Le destin ne lui a pas laissé le choix : il devait être un grand homme.
Né de l’union des Mbacké et des Bousso, deux grandes familles originaires du Fouta et réputées pour leur érudition dans l’enseignement du Coran et des sciences religieuses, le deuxième enfant de Mame Marième Bousso et de Mame Mor Anta Saly a vu le jour vers 1853 à Mbacké Baol[i], village créé cinquante-sept ans plus tôt par son arrière-grand-père, Mame Maarame.
Déjà, au moment de rejoindre le domicile conjugal, sa mère, surnommée Diarratoullah (ou la voisine de Dieu), se soumettant à la Volonté divine, signalait : « N’était le Décret faisant de Mouhammad (PSL) le sceau de la prophétie, je mettrais au monde un prophète[ii]. »
À défaut d’enfanter ce prophète, elle l’aura éduqué comme tel, le berçant avec les exploits des grandes figures religieuses qui devinrent aussitôt les modèles de Cheikh Ahmadou Bamba. N’a-t-il pas commencé, dès le bas-âge, à priver son corps de sommeil et à l’habituer aux génuflexions nocturnes ?
L’assassinat de son oncle paternel Abdou Khadir par des Thiédos et l’enlèvement de sa petite sœur, Sokhna Faty Mbacké, par des chasseurs d’esclaves, dans la période de 1863/64[iii] ; puis le décès, à trente-trois ans, de sa mère, affectèrent Cheikh Ahmadou Bamba. Mame Marième Bousso repose à Porokhane, près du Nioro du Rip où l’Almamy Maba Diakhou Ba, dans sa guerre sainte entamée en 1861 sur recommandation d’El Hadj Omar Tall, avait fait venir autour de lui de nombreuses familles religieuses du Baol et du Djolof.
L’absence maternelle n’esseula pas l’orphelin de treize ans qui avait déjà récité l’intégralité du Coran sous la guidée de son grand-père Tafsir Mbacké Ndoumbé, avant d’être confié à son oncle Mouhammad Bousso et de revenir entre les mains de son père[iv].
Maba tué en 1867 à la bataille de Somb, Lat Dior qui était venu chercher renfort au Nioro décida de rentrer au Cayor. Rétabli sur le trône en 1871, il fit venir auprès de lui, un an après, Mame Mor Anta Saly à qui il demanda d’être son Cadi (jurisconsulte). « L’Imam des savants[v] » ira s’installer à Patar, près de Keur Ahmadou Yala, la capitale de Lat Dior, tandis que Cheikh Ahmadou Bamba resta au Saloum avec son oncle Mouhammad Bousso. Il y fut confié à un autre oncle, Serigne Samba Toucouleur Ka, qui l’initia aux différentes disciplines de la théologie islamique[vi].
Venu rejoindre son père à Patar, l’étudiant se voit confier des missions de plus en plus importantes au sein du Daara paternel où il poursuit sa formation, tout en allant s’abreuver à d’autres éminentes sources de science. L’intime de son père, le Cadi Madiakhaté Kala, maître de la belle poésie, lui transmit son art. Mouhammad Ibn Mouhammad al-Karim, mieux connu sous le nom de Muhammad el-Yadâlî sous nos cieux, lui enseigna, quant à lui, la rhétorique à Ndiagne, à cinq kilomètres, où il se rendait à pied.
Ne se contentant pas de maîtriser les enseignements reçus, Cheikh Ahmadou Bamba entreprit de les rendre plus accessibles aux autres apprenants. Ainsi versifia-t-il Kubra, le grand traité de théologie d’al-Sanûsî ; Bidaya al-Hidaya de l’Imam al-Gazâlî (devenu Mulayyin es-Sudûr, puis Munawwir al-Sudûr) ; le traité de rituel d’al-Akhdari (devenu Al-Djawhar al-Nafîs). Il composa, en outre, Djahbatou Sighar. Et Mame Mor Anta Saly fut le premier à utiliser les travaux de son fils pour former ses autres étudiants.
Après le transfert de la capitale de Lat Dior à Souguère, Mame Mor Anta Saly fonda à côté, en 1880/81[vii], le village de Mbacké Kadior. Il y rendit l’âme deux ans plus tard, à 61 ans, et fut enterré à Dékheulé. Son décès marqua un tournant dans la trajectoire de Cheikh Ahmadou Bamba qui déclina l’offre, que lui a faite Serigne Taïba Mouhammad Ndoumbé Maar Syll[viii], d’aller prendre les fonctions étatiques de son père auprès de Lat Dior.
