Après le naufrage de 140 migrants au large du Sénégal, le président Macky Sall aurait pu décréter un deuil national. La nomination du nouveau gouvernement a au contraire chassé ce drame des priorités. Et la colère gronde sur les réseaux sociaux.
Le 29 octobre, la très sérieuse Organisation internationale pour les migrations (OIM) a rapporté qu’au moins 140 migrants avaient perdu la vie dans le naufrage de leur bateau au large du Sénégal. Le plus lourd bilan de l’année 2020 pour le pays. Mais le ministère sénégalais de l’Intérieur a démenti les chiffres de l’OIM, sans toutefois convaincre. Le 25 octobre, le président Macky Sall a bien tweeté ses condoléances, mais seulement pour une « dizaine de jeunes » victimes.
Les chiffres de l’État et ceux des experts de l’OIM – qui estimaient au 24 octobre 2020 que 414 sénégalais étaient morts en Méditerranée cette année, contre 210 sur l’ensemble de 2019 – ne concordent donc pas. Dissonance cognitive. L’émigration clandestine est la mauvaise conscience du Sénégal et de son État. Celle d’une réalité de la désespérance qui ne concorde pas avec l’enthousiaste « volonté politique » des différents gouvernements.
« Responsable mais pas coupable » ?
Fin août dernier, à l’université d’été du Medef, le président Macky Sall vantait encore devant le patronat français l’Afrique (et donc le Sénégal) comme terre d’opportunités infinies. « L’Afrique émergente est loin des stéréotypes qui la présentent comme la face obscure de l’humanité », affirmait Macky Sall. Mais son credo du « fast track » ou les chantiers d’un engageant Plan Sénégal Emergent ne suffisent pas à convaincre certains jeunes Sénégalais de renoncer à un quasi-suicide en mer et d’espérer un meilleur avenir au Sénégal.
« Barça ou Barsakh ! » (« Atteindre Barcelone ou rejoindre l’au-delà », en wolof) : le cri de ralliement et d’audace désabusée de cette jeunesse tentée par un périlleux exil économique est un défi au bon sens. Mais aussi une expression de défi lancée à tous ceux qui seraient tentés de les arrêter ou de les raisonner. Au premier plan desquels, l’État.
Le gouvernement, « responsable mais pas coupable » ? Le 26 octobre dernier, Ndèye Tické Ndiaye Diop, alors encore porte-parole du gouvernement, déclarait que ce dernier constatait « avec regret (sic) la recrudescence de l’émigration clandestine par voie maritime ». Et un haut responsable d’un ministère tançait les parents « fautifs d’encourager leurs enfants à se jeter sur le chemin de l’émigration vers le supposé Eldorado européen avec des moyens périlleux ».
Devant tant de victimes, décédées de façon si tragique, le président Sall n’aurait-il pas dû décréter un deuil national ? Une bonne partie de l’opinion pense que si. La fête (chrétienne) des morts, le 31 octobre, était un signe, même si le pays est à 95 % musulman…
Au second plan
Sauf que le président Sall est passé « à des choses plus sérieuses », pour reprendre l’expression tristement célèbre employée par un présentateur de JT français après l’annonce du décès de la princesse Grace de Monaco : il a dissous son gouvernement le 28 novembre, mis à l’arrêt tout le pays pendant trois jours, avant d’annoncer un nouveau gouvernement le 1er novembre.
La composition de ce nouvel attelage gouvernemental, avec l’entrée surprise de grandes figures de l’opposition, a remisé au second ou au troisième plan dans l’actualité, dans le débat public et dans les discussions des citoyens le problème, pourtant lancinant, des victimes de l’émigration clandestine.
Macky Sall a toutefois indiqué qu’un programme de sensibilisation destiné aux jeunes et à leurs parents sera mis en place et que la DER/FJ (Délégation générale à l’entreprenariat rapide pour les femmes et les jeunes) mettra en place en priorité des projets en faveur des jeunes tentés par ou rescapés de l’émigration clandestine.
La solution réside certainement aussi dans la négociation de quotas d’émigration économique légale avec les pays occidentaux. En décembre 2018, alors qu’il présentait son livre Le Sénégal au cœur, Macky Sall invitait le vieux continent à faire preuve de générosité au lieu de se barricader : « Il faut éviter une gestion répressive de l’émigration, avec les Frontex et autres ».
Hommage numérique
Quelles responsabilités (partagées ?) et quelles solutions pérennes face à ce « phénomène » ? L’ancien opposant El Hadj Amadou Sall, nouvel allié du président Sall, met tous les dirigeants du Sénégal depuis 1960 dans le même panier : « C’est un échec de nos différentes politiques depuis l’indépendance », a-t-il déclaré le 10 novembre. Un fatalisme qui fait écho à celui de ces jeunes et moins jeunes qui partent à l’assaut des vagues de l’Atlantique.
Le politique doit pourtant pouvoir agir sur la réalité et « changer la vie ». Les internautes sénégalais ont de leur côté décidé de compenser le manque de compassion de leurs gouvernants avec les hashtags #Whatshappeninginsenegal (« Que se passe-t-il au Sénégal ? ») et #DeuilNationalSN. Ils ont ainsi massivement décidé de décréter ce vendredi 13 novembre comme journée de deuil national numérique en hommage aux clandestins morts en mer.