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Lire Cheikh Anta Diop Aujourd’hui

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Les chercheurs qui étudient minutieusement la production intellectuelle de Cheikh Anta Diop savent qu’on ne peut pas prendre prétexte de ses écrits ou de ses dires pour injurier, manifester du racisme et appeler à la division des Africains sur une base ethnique ou confessionnelle. Le rappeler est toujours utile, surtout en ces moments où des « forces obscures » malveillantes, tentent de semer des graines de haine et de dissension dans des consciences africaines non encore bien formées.

Produit d’une éducation qui accorde une place importante à la rectitude morale et à la bonne conduite, Diop abhorrait les injures. Il avait l’habitude de dire que la rigueur n’est ni la grossièreté ni la trivialité : « Dëgg boo ko booleek saaga day wàññi doole ja » (une vérité devient fragile si elle est injurieuse). Son œuvre est également une offensive résolue et constante contre le racisme d’où qu’il vienne – Orient, Occident, Afrique – et sous toutes ses formes : scientifique, culturelle, institutionnelle, etc. Il a sa vie durant, travaillé à démontrer l’unité de l’espèce humaine. Une humanité qui a une origine monogénétique africaine. Une thèse aujourd’hui largement confirmée par la science et qu’il a opposée avec force arguments aux théories polycentristes qui faisaient rage à son époque. Pour lui, nous devons tous aspirer « au triomphe de la notion d’espèce humaine dans les esprits et dans les consciences, de sorte que l’histoire particulière de telle ou telle race s’efface devant celle de l’homme tout court. » Ce préalable effectué nous permettra alors, comme il le disait, de « décrire, en termes généraux qui ne tiendront plus compte des singularités accidentelles devenues sans intérêt, les étapes significatives de la conquête : de la civilisation par l’homme, par l’espèce humaine tout entière ».

L’allié le plus sûr de l’Africain, qui doit clouer au pilori tout interlocuteur malveillant, est la quête permanente du savoir mise au service d’une lutte constante pour la libération de toutes les énergies créatrices des peuples du continent. L’Africain doit simplement, écrivait Cheikh Anta Diop, « être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne, sans verser dans les excès d’un nazisme à rebours ». En 1981, Diop fait une communication intitulée « L’unité d’origine de l’espèce humaine » au colloque organisé par l’Unesco sur le thème « Racisme, science et pseudo-science » où il rappelle ce qui doit être l’objectif ultime, à savoir « rééduquer notre perception de l’être humain, pour qu’elle se détache de l’apparence raciale et se polarise sur l’humain débarrassé de toutes coordonnées ethniques. » Son ancien camarade, Secrétaire général adjoint de son parti, Dr Moustapha Diallo, qui a eu le privilège d’assister à ses derniers instants sur terre, a rappelé, après son décès, son désir profond qui était de « redonner à l’Humanité plongée dans l’égoïsme et la vanité, le sens de l’amour qui l’animait à un niveau rarement atteint ».

Diop n’a jamais incité au racisme envers les Blancs, les Jaunes, les Sémites, etc. L’État fédéral d’Afrique qu’il a appelé de ses vœux doit englober toutes les parties du continent y compris l’Afrique du Nord, une fois que nous aurons éliminé, disait-il, les difficultés de nature subjective – c’est-à-dire savoir si les Africains du Nord et Subsahariens veulent réellement se fédérer, et les difficultés de nature objective, à savoir la nature égoïste de certains régimes politiques terrifiés à l’idée d’un État continental. Il a d’ailleurs participé au Colloque afro-arabe sur la libération et le développement de 1976 à Khartoum au Soudan et, en 1978, il évoque, dans son journal politique, les liens de parenté très anciens entre Arabe et Noir – le premier est un métis du second – et la « dynamique unitaire » qui doit prévaloir sur les préjugés hérités de l’Histoire : « J’ai montré dans « Nations nègres » et dans « Antériorité des civilisations noires », toute la parenté biologique et culturelle entre l’Arabe et l’Africain noir, parenté très ancienne qui remonte à la fin du Vème millénaire av. J.C. et au début du IVème siècle, à la naissance du monde sémitique. J’ai approfondi la même idée dans « Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues africaines », dans le cadre d’un chapitre intitulé « Processus de sémitisation ». Cette parente antérieure à l’Islam et qui rejette aujourd’hui à l’arrière-plan de la vie sociale tous les préjugés hérités de l’histoire des derniers siècles, réapparaîtra un jour au premier plan et est un facteur non négligeable dans une dynamique unitaire du continent. À ces raisons historiques s’ajoutent donc des raisons présentes qui tiennent à la nature complémentaire de nos économies dans la perspective d’un épuisement prochain des hydrocarbures terrestres. »