L’affirmation de sa volonté de dédier sa vie exclusivement à Dieu et à Son prophète Mouhammad, sans proximité avec les hommes politiques, fut prise pour de la folie. Incompris, Cheikh Ahmadou Bamba se confia dans ces vers adressés au Cadi Madiakhaté Kala :
Penche vers les portes des sultans, m’ont-ils dit
Afin d’obtenir des dons qui te suffiraient pour toujours
Dieu me suffit, ai-je répondu, et je me contente de lui
Rien ne me satisfait hormis la science et la religion
(…)
Ô toi qui me blâmes, ne va pas loin, cesse de me blâmer !
Car mon abandon des futilités de cette vie ne m’attriste point
Si mon seul défaut est ma renonciation aux biens des rois
C’est là un précieux défaut qui ne me déshonore point[ix].
La contestation par Cheikh Ahmadou Bamba de la jurisprudence rendue à l’issue de la bataille de Samba Sadio en 1875, où les hommes de Lat Dior et les Français ont tué Ahmadou Cheikhou Ba (accusé de s’être proclamé prophète) et réduit les partisans de celui-ci en esclaves, n’aura pas aidé à le rapprocher des princes du Cayor. Il finit par quitter Mbacké Kadior et s’installer dans son Mbacké Baol natal en 1884, après que la plupart des étudiants de son père l’ont quitté lorsqu’il leur a annoncé ne plus se limiter à une instruction livresque ; le prophète l’ayant chargé d’assurer également leur formation spirituelle[x].
Cheikh Ahmadou Bamba et le groupe de disciples l’ayant suivi à Mbacké Baol y restèrent quatre ans, au cours desquels il leur apprit les textes religieux et la maîtrise de leur âme. À ses Mourides (les Aspirants), il rappelle les obstacles sur la voie de Dieu identifiés par ses prédécesseurs soufis et les éloigne de la procrastination, considérant que « le travail fait partie de la religion » :
Il existe six obstacles
Que doit franchir celui qui cherche à atteindre Dieu
Ce sont : manger à l’excès, boire à l’excès
L’excès de fréquentation, le bavardage, l’excès de sommeil
Et se distraire de la mention du Nom de notre Seigneur pacifique
Référez-vous à Jawâhir al-Macâni
Un ouvrage de notre vénérable Cheikh Ahmad al-Tijâni
(…)
Le vrai adepte mystique est celui
Qui fait un bon usage de son temps
Celui qui ne reporte aucun travail
Car le report entrave souvent l’accomplissement des devoirs
Référez-vous à Jounnatoul Mourîd
Un ouvrage de notre Cheikh, le Calife bien-guidé (Sîdi Moukhtâr al-Kountî)[xi]
Ses disciples, qui vécurent des exactions de toutes sortes à travers le pays (agressions, violences verbales « Xana jeeg, disait-on alors, lu mu bon bon mën a jur ab Murit », expulsions, spoliation…), virent leur nombre s’accroître significativement lorsqu’il quitta Mbacké Baol pour fonder Darou Salam en novembre 1886. Il aura auparavant effectué un long voyage à travers le pays, l’ayant conduit jusqu’en Mauritanie ; et écrit Masâlik al-Jinân (Les Itinéraires du Paradis), une versification du Khatimat al-Tasawuf de Muhammad ibn al-Mutkhtar al-Yaddâli, ainsi que Mawâhib al-Quddûs (Les Grâces de l’Éternel), une versification de Umm al-Barâhîn d’al-Sanûsî.
Cheikh Ahmadou Bamba ne resta qu’un an à Darou Salam, rejoignant Touba, sa terre sainte qu’il n’avait cessé de chercher. Ce village qui naquit en 1887 refusa vite du monde : esclaves, paysans, gens de castes et de l’aristocratie, princes déchus par la nouvelle tyrannie coloniale, religieux en quête de précellence, se regroupèrent autour de celui qui constitua un repère stable dans un Sénégal, une Afrique, en plein bouleversement.
