tout cela est profondément inscrit dans nos gènes. L’Homme est un être qui aspire à voir tous les horizons. Qui a développé la capacité de toujours changer d’imaginaires. D’aller au-delà de ce qu’il perçoit et voit. D’investir le hors-champ. L’Homme est ivre de nouveautés et de rencontres. Ainsi, partir loin, partir ailleurs est une chose tout à fait normale. Comme toutes les jeunesses du monde, la jeunesse africaine ne saurait accepter l’enfermement. Elle a le droit de prendre le large. De découvrir d’autres contrées, d’autres peuples, d’autres saisons. C’est très sain.

Bien sûr, beaucoup d’hommes et de femmes quittent leur patrie, pour fuir la misère et la guerre. Chez lui, le jeune Sud-soudanais a très peu de perspectives d’avenir. Et l’adolescent, de Gao, de Kidal et de Tombouctou est privé de certains de ses droits fondamentaux. Les deux vivent dans des endroits hantés par les conflits. Des hommes, cyniques, obsédés par le pouvoir et la haine, volent leur bonheur. Que reste-t-il à faire, là où il n’y a presque plus aucune émulation, où l’on vit dans une prison à ciel ouvert ? Peut-être s’en aller. Contre vents et marées, affronter le désert et la mer. Au moins, quand on part, par chance, on peut rencontrer des lumières avantageuses. 

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Mais pourquoi un jeune homme, habitant de Dakar, décide de se jeter à la mer, alors qu’il mange à sa faim, et qu’il n’a jamais entendu le bruit d’une arme ? Ce n’est pas seulement une affaire de misère et d’irresponsabilité. Mon ami, qui a tenté l’aventure, n’est pas pauvre. Il est issu de la petite bourgeoisie sénégalaise, de parents qui sont à l’abri du besoin. Il n’est pas soutien de famille. Il a fait des études universitaires. Il a un capital culturel et économique, plus élevé que la majorité de ses compatriotes. Pourtant, il a décidé de rallier l’Espagne au prix d’un voyage périlleux. S’il a voulu risquer sa vie, ce n’est pas, non plus, parce qu’il fait mieux vivre à Bruxelles, à New York, à Amsterdam, à Biarritz ou à Stockholm. Même si les lampions de la modernité y sont plus éclatants.

Beaucoup de jeunes veulent partir du pays. Selon une enquête de l’Institut fondamental d’Afrique noire, 75 % des jeunes, du Sénégal, souhaitent le quitter. Un jour, un jeune de mon quartier m’a dit : « Si j’avais l’opportunité d’aller en Europe, je ne reviendrai jamais. Je dégueulerai même tout ce que je porte, en moi, du Sénégal. » Lui, non plus, n’est pas au seuil de la misère. Mais il rêve d’une ouverture pour s’en aller. Cela ne veut pas dire qu’il n’aime pas son pays. Ses propos outrageants expriment juste un mal-être. C’est que son bonheur, ses possibilités de choix et d’actions sont limités, au Sénégal. Au-delà de la puvreté, il y a une dimension affective, dans le désir d’exode.

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Notre société est encore traditionnelle. Elle impose à sa jeunesse des valeurs liberticides. Les jeunes tentés par l’immigration défient, inconsciemment, une morale excessivement répressive. Être jeune au Sénégal, c’est subir toutes sortes de frustrations. C’est se trouver au centre d’une compétition sociale négative – noon, nawle. Où les ennemis sont partout. Où il faut, tout le temps, montrer patte blanche, car l’oeil social n’est jamais loin. Cette pression sur les jeunes est invivable. La société sénégalaise neutralise le tempérament créatif et singulier de la jeunesse. Comment ne pas rêver de partir, lorsque l’on grandit dans cet environnement ? Pour les jeunes, l’océan et le désert sont des fenêtres, qui soulagent les insatisfactions. Et l’exil agit comme une objection de conscience.

Retrouvez sur SenePlus, « Notes de terrain », la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.

psene@ 







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