Réprouvant toute injustice, il a également appelé au soutien de tous les mouvements de libération dans le monde (Vietnam, Algérie, Guinée, etc.) en lutte contre l’impérialisme. Un soutien qui figure en bonne place dans le programme du Front National Sénégalais (FNS) de 1964 et dans celui du Rassemblement National Démocratique (RND) de 1976. Cheikh Anta Diop s’est aussi insurgé contre les tentatives de repli identitaire, ethnique, des uns pour l’exclusion politique des autres. Dans un entretien accordé en 1976 à Carlos Moore, il déplore toute instrumentalisation de l’ethnie à des fins politiques en Afrique : « Personnellement, dit-il, si on me donnait le choix d’organiser un parti politique selon des critères ethniques ou de rester complètement à l’écart de la politique, je n’hésiterais pas à choisir ce dernier. Partout où cela se fait en Afrique, je considère que c’est une erreur. Il est possible que certains pays en soient encore à ce stade. Cependant, j’espère que tout sera fait pour dépasser cette étape le plus rapidement possible car rien de positif ne peut en résulter. » Dans son ouvrage Antériorité des civilisations nègres, il insiste sur l’importance du « passage de la conscience tribale à la conscience nationale, partout où cela est nécessaire, en Afrique », et le 22 juin 1977, en conférence de presse, il se démarque de toute affiliation ethnocentriste et affirme, en sa qualité de Premier Secrétaire Général de son parti, que « le R.N.D. n’est pas le parti de telle ou telle communauté. C’est le parti des masses sénégalaises ».

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En ce qui concerne la religion, certaines personnes qui se réclament de lui aujourd’hui, aux desseins obscurs et animées par un esprit de dissension, pervertissent ses propos et les utilisent pour dénigrer la foi d’honnêtes gens. Comme pour l’ethnie, Cheikh Anta Diop invite toujours au respect de la liberté religieuse et au dépassement des clivages pour se conformer au seul but qui doit unir : la libération du continent africain. Il considère la foi religieuse comme une question délicate car engageant la « personnalité entière » de l’individu. Au moment où les pays africains s’acheminaient, sans véritable élan unitaire, vers le recouvrement de leur liberté confisquée, il a appelé à une cessation de toute critique religieuse, génératrice de colère et de rancœur : « Tout Africain sérieux qui veut être efficace dans son pays à l’heure actuelle évitera de se livrer à des critiques religieuses ». Propos inscrits dans son livre Nations nègres et culture, où il indique également que son œuvre « ne fait aucune allusion à la véracité de la religion musulmane ou chrétienne » et qu’il serait malhonnête de le lire « avec l’intention secrète d’y trouver un seul mot permettant de le jeter en criant au blasphème ». De même, quand il invite à renouveler l’expérience menée par Alain René sur le christianisme, il précise que c’est « non dans un but critique ou de dénigrement, mais pour mieux mettre en évidence les racines égyptiennes des religions révélées, et du christianisme en particulier ».

Pour Diop, l’Afrique se fera avec tous ses enfants, qu’ils soient adhérents des religions dites révélées ou adeptes des croyances traditionnelles. En 1952, au moment où peu d’Africains avaient osé parler d’indépendance, il invite dans son article « Vers une idéologie politique africaine » tous les fils d’Afrique sans distinction de religion, « depuis le citadin…jusqu’au paysan, depuis le Musulman jusqu’au Chrétien en passant par les disciples des religions paléonigritiques », à réaliser l’indépendance véritable. Celle-ci revêt, selon lui, « un but sacré, même du point de vue religieux : lutter pour l’atteindre est conforme à l’enseignement du Coran, du Christianisme et au progrès de l’humanité ». C’est d’ailleurs dans un souci de respect des croyances, qu’il est marqué au point 7 du programme de son parti rédigé en 1976, l’importance de « garantir en particulier la liberté religieuse et interdire de l’État toute immixtion dans la vie intérieure des cultes ».