C’est là que l’oppression coloniale, orientée vers la conquête territoriale entamée en 1855 par Faidherbe et reprise sous l’impulsion des républicains de Jules Ferry à partir de 1880, écrivit le premier rapport connu à son propos[xii]. Le nommé Tautain du bureau des Affaires politiques de Saint-Louis somme, le 19 mars 1889, l’administrateur du Cayor de vérifier si Cheikh Ahmadou Bamba est installé à Touba qui serait « une position légèrement suspecte, car elle serait fort bien choisie pour grouper peu à peu un certain nombre d’adhérents et se livrer, sans trop attirer l’attention, à la prédication. » Ordre est également donné à l’administrateur du Cayor « d’exercer sur l’individu une surveillance constante, quoique prudente, pour ne pas le poser en martyre de sa foi… »
Cette paranoïa de l’oppression coloniale n’a rien de surprenant, puisque celle-ci est consciente de l’injustice qu’elle symbolise (travail forcé, travail obligatoire, indigénat, imposition à partir de cinq ans et sur les morts, enrôlement forcé, racismes[xiii]…) et de la résistance qu’elle suscite. Pour avoir déjà tué ou aidé à tuer Ahmadou Cheikhou, Damel Samba Laobé Khourédia Mbodj Fall (en 1886), Lat Dior (en 1886), Mamadou Lamine Dramé (en 1887), Abdoul Bocar Kane (en 1891), Damel Samba Yaya Fall (en 1891), en plus de nos 20 000 compatriotes assassinés sous le seul commandement de Faidherbe[xiv] ; pour avoir fait disparaître El Hadji Omar Tall (en 1864) et fait s’exiler Alboury Ndiaye le fédérateur (en 1890) ; espionner un marabout n’était qu’une banalité : de même que l’exiler.
Après avoir été le chercher au Djolof (où le besoin d’un meilleur environnement pédagogique l’a conduit avec ses disciples à Mbacké Baary à partir d’avril 1895), l’oppression coloniale, qui a dépêché environ 130 cavaliers[xv] commandés par l’administrateur principal Leclerc, arrêta Cheikh Ahmadou Bamba le samedi 10 août 1895 (18 Safar 1313 H[xvi]). Elle le garda prisonnier à Saint-Louis durant un mois et dix jours, avant de le faire comparaître, le 5 septembre 1895, devant un Conseil privé constitué de dix colons imposteurs, dont six intérimaires.
À l’unanimité, ce Conseil qui a visé à la lettre le rapport du directeur des Affaires politiques Merlin, mentant même sur les informations les plus élémentaires (en présentant, par exemple, Mame Cheikh Anta comme l’oncle de Serigne Touba), décida « d’enlever Ahmadou Bamba, non seulement à la région où son action se faisait le plus immédiatement sentir, mais au Sénégal même, et de l’interner au moins pour quelques années, dans un pays éloigné, tel que le Gabon, où ses prédications fanatiques n’auront aucun effet. »
Et ce, alors qu’il est affirmé dans ce même rapport à charge : « Il ressort clairement que si l’on n’a pu relever contre Ahmadou Bamba aucun fait de prédication de guerre sainte bien évident, son attitude, ses agissements et surtout ceux de ses principaux élèves, sont en tous points suspects. »
Ainsi, sur la base de la simple suspicion de faits ne lui étant pas directement imputés et sur celle d’une décision n’ayant présenté aucun de ses moyens de défense, l’oppression coloniale conduisit, à bord d’un wagon réservé aux chevaux, Cheikh Ahmadou Bamba à Dakar, le jeudi 19 septembre. Elle le tortura à l’actuel Camp Dial Diop durant la nuit. Les Lébous du Pénc de Cëddéem, et Sokhna Anna Diakhère Faye la grande dame, lui apportèrent leur soutien, sans parvenir à empêcher son embarquement à bord du Ville de Pernambouc.
À bord du paquebot, le Clément m’a appris
Que je suis le serviteur du chef de Médine
Le paquebot, plein de voyageurs,
Passa la journée du vendredi et la nuit du samedi en rade
À bord de ce paquebot bien plein
Je reçus mon adepte (Mame Cheikh Ibra Fall) alors qu’il était bien attristé
Lui fis mes adieux et regagnai ma place, le cœur bien éprouvé[xvii]
A suivre…
Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est ancien Enfant de Troupe du Prytanée Militaire de Kadiogo (Burkina Faso). Diplômé de Sciences Po Paris et de la Faculté de Droit de Panthéon-Assas, il est l’auteur du blog Assumer l’Afrique.
[i] La famille de Mame Mor Anta Saly a quitté Mbacké Baol pour fonder Khourou Mbacké environ trois mois après la naissance de Cheikh Ahmadou Bamba. Certains, comme Cheikh Anta Mbacké Babou, défendent que ce dernier est né à Khourou Mbacké même (voir Babou, Cheikh Anta Mbacké. « Généalogie, éducation, et baraka dans la famille Mbàkke : Une exploration de quelques sources de l’autorité spirituelle d’Amadu Bamba » Afrique & histoire, vol. vol. 7, no. 1, 2009, pp. 199-234.
[ii] Cette anecdote est relayée par Serigne Abdoulaye Diop Bichri dans l’émission Sen Show de Sen TV, « Mame Diarra Bousso, une reference pour l’humanité ».
