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A L’enfant Terrible De La Litterature Africaine

Pour rendre hommage à un des meilleurs écrivains africains, le Guinéen William Sassine, Makhily GASSAMA a fait appel à un genre particulier : « Le Nègre que je suis, dit-il, a la chance de pratiquer deux méthodes critiques : soit il fait appel au moule classique, fondé sur la rigueur dite « scientifique », soit il opte pour le moule traditionnel africain, volontairement panégyrique, qui est celle de nos aèdes. Cette dernière pratique a presque les mêmes composantes que l’élégie. C’est bien ce moule que le critique littéraire et ancien ministre de la Culture du Sénégal utilise ici pour rendre hommage au grand écrivain guinéen, mort le 9 février 1997».

Mon ami, compatriote de Sassine, le dramaturge Ahmed Tidjani Cissé, le regretté ministre de la Culture, m’a raconté une anecdote fort piquante, que voici – qui n’a pas besoin de commentaire :

« Quatre jours avant sa disparition, le petit iconoclaste, ployant sous la chape de la grandeur et de l’incompréhension, se pointe un soir chez moi pour me proposer la rédaction d’une pièce de théâtre à deux, mais chacun œuvrant dans la solitude du créateur démiurge ! Celui d’entre nous deux qui estimera qu’il en a marre de naviguer à vue sur des pages infinies de l’écriture vient voir l’autre et lui présente sa partition. Les deux textes se « marient » pour le pire et pour le meilleur. Ensuite on trouve un metteur en scène pour faire jouer la pièce.

– Mais Sassine, le thème, les personnages, les actes… ?

– T’occupe pas, petit politicien. Le thème, c’est l’actualité du mensonge, du stupre, de la vente de l’Afrique à l’encan…

– Et les personnages ?

– C’est vous les voleurs de l’argent du peuple, c’est moi… [à l’époque Ahmed T. Cissé était député] Allez, petit, au boulot et tout de suite. Mon ami Sassine tourne le talon et me laisse dans la tourmente de celui qui doit écrire la moitié d’un texte de théâtre sans aucune idée de la manière dont l’autre va procéder. Quatre jours plus tard la radio annonce son départ… pour toujours »…

C’était avec stupéfaction que nous avions appris, à Paris, par une dépêche de l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane, la mort de Williams Sassine. La perte demeure et demeurera inestimable parce que cet enfant de Guinée est sinon le meilleur, en tout cas un des illustres romanciers africains de sa génération. Mais, dit-on, un génie ne meurt pas : il vit à travers chaque mot, chaque image, chaque page de son œuvreii; il est en communion avec ses lecteurs de génération en génération. Dialogue dynamique. Dialogue constructeur. Dialogue éternel.

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Bonjour donc, Williams Sassine !

Tu es né dans ce beau pays qui constitue moins un « scandale géologique » qu’un scandale historique ; plaise au Ciel que ses enfants s’en souviennent quotidiennement ! La Guinée, qu’on ne s’y trompe pas, c’est d’abord l’homme et son génie : Soundjata Keita, Soumaoro Kanté, Almamy Samory Touré, Alpha Yaya Diallo, El Hadj Omar Tall du Sénégal, Salim Karamba Diaby dit Karamoko-le-Grand de Touba au Fouta Djallon, Karamoko Fanta Mady de Kankan, sans parler de ces autres saints et érudits de l’Islam parmi les plus illustres du continent, qui y ont semé, chacun avec son génie propre, des grains qui finiront bien par germer pour nourrir l’Afrique de demain. Vois-tu, d’un côté, les grands bâtisseurs d’empires et de royaumes, aux ambitions démesurées, qui rêvaient déjà de l’unification du continent africain et Soundjata – lui, toujours lui, grand dans ses desseins, magnanime dans ses gestes ! -, admirait et jalousait les ambitions de conquête d’Alexandre le Grand, connu alors sous le nom de Dioulou Kara Naïni, « l’avant-dernier conquérant »iii de l’univers alors que l’invincible Empereur du Mali en était, disait-on, « le septième et dernier conquérant ». Ces « enfants noirs » étaient audacieux, téméraires et fiers de leur continent et de leur race.

Almamy Samory n’avait-il pas emmuré à mort son fils aîné, le vaillant Karamoko, héritier présomptif de sa gloire, qui osa vanter, à son retour de France, devant lui, – lui l’Almamy, le Simbon du Mandé ! -, oui, il osa vanter, sous son regard chargé d’éclairs, la puissance de la civilisation française, de la civilisation technicienne ? Et de l’autre côté ? Là, des éminents érudits, peu connus des générations des « Indépendances », des poètes et des poétesses talentueux, des intellectuels qui méritent d’être mieux connus sur le continent ; car l’étude attentive de leurs œuvres aurait la vertu, te disais-je sans la moindre hésitation, de nous rendre certainement moins arrogants, mais plus humbles et plus responsables – nous autres intellectuels sortis de l’Ecole étrangère, « bedonnants de diplômes »iv inefficaces, ridiculement fiers d’un savoir que nous ne réussissons pas à digérer pour l’assimiler et le mettre en pratique au service de notre continent. Je sais que tu en avais toujours voulu à nous autres, citoyens des « Indépendances », qui n’avons pas su être à la hauteur de la tâche. Je sais que tu te sentais « malade du présent », de notre présent, que tu pensais que « douter d’aujourd’hui, c’est apprendre à avancer à coups de révoltes »v .

