– Venez ! Il reste une place derrière.
– Où ça ? C’est complet par là.
– Non, il y a trois places ici.
Je suis monté. L’espace était exigu. Deux jeunes femmes étaient assises sur la rangée. L’une d’elles a fait un effort pour que je puisse m’asseoir. L’autre, ça se voyait, n’était pas très emballée à l’idée de me laisser de la place. Je lui ai demandé, gentiment, de se décaler un peu. Elle n’a pas bronché. L’expression de son visage était désagréable. Elle avait des manières antipathiques. Comme si je l’importunais. Ça m’était égal. Je me suis débrouillé pour bien redresser mon corps, et rentrer le dos dans le petit espace qu’elles m’ont laissé. Trois gars étaient en face de nous. Quand l’un d’eux est descendu, j’ai voulu prendre sa place. Finalement, une femme, de forte corpulence, est montée. Le coxeur lui a indiqué la place vide.
Le clando reste mon moyen de transport favori. Les matins surtout. Je peux marcher tranquillement jusqu’à l’arrêt, et le prendre. Je peux ainsi m’installer confortablement devant. Le soir, c’est plus compliqué. Les clandos sont généralement bondés, lorsqu’ils arrivent à l’arrêt. Quand il n’y a pas de places assises, je marche un peu. Jusqu’à Mermoz. Pour prendre un taxi, et surtout payer le prix qui me semble raisonnable, entre Sacré-Coeur et Ouakam : 1500 F CFA. Car en début de soirée, les chauffeurs de taxi prétextent les embouteillages pour gonfler les prix des courses. Or, j’ai un système fixe, une sorte de barème, de prix. Que je modifie rarement. Je ne change le tarif que pour une seule raison. Quand je veux éviter d’être en retard. Parfois aussi, arrivé à destination, quand le dialogue avec le chauffeur a mis mon âme en paix, il m’arrive de lui donner beaucoup plus que le prix consenti au départ.
J’avais un peu délaissé les clandos, à cause de la pandémie. Il faut dire que Dakar Dem Dikk a commencé à desservir l’axe Ouakam-Liberté 6. Avec des minibus plus confortables. Mais, irréguliers. Il m’arrive de les attendre, pendant des minutes interminables. Alors que les clandos, en partant de Ouakam, sont plus fréquents. Le seul problème avec les clandos, ce sont les surcharges. Et parfois, la conduite insensée des chauffeurs. Qui peuvent ne pas respecter les règles élémentaires du code de la route. Une fois, j’en suis venu aux mains avec l’un d’eux. J’étais assis juste derrière lui. Plusieurs fois, je lui ai fait remarquer qu’il roulait dangereusement. Il a répondu que je pouvais descendre si je n’étais pas content. Hors de moi, je lui ai dit que c’est à cause de petits cons comme lui, que les gens meurent bêtement sur les routes du pays. Les insultes ont fusé. La voiture s’est garée. Nous nous sommes expliqués. Tous les chauffeurs de clandos ne font pas n’importe quoi. Il y en a qui sont responsables. Qui essayent d’être réglos sur la route. Malheureusement, pour ce que je vois, c’est une infime minorité.
Dakar est une grande jungle. Pour ceux qui n’ont pas de voiture, c’est exaspérant d’attendre les transports en commun. C’est difficile de mesurer les fréquences de départ et d’arrivée des bus. Or, avec un peu de volonté, et grâce aux nouvelles technologies, Dakar Dem Dikk pourrait facilement renseigner les utilisateurs sur les horaires exacts. Ce n’est pas vraiment le cas. Il faut s’armer, en général, de patience. Quant aux bus « Tata », aux « Njaga Njaay » et aux « Kàrapid », c’est une affaire un peu plus compliquée. Je me risque rarement à les emprunter. En général je m’y résous lorsque j’ai un peu de temps à perdre. Pour aller au travail, en tout cas, je prends un clando. Ou un taxi, quand j’ai la paresse d’attendre, et si je risque d’être en retard à un rendez-vous. Je me demande, toujours, pourquoi il n’y a pas de compteur dans les taxis à Dakar. Tout le monde y gagnerait, en transparence. Le chauffeur comme le client. Quand je pose la question aux chauffeurs de taxis, ils répondent, à chaque fois, que les clients seraient les grands perdants. À cause des embouteillages. Comme s’il n’y avait pas de bouchons à New-York, à Tunis ou à Paris.