[iii] Voir Babou, Cheikh Anta Mbacké. Fighting the Greater Jihad: Amadu Bamba and the Founding of the Muridiyya of Senegal, 1853-1913, Athens, Ohio University Press, coll. « New African Histories Series », 2007, 294 p. / Babou, Cheikh Anta Mbacké. « Généalogie, éducation, et baraka dans la famille Mbàkke : Une exploration de quelques sources de l’autorité spirituelle d’Amadu Bamba » Afrique & histoire, vol. vol. 7, no. 1, 2009, pp. 199-234.
[iv] Cette version sur le curriculum de Cheikh Ahmadou Bamba est donnée par Serigne Bassirou. Elle diffère de celle donnée par Serigne Mouhammadou Lamine Diop Dagana qui informe que Cheikh Ahmadou Bamba a été initié au Coran par son oncle Mouhammad Bousso et a ensuite été confié à son grand-père Tafsir Mbacké Ndoumbé, avant de revenir entre les mains de son père. Selon cette dernière version, il n’avait pas encore mémorisé tout le Coran au moment du décès de son grand-père Tafsir Mbacké.
[v] C’est ainsi que Cheikh Ahmadou Bamba a désigné son père dans un poème qu’il lui a dédié.
[vi] Voir le chapitre premier, Ir wâ en Nadîm (L’Abreuvement du Commensal dans la Douce Source du Serviteur) de Serigne Mouhammad Lamine Diop Dagana.
[vii] Serigne Bassirou affirme que Mame Mor Anta Saly est décédé le mardi 20 du mois de Muharram de l’an 1299 H, tandis que Serigne Mouhammadou Lamine Diop Dagana dit qu’il s’agit du mois de Muharram de l’an 1300 H.
[viii] Serigne Mouhammadou Lamine Diop Dagana, rapportant cette scène, désigne nommément Serigne Mouhammad Taïba Syll comme l’auteur de la proposition. (Cf chapitre premier d’Ir wâ en Nadîm de Serigne Mouhammad Lamine Diop Dagana).
[ix] Cet échange poétique entre Serigne Touba et Cadi Madiakhaté Kala est rapporté par Serigne Mouhammadou al-Bachir dans la partie des témoignages contenus dans Minanoul Bakhil Khadim fi Siratoul Cheikh al-Khadim (Les bienfaits de l’Éternel).
[x] L’ordre reçu du prophète Mouhammad est contenu dans le deuxième chapitre d’Ir wâ en Nadîm ainsi que dans ces vers de Cheikh Ahmadou Bamba : Un des gestes prodigieux (de Mouhammad) consiste dans la rassurance / De son serviteur en lui donnant un ordre / L’ordre d’instruire ses adhérants / Ainsi que tous ses contemporains qui acceptaient son enseignement…
[xi] Ces passages poétiques de Cheikh Ahmadou Bamba, enseignements adressés aux disciples mystiques, sont extraits du deuxième chapitre d’Ir wâ en Nadîm (L’Abreuvement du Commensal dans la Douce Source du Serviteur) de Serigne Mouhammad Lamine Diop Dagana.
[xii] Tautain, lettre du 19 mars 1889 à l’administrateur du Cayor, Archives Nationales du Sénégal, 3B/54, fol., 46, dans Ba, Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927), 25.
[xiii] Voir Professeur Gueye, Mbaye. « Cheikh Ahmadou Bamba : Contexte historique et géopolitique », dans Ba, Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927), 205.
[xiv] Ce chiffre des victimes de Faidherbe au Sénégal est arrêté par le Professeur Iba Der Thiam.
[xv] Dans son rapport du 15 août 1895, Leclerc dit qu’il était « entouré des gardes, de 5 ou 6 cavaliers qui lui servaient de coursiers » et qu’il a été rejoint par « une soixantaine de cavaliers du Walo », suivis par « une autre troupe aussi forte. »
[xvi] Il est à noter que dans Jazâ es-sakûr, son carnet de bord, Cheikh Ahmadou Bamba dit être sorti de sa maison le 4 Safar 1313H. Certains exégètes, comme Serigne Mouhammadou Lamine Diop Dagana, considèrent que cette date correspond à celle à laquelle il avait l’intention de partir : ce qu’il n’avait pu faire, n’ayant pas reçu l’autorisation de son Seigneur.
[xvii] Ce poème sur l’au revoir avec ses disciples est repris dans Ir wâ en Nadîm (L’Abreuvement du Commensal dans la Douce Source du Serviteur) de Serigne Mouhammad Lamine Diop Dagana.