Ayant grandi dans un milieu pieux, ses relations avec les dignitaires religieux étaient empreintes de déférence. Au début des années 50, en marge de son initiative pour le reboisement, il rencontre quasiment tous les grands religieux du Sénégal. L’allocution pointue sur l’importance de l’environnement et sur les dangers de la sécheresse faite devant le khalife Serigne Babacar Sy de Tivaouane et ses fils, marque les esprits par le haut degré d’érudition démontré. Cheikh Anta Diop écrira plus tard dans son ouvrage l’Afrique noire précoloniale que le marabout Cheikh Tidiane Sy, présent à cette rencontre, est un des « plus versés dans le domaine des connaissances ». Il rend visite également au religieux Serigne Bassirou Mbacké, père de l’actuel khalife des Mourides, et mentionne qu’il est « selon toutes probabilités, le marabout le plus initié aux mouvements scientifiques modernes. Il ressortait de notre conversation de l’été 1950 que le domaine de la physique atomique ne lui est pas étranger. » Que dire de sa relation avec le marabout Cheikh Mbacké dont son fils-aîné porte le nom ? En plus d’être son cousin, ce dernier a été un soutien précieux, financier et moral dans les périodes de vaches maigres, notamment quand, du fait de ses activités politiques en France, on lui coupe sa bourse d’études. Lorsque Cheikh Mbacké quitte ce monde, le 11 mars 1978, le journal Taxaw du RND, lui rend un hommage vibrant. C’est également un Taxaw « ému » qui annonce les condoléances attristées de Cheikh Anta Diop et de ses partisans, lors du décès, le 6 août 1978, du « Guide spirituel » des Chrétiens, Paul VI. Diop était donc un humaniste respectueux des croyances et dont le maître mot était « unité », à tel point que le vocable wolof « Jàppoo » (se prendre par la main, être uni) figure dans la devise de son parti politique.

Son humanisme n’est cependant pas naïf. Son souhait, c’est de voir éclore, au-delà même de l’Afrique, « l’ère d’une humanité véritable », mais il sait intimement que certains États et individus malveillants cherchent constamment à « effacer » d’autres de la planète. Nous ne sommes pas encore, dit-il, à l’aube de la socialisation des consciences humaines à l’échelle de la planète, car « bien des forces obscures existent encore, très vigoureuses, il faudra encore longtemps compter avec elles. Plus que jamais il faut être vigilant ». Un minimum de précautions est donc nécessaire, « jusqu’à ce que tout le monde joue le même jeu ».

Ces forces obscures opèrent même sur le terrain religieux. Diop, en géopoliticien averti, invite les Africains à se méfier de ces États qui, sous le prétexte de la religion, cherchent en réalité, à être influents politiquement, culturellement et économiquement en Afrique. En 1955, dans son article « Alerte sous les tropiques », il met en garde contre ces « puissances » qui considèrent l’Afrique comme leur terrain d’expansion en ayant recours à la religion et à des intermédiaires religieux. Il s’agit pour les Africains de scruter clairement les intentions des uns et des autres et de mettre à nu les « ambitions expansionnistes masquées grotesquement sous un voile religieux ». Les événements lui donnent raison. Les rivalités religieuses et les logiques d’influence de beaucoup d’États se jouent aujourd’hui en Afrique.