La vérité, et nous pouvons extrapoler à tous les niveaux, ici au Sénégal, c’est qu’il nous manque la science de l’organisation. Le désordre est beaucoup sollicité. Et c’est, peut-être, à dessein que nous acceptons ce cafouillage structurel. Certes, il y a une administration, des lois. Mais, dans les interactions sociales, l’organisation est très peu intégrée. Ce qui permet toutes les fourberies, et la corruption endémique. L’exemple du marchandage est édifiant. Ces tractations commerciales, qui devaient, on peut le supposer, favoriser le lien social, ainsi que l’arbitrage équilibré, ont été foncièrement perverties. Le chauffeur de taxi ou même le marchand à Kolobaan ou à Sàndaga ne se préoccupent plus que de « couper la tête » de leurs interlocuteurs. Parfois, c’est vraiment exagéré. C’est de bonne guerre, pourrait-on dire. Seulement, cette forme d’intelligence est attentatoire au bien-être social. La ruse et le vice sont les formes embryonnaires des grands maux de notre société.
L’Etat peut mieux faire pour rendre les transports en commun disponibles et sûrs. Des projets comme le BRT (Bus Rapid Transit) sont bienvenus. Les citoyens perdent beaucoup de temps et d’énergie dans les transports. Il faut penser à nos compatriotes, qui viennent de Keur Massar et partout dans la banlieue. Qui attendent indéfiniment dans les arrêts de bus. Pour au final s’entasser dans des cars claudicants, qui mettent un temps fou dans les embouteillages. Avec l’aménagement de voies de circulation dédiées aux transports publics, ils seraient soulagés. Mieux, l’amélioration des réseaux de transports urbains et interurbains va permettre la mixité sociale. Si les bus sont commodes et réguliers, les Sénégalais, dans leur diversité, vont s’y retrouver. Ils pourront obtenir un gain sanitaire. En étant moins exposés à la pollution. Et cela pourrait mettre fin à cette idée impertinente : « la voiture est une nécessité ».
J’ai décidé de ne jamais avoir une voiture personnelle. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que cela participe grandement au dérèglement climatique. Ensuite, et c’est la raison principale, nous suffoquons à Dakar. L’air y est toxique et nous empêche de profiter des effluves marines. C’est une catastrophe pour une presqu’île. Il y a trop de voitures à Dakar. Beaucoup ne devraient tout simplement pas rouler. L’autorisation d’importer des voitures de moins de 8 ans a été un permis de polluer. Heureusement que cette décision a été abolie – la limite d’âge d’importation de véhicules est de 5 ans maintenant. Ensuite, l’idée de la voiture personnelle a été suggérée par la « classe de loisir ». Qui cherche à se différencier des autres couches sociales, par l’ostentation. Si l’on grimpe dans la hiérarchie sociale, il faut forcément avoir une voiture. Après la voiture d’occasion, la voiture toute fringante, etc., etc. C’est une logique, certainement, désastreuse.
Cela dit, il demeure parfois un peu difficile de vivre à Dakar, en ayant comme recours, pour circuler, les bus, les clandos et les taxis. Il faut tout le temps partir tôt, pour éviter les retards. Il arrive aussi que les prix flambent sans raison. Lorsque les fêtes approchent, c’est agaçant de voir les tarifs ordinaires multipliés par deux. Et oui, certaines fois, c’est dérangeant, de devoir rentrer avec des amis. Qui doivent se dire, je suppose : « Tu vois, il faut bien que certains soient véhiculés. » Ce ne serait pas un raisonnement absurde. Je discute souvent, avec des proches, de la question de la voiture individuelle. Et on me pose alors toutes sortes de questions. « Imagine qu’un membre de ta famille tombe malade la nuit, tu fais quoi ? » « Tu es seul, non, dans un taxi ? » « Et si ta femme a une voiture, tu accepterais qu’elle conduise pour toi ? » « Si tu avais une fonction officielle, accepterais-tu d’avoir une voiture et un chauffeur ? » J’insiste toujours pour dire que chacun fait son choix dans la vie. Au fond, tout est relatif. Et puis, je suis un peu vieux pour passer le permis.
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