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Je soutenais, devant la puissance lucide et tranquille de tes accusations, que nous ne sommes rien de moins qu’une courte parenthèse dans l’histoire du continent, que nous bénéficions, aussi fragiles qu’elles soient, de quelques circonstances atténuantes, que l’Afrique renaîtra, que la grande Afrique sera… Un vulgaire conte de fée ? Que non ! J’étais sérieux. Que sais-je encore ? Je sais aussi que tu as sincèrement pensé et audacieusement écrit : « Je rassemblerai tous les malheureux et ensemble nous réinventerons le bien et le mal, la justice, l’égalité »vi. Vaste tâche, Williams Sassine ! Tâche titanesque, noble héritier de l’Empereur Soundjata Keita – le redoutable Simbon, le légendaire chasseur-guerrier du Mandé -, l’héritier de Soumaoro Kanté – le téméraire et terrifiant Roi-Sorcier !

Te souviens-tu, Williams plusieurs fois assassiné par nos cruautés et par notre insouciance d’anciens colonisés – honteusement irresponsables – et par notre arrogance et notre barbarie de nouveaux parvenus, héritiers des colonisateurs de nos terres et de nos âmes, te souviens-tu de mes propos dans la fraîcheur du soir, sous un ciel qui réveille l’envie de « cueillir les étoiles »vii, comme dit si bien un de tes personnages ? Je te parlais des grands bâtisseurs de Guinée et je te disais que sur cet humus fertile, ont poussé d’éminents hommes de culture et de grands artistes : outre les érudits arabophones, je citais, parmi les contemporains et parmi tant d’autres, Fodéba Keita, Laye Camara, Sori Kadian Kouyaté, Ibrahima baba Kaké, Djibril Tamsir Niane, Alioum Fantouré, Tierno Monénembo, toi-même, Williams Sassine. Je sens encore ton sourire moqueur à l’annonce de ton nom. Pourtant, tu n’as cultivé que l’excellence dans les Lettres africaines. Aussi, appartiens-tu à la race des seigneurs, toi qui n’as jamais su tricher. Ton pays est béni, ajoutais-je. Quel mortel oserait soutenir le contraire sans provoquer le courroux de ces saints du Fouta Djallon et de Kankan qui reposent dans la fertile terre de Guinée ? Ah oui, nous parlions de Dieu ou, plus exactement, je te parlais du Créateur ! Je te parlais de ce merveilleux pays que constitue le Sénégal à travers son histoire, où le dialogue entre les hommes, entre les ethnies, entre les races, entre les religions est loin d’être une fiction : il est une réalité palpable quotidiennement. Et profondément indigné par l’art d’exciter et d’instrumentaliser les identités ethniques par les acteurs de la scène politique de ton pays, je te disais et redisais sans cesse ce magnifique verset de la Sourate II du Coran, qui prêche la tolérance -, quelle émouvante tolérance ! – : « Certes, ceux qui croient et ceux qui suivent la religion juive, et les chrétiens, et les sabéens, en un mot quiconque croit en Dieu et au jour dernier et qui aura fait le bien : tous ceux-là recevront une récompense de leur Seigneur ; la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront point affligés ».

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Ce verset est sans ambiguïté : oui, tous ceux qui savent qu’ « il n’y a point d’autre dieu que Lui, le Vivant, l’Immuable » sont dans la même barque, une barque qui navigue sous pavillon divin. Voilà ce que mon pays, depuis des siècles, à travers les vicissitudes de l’Histoire, a compris et voilà pourquoi les fidèles de la confession la plus répandue, fermement soutenus par leurs Ulémas, ont osé placer à la tête du jeune Etat sénégalais un enfant issu de la minorité religieuse et ethnique. Oui, premier chef d’Etat de notre jeune République ! Pourquoi cet enfant précisément ? Parce qu’il était grand non pas par la taille, mais par l’esprit et par le cœur, parce qu’il était patriote, parce qu’il était juste, parce qu’il était un infatigable bâtisseur. Quelle clairvoyance ! C’est là toute la grandeur de ce peuple du Sahel. Noble geste. N’est-ce pas beau comme une œuvre d’art ? Et tu souriais, tu souriais toujours.

NOTES

 i Il s’agit, ici, d’un hommage rendu à William Sassine après le colloque de la Sorbonne du 2 avril 1997, que j’ai eu l’honneur de présider. La première version de ce texte se retrouve dans mon ouvrage: Politique et poétique au sud du Sahara, abis éditions, Dakar, 2013.

ii Principales œuvres de Williams Sassine, écrivain guinéen : Romans : Saint Monsieur Baly, 285 pages, 1973 ; Wirriamu, 210 p., 1976 ; Le jeune homme de sable, 220 p., 1979 ; L’Alphabète, 1982 ; Mémoire d’une peau, 1998. Conte : Zéhéros n’est pas n’importe qui, 1994. Théâtre: L’Afrique en morceaux, 1994 ; Légende d’une vérité, 1995.

iii Dioulou Kara Naïni est la déformation mandingue de Dioul Kara Naïn ; c’est le nom donné à Alexandre le Grand par les musulmans. Dans toutes les traditions du Manding, on aime souvent comparer Soundjata à Alexandre. On dit qu’Alexandre fut l’avant-dernier conquérant du monde et Soundjata le septième et dernier conquérant, cf. Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Présence Africaine, Paris, 1960.

iv L. S. Senghor, Poèmes, Editions du Seuil, Paris, 1984. v Williams Sassine, Le jeune homme de sable, Présence Africaine, Paris, 1997, pages 97 et 108. vi Id., page 102. vii Le jeune homme de sables, page 93, ibid.







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