Certains esprits non avertis tentent également de fossiliser la pensée de Cheikh Anta Diop en en faisant une sorte de nostalgie d’un passé figé à un stade semi-ethnographique. Il aurait appelé, disent-ils, à revivre le passé, à retourner même à la religion d’Osiris. Rien n’est plus éloigné de sa pensée. Il avait mis en garde contre ceux qui se satisfont béatement des réalisations de l’Égypte ancienne. Aux jeunes qui l’écoutent lors de la conférence de Niamey de 1984, il alerte contre la fausse compréhension qu’ils peuvent avoir de son œuvre. Tout ce qui tend à vous figer dans le passé est mauvais, leur dit-il. Mon attitude, répétait-il au cours de la conférence, n’est pas une attitude passéiste de quelqu’un qui se délecte du passé. Toute mon activité est tendue vers l’avenir. En mettant la référence sur le passé glorieux, Diop veut simplement indiquer la continuité historique de l’Afrique longtemps niée et l’importance du sentiment commun d’appartenance au même passé culturel et historique qui doit permettre d’assurer la cohésion des Africains. Une fois cet objectif atteint, il deviendrait difficile d’opposer les communautés les unes aux autres. Diop sait en effet que « sans la conscience historique les peuples ne peuvent pas être appelés à̀ de grandes destinées ». Il n’évoque donc le passé que pour mieux situer les Africains dans le futur et non pour les inviter à un retour vers des valeurs pétrifiées : « Loin d’être une délectation sur le passé, un regard vers l’Égypte antique est la meilleure façon de concevoir et bâtir notre futur culturel ».

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Une des grandes leçons de l’Histoire, c’est qu’une civilisation qui ne considère que les parties mortes de son passé régresse. Le fait par exemple de ne pas avoir démocratisé le système traditionnel de transmission des connaissances par l’initiation, a été, nous dit Cheikh Anta Diop, une des causes de la régression de l’Égypte. Ce mode initiatique de transmission du savoir constituait à la longue un obstacle du fait qu’il n’était pas diffusé à l’échelle du peuple. C’est une « science gardée jalousement » constate Diop, et qui « n’a jamais pénétré profondément l’esprit du peuple qui recevait un enseignement exotérique ». La raison en est précisément que le savoir « était si précieux aux yeux du prêtre égyptien qu’il préférait le garder et l’étendre seulement à quelques individus privilégiés, plutôt que d’agir comme son disciple grec et de le répandre à l’échelle du peuple pour se faire un nom ». Le succès des Grecs a été de démocratiser le savoir en créant le Lycée et l’Académie. Mais, il n’en était pas toujours ainsi en Grèce antique. Historien des civilisations, Diop analyse la situation de cette partie du monde et observe que le fait de se replier sur des valeurs ancestrales déclinantes y a constitué un facteur bloquant à un moment donné. Il a fallu l’influence heureuse de l’Égypte ancienne pour que les Grecs bâtissent enfin un véritable État : « Le culte des ancêtres aidant, avant d’avoir subi l’influence méridionale, celle de l’Égypte en particulier, les Indo-Européens n’ont pu s’élever à la conception d’un État territorial, groupant plusieurs cités. Leurs croyances religieuses (culte des ancêtres) s’y opposaient. » La même analyse est faite pour l’Afrique noire. Diop constate qu’à un moment donné de l’histoire, les cultes ancestraux se sont sclérosés et ont perdu de leur dynamisme. Il a fallu l’apport d’éléments externes pour qu’un souffle nouveau jaillisse des esprits : « Les religions africaines, plus ou moins oubliées, se sclérosaient, se vidaient de leur contenu spirituel, de leur ancienne métaphysique profonde. Le fatras des formes vides qui en restaient n’était plus de taille à rivaliser avec l’islam sur le plan moral ou rationnel. C’est sur ce dernier plan de la rationalité que la victoire de l’Islam fut éclatante ». Cette libération de la rationalité s’est manifestée, remarque Diop, chez quelqu’un comme Dan Fodio : « Le besoin impérieux de rationalité reflété par les écrits de Dan Fodio était désormais mieux satisfait par l’Islam que par les cultes traditionnels agonisants ». Si cet apport extérieur a prohibé le culte des images, poussant certains, notamment au Soudan, à renier de grandes réalisations du passé, il a néanmoins conduit à des expérimentations nouvelles en mécanique et en thermodynamique notamment au Sénégal, au sein de l’École de Guédé où on « s’intéressa, écrit Diop, aux mathématiques, à la mécanique appliquée, à certains problèmes de thermodynamique (machine à vapeur) et surtout à la mesure exacte du temps, quel que soit l’état du ciel, cette dernière étant liée à la nécessité de prier à l’heure exacte. Cette école, dans les années 30, était en passe de créer un courant scientifique de la même qualité que celui de la Renaissance, à partir d’une documentation strictement arabe, sans influence directe de l’Europe. »

