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La Ronde Des Chiens

Mercredi 11 novembre 2020. Le spectacle aurait pu être plus ravissant. Mais l’atmosphère était abîmée par la pollution. Le paysage obstrué par des débris de toutes sortes. Une nuée de papillons voltigeait sous le ciel déprimé. Dans une sorte de ballet sans chorégraphie. Plusieurs d’entre eux se sont posés sur le fer forgé du balcon. L’envie ne manquait pas, d’en saisir un, de le contempler de plus près. Puis de le laisser décoller à partir du creux de ma main. Comme dans les temps insouciants de l’enfance, où l’on s’amusait, en capturant papillons et criquets. Je suis resté raisonnable. Je me suis appuyé sur l’accoudoir du balcon. Pour mieux observer les échappées de ces insectes fragiles.

Le temps était sec. Un air chaud éclaboussait des vapeurs, en petites bouffées. Le soleil flambait généreusement. Un temps indolent, à se languir d’ennui. Ce n’était pas la même température, ni le même climat qu’hier. L’apparition des papillons et cette chaleur pénétrante annonçaient-elles le début d’une nouvelle saison ? Ou signalaient-elles les premières vagues de l’Harmattan ? En tout cas, les herbes qui avaient colonisé le parking à moitié abandonné, juste en bas, tombent en ruine. Elles raidissent. Comme si, conscientes de perdre leurs souffles, elles se donnent un dernier défi : partir avec légèreté, pour fertiliser d’autres vies minuscules et insignifiantes. 

Le spectacle des papillons avait totalement capté mon attention. Pourtant, devant mes yeux absents, une autre scène faisait frémir l’équilibre de l’Univers. Elle se passait sous l’immeuble. Une meute de chiens avait fait halte. Des mâles. Ils haletaient. Ils étaient six. Ces chiens étaient tous maigrichons. Ils se tenaient en ordre dispersé. Cette meute avait-elle un chef ? Rien, dans leur formation, ne pouvait le confirmer. Un animal, cependant, était plus audacieux que les autres. Il s’est détaché du groupe pour aller se mettre à l’abri. Tout près des mécaniciens qui s’occupaient d’un SUV bleu. Une Peugeot. Il est reparti avec la meute, quand celle-ci a repris le petit trot. Quelque chose, ici, attire les chiens, c’est sûr. Dimanche dernier, devant la porte de l’immeuble, deux chiens s’étaient paresseusement allongés. Un troisième dormait tranquillement adossé à la roue d’une voiture garée juste à côté. 

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Hier encore, un groupe de chiens avait attiré mon attention. Une femelle. Trois mâles. La femelle marchait en avant. Elle était suivie par un chien. Ce dernier avait une robe différente des autres, couleur noir cassé. Il boitillait. Sa patte arrière droite était manifestement amochée. Mais il avait la tête relevée, bien droite. Le museau menaçant. Derrière, les deux chiens les talonnaient à une courte distance. Arrivée devant le parking désaffecté, la chienne s’est arrêtée. Elle a commencé à renifler. Puis, elle est entrée dans le parking. Continuant à flairer, partout. Le mâle, clopinant, ne l’a pas lâchée. Il s’est même rapproché d’elle, de plus près. En tête-à-tête. Et a commencé à remuer la queue. Il lui reniflait, maintenant, les parties. La chienne n’était pas offusquée, par les agissements du coquin. Elle continuait sa vadrouille. 

L’un des chiens resté à l’écart, après quelques minutes d’hésitation, s’est engouffré, à son tour, dans le parking. Le dernier mâle était resté sage, à l’extérieur. Debout sur ses deux pattes avant. Dans une position d’alerte. Il semblait n’avoir aucune soif d’ambition. Tel un figurant patient, qui attend qu’on lui attribue un rôle. Il avait meilleure mine que les autres. Une allure moins sauvage. Son pelage était magnifique. Sa robe était marron ; une longue rayure noire traversait sa poitrine. Un cri de sommation sortit du parking. C’était le mâle noir qui houspillait, à la vue du troisième larron. Sa gueule, gravement ouverte, laissait apparaître des canines menaçantes. Ce n’était pas suffisant pour décourager son adversaire, qui s’est mis à aboyer, lui aussi. Ils étaient tous les deux agressifs, mais se tenaient à une distance respectable. 

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J’ai quitté le balcon, sur ces entrefaites. Sans attendre le verdict de ce combat, qui promettait d’être âpre. La violence, pour ces chiens de la rue, est naturelle. Pour survivre, pour satisfaire leurs besoins, ils doivent se battre tout le temps. Mais à la différence des hommes, ils ne se battent pas pour des idéologies, pour des croyances. Ou par brutalité éclairée, pour modeler les actes et les pensées de leurs semblables. La violence des chiens n’a aucune conscience. Elle n’est pas délibérée. D’ailleurs, les chiens, lorsqu’ils sont domestiqués et qu’il acquièrent un savoir-vivre minimum, sont souvent des animaux d’une bonté infinie. Un peu à la différence des chats. Qui sont des animaux vicieux. C’est pourquoi, je ne comprends pas les rôles attribués, dans notre culture, au chien et au chat. 

Pourquoi le chien détient-il les « clefs de l’enfer » et le chat celles du paradis ? Cette légende est difficile à vérifier dans la réalité. Tant les chiens sont fidèles et compatissants. Et les chats sont, souvent, mesquins et ingrats. L’explication est peut-être à trouver dans la mythologie grecque. Où des cerbères sont les gardiens de l’enfer. En tout cas, la merveilleuse Cookie que j’ai connu au soir de sa vie, et les chiens qui habitaient chez des amis d’enfance, dont le père était gendarme au Cynogroupe, n’avaient rien des monstres méchants qui habitent l’enfer. Ils n’étaient pas des chiens de compagnie, comme on en voit dans les films. Mais ils étaient adorables de fidélité, et n’avaient rien de démoniaques, au fond. 

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Au Sénégal, nous n’aimons pas vraiment les animaux. Notre relation aux chiens est faite de peur et de férocité. Les malheureux sont condamnés à une vie d’errance. Les enfants aiment les pourchasser, à coups de pierre. Parfois, les chiens des rues tombent gravement malades. Dans des états pathétiques. Nous les ignorons, et passons devant eux, sans une once de compassion. Une fois, j’observais un vieux chien pouilleux, qui passait à côté d’un groupe de jeunes hommes. Il traînait difficilement son corps enlaidi et affamé. Des vers avaient envahi le coin de sa gueule. C’était moche. C’était triste. Pendant qu’il s’en allait tranquillement, un gars lui a jeté une brique. Le hurlement rauque du chien était bouleversant. Pourquoi cette violence gratuite ? J’ai détourné le regard. Il n’y avait de toute façon rien à faire. Ce n’était qu’un chien après tout. Même le mouton, notre seul vrai animal de compagnie, nous finissons par l’égorger.

Retrouvez sur SenePlus, « Notes de terrain », la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.

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