Toutefois, une imbrication des traditions est toujours à l’œuvre, qui débouche sur quelque chose d’inédit. Le monde invisible de l’islam, écrit-il, « se retrouve sous des formes différentes, dans les croyances de l’Africain, au point que celui-ci se sent tout à fait à l’aise dans l’Islam. Certains, même, n’ont pas l’impression d’avoir changé d’horizon métaphysique. » Cette imbrication de traditions confère un sentiment de continuité historique. Ainsi, pour l’Africain de l’empire du Mali ou celui d’Axoum, qui a su bien adapter les apports extérieurs, islam et christianisme ne sont pas vécus comme des éléments exogènes. Africanisées, ces croyances sont intégrées au substrat culturel. Diop le perçoit bien lorsqu’il analyse la situation de l’islam dans les empires médiévaux africains : « Bien avant la colonisation, l’Afrique Noire avait donc accédé à la civilisation. On peut rétorquer que ces foyers de civilisation, pour la plupart, étaient influencés par l’Islam et que ceci n’a rien d’original, de spécifiquement africain. Tous les développements qui précèdent permettent de faire la part des choses. Au surplus l’accent a déjà été mis sur le fait que l’Europe chrétienne n’était pas, à l’époque, plus originale que l’Afrique Noire musulmane ; le latin est resté, jusqu’au XIXe siècle, la langue de la science. »

S’il en est ainsi, c’est que l’historien des civilisations, conscient de l’évolution des choses, sait que le monde est un lieu de production constante de la nouveauté. C’est une réalité continue qui révèle les potentialités des choses. Il est ouvert et est doté d’un caractère créateur. Tout donc n’est pas déjà donné et le futur n’est pas quelque chose de fixé. Il est au contraire libre possibilité. Dans un monde clos, pétrifié, il n’y a pas de place pour la nouveauté et l’initiative : « La nature, écrit Diop, ne passe jamais deux fois par le même point dans son évolution…La nature ne revient pas en arrière pour créer deux fois ou trois fois l’homme ». Elle crée toujours du nouveau. De même, un peuple va de l’avant par intégration d’éléments nouveaux qu’il adapte et qui consolident son être. Pour Cheikh Anta Diop, la fidélité au passé ne consiste pas à reproduire les mêmes choses continuellement et cycliquement, mais à créer des nouvelles, adaptées aux circonstances du moment. Le modernisme, c’est l’intégration d’éléments nouveaux pour, dit-il, « se mettre au niveau des autres peuples, mais qui dit « Intégration d’éléments nouveaux » suppose un milieu intégrant lequel est la société reposant sur un passé, non pas sur sa partie morte, mais sur la partie vivante et forte d’un passé suffisamment étudié pour que tout peuple puisse se reconnaître. » Diop donne l’exemple du bicaméralisme instauré par le royaume de Dahomey et dans lequel femmes et hommes étaient dotés de pouvoirs politiques dans une saine complémentarité. Il nous dit que la seule manière pour nous d’être fidèles à cette tradition, c’est de la restaurer sous des formes nouvelles. La fidélité donc pour lui ne consiste ni à imiter ni à reproduire la même chose, mais à la recomposer en une forme nouvelle, car, écrit-il, en « restaurant [le bicaméralisme] sous une forme moderne, nous restons fidèles au passé démocratique et profondément humain de nos aïeux ». En clair : être fidèle aux ancêtres, c’est créer du nouveau.

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Évidemment, une telle conception suppose un monde dynamique et ouvert qui fait du temps un élément très important. S’il apporte la mort (les civilisations meurent, la régression historique est une réalité), le temps est aussi source de création. Il révèle les possibilités cachées de toutes choses. Le temps est le grand créateur, le grand constructeur. Il est indispensable à la réalisation de toutes choses. Aucune croyance ne doit nous ankyloser dans le temps. Diop affirme que l’Africain qui l’a vraiment compris devient un vrai créateur, un Prométhée conscient de son héritage, un acteur porté vers le futur et qui comprend qu’« on ne saurait échapper aux nécessités du moment historique auquel on appartient ». Ce besoin de nouveauté fait que Diop utilise tout au long de sa production intellectuelle des termes et expressions tels que « adapté aux circonstances », « recréer », « rénover », « mieux adapté », « révolution culturelle », « civilisation nouvelle », « rénovation culturelle », etc. Même lorsqu’il propose de donner, légitimement, à des fins de « coexistence pacifique dans le domaine délicat de la religion », les mêmes « armes aux tenants de la religion ancestrale », au cas où les autres grandes religions se transformeraient en volonté d’orientalisation et d’occidentalisation définitive du continent africain, il ajoute aussitôt après que les prêtres doivent toutefois s’employer à créer une « liturgie mieux adaptée » et procéder à un « approfondissement » du dogme ancestral. Il ne demande jamais de reprendre telle quelle une pratique héritée du passé. Diop est contre tout immobilisme car il sait que l’être humain est capable de métamorphoses. À ceux qui seraient tentés de croire que les valeurs même reçues de l’extérieur ont tout apporté une fois pour toutes, il répond que nous ne sommes nullement condamnés à demeurer dans notre état actuel. Interrogé sur l’islam au Sénégal en 1978 dans le magazine Afrique Asie (numéro 155), il affirme que cette religion « est une force qui n’a pas fini de développer toutes ses virtualités, en Afrique noire surtout ». Diop sait en effet qu’en notre sein dorment des potentialités insoupçonnées qui attendent d’être réalisées. Il faut « réveiller le colosse qui dort dans la conscience de chaque Africain ». Les Africains, martelait-il, « doivent sortir de la léthargie, de la somnolence intellectuelle ». Le temps permet à l’homme d’atteindre « son niveau humain véritable, spécifique » en le poussant à réaliser « toutes les possibilités qu’il porte en lui ». À l’échelle des peuples, le temps permet d’effectuer un « saut qualitatif » au cours de l’Histoire. Dès qu’un peuple se libère de ses chaînes, il s’ouvre à une ère de libération. Les pesanteurs ont ceci de particulier quelles instaurent « un manque de confiance en soi et en ses propres possibilités ».

Diop n’invite donc pas au statisme. Il se projette constamment dans le futur quand il analyse la situation africaine dans le domaine des croyances, de l’économie, de la géopolitique, de la recherche scientifique, de l’alimentation, etc.  « Faisons une projection dans le proche avenir et demandons-nous quelle sera la physionomie énergétique du monde, dans 30 à 40 ans, aux confins des années 2010 à 2020 », s’interrogeait-il en 1985 pour entrevoir toutes les possibilités à prendre en compte dans domaine de l’énergie. L’Afrique, disait-il, « peut redevenir un centre d’initiatives et de décisions scientifiques au lieu de croire qu’elle est abandonnée à rester l’appendice, le champ d’expansion économique des pays développés ». Il ne propose donc pas une pensée fossilisée, pétrifiée, qui ne fait pas de place à la nouveauté. C’est une pensée vivante, antiraciste, respectueuse de la liberté religieuse, de la coexistence pacifique entre les croyances et qui tient compte de l’évolution des choses. Ses écrits sont traversés de part en part par une tension constante vers le futur. L’Africain qui l’a compris est celui qui est certes « conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral », mais qui, ayant puisé dans l’héritage intellectuel commun de l’humanité en ne se laissant guider que par les notions d’utilité et d’efficacité, est tendu vers le futur, devient créateur et se retrouve « porteur d’une nouvelle civilisation ». Il existe deux philosophies politiques, ne cessait-il de rappeler, « il y a les peuples ancrés, vautrés dans le présent, le moment fugitif, et les peuples tendus vers le futur pour lesquels tout instant présent est déjà tombé dans le passé. Ceux-ci ont toujours dominé ceux-là dans les temps modernes. Il est temps de vivre le futur pour mieux organiser le présent ».







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