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Opinions, Idées et Débats des Sénégalais

Les Destins

On ne peut pas vivre totalement en paix, la conscience tranquille, quand tout, autour de nous, rappelle la déchéance. Lorsque l’on habite un pays comme le Sénégal, l’expérience de la pauvreté est omniprésente. Il suffit juste de lever les yeux, et partout, tout le temps, il y a de quoi crever le cœur. La violence sociale fait partie de nos vies. Elle structure la société sénégalaise. Les petites et les grandes misères patientent, à chaque coin de rue. Cela en devient banal. La situation sociale dont nous avons hérité est catastrophique. Et nous avons fini par penser que certaines choses avilissantes sont normales. Par lassitude et parce que notre regard s’est habitué à l’indigence et à toutes sortes d’expériences malheureuses, nous ne faisons guère cas du tragique de la situation de notre société. Elle doit nous préoccuper, pourtant.

Il y a une femme qui mendie, en face de mon bureau. Je la vois presque tous les jours. Pour dire vrai, sa situation m’a ému, la première fois que je l’ai remarquée, assise sur le trottoir, en train d’importuner les passants. Je l’observe souvent depuis mon balcon. De là où je suis, je n’entends pas les mots qu’elle formule à l’endroit des personnes qui défilent devant elle. Je remarque juste que ces dernières se retournent quand elle les interpelle, et en général, lui font un signe désolé. Sans doute, doit-elle leur dire : « Monsieur (ou madame), pouvez-vous m’aider par la grâce de Dieu ? » De temps en temps, il se trouve un passant, pour vider quelques sous de ses poches, et répondre positivement à sa demande. Et alors, je vois de loin qu’elle tend les deux mains pour accepter, avec déférence. 

Parfois, quand mon regard s’attarde sur elle, je la vois silencieuse. Comme si elle médite ou contemple les secrets de son cœur. Pense-t-elle à l’amour, à la complexité de la vie, aux failles de l’existence, à la liberté, à la nature des choses ? À la vacuité ? Ou à l’impermanence ? Ou se penche-t-elle, uniquement, sur son sort ? Je ne pourrais jamais le savoir. En tout cas, à la voir dans une posture pieuse, enveloppée dans son large voile, elle me rappelle le roman de Pearl Buck, La mère. L’histoire raconte la vie misérable d’une paysanne, d’avant la révolution communiste en Chine, qui doit vivre mille galères. Et à la fin, quand elle perd son fils chéri, condamné à mort puis fusillé, car il avait rejoint les communistes pour changer l’ordre millénaire et féodal de son pays, elle proteste devant l’Eternel : « Ai-je enfin expié ? Ne suis-je pas assez punie ? » D’ailleurs, à chaque fois que je vois une mendiante, je fais la connexion avec ce roman de Pearl Buck.

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La mendiante a un enfant. Qui doit avoir moins de trois ans. Elles passent la journée ensemble. Je les vois souvent s’étreindre dans une complicité enchantée, entre mère et fille. Parfois, la mère passe de longues minutes à cajoler la fille. À la câliner. Elles semblent alors vibrer d’un amour sacré. De mon balcon, je suis heureux d’observer ses élans de tendresse. Certaines fois, la fille s’affaire, toute seule, à côté de sa mère. Elle s’amuse avec un seau, qu’elle essaie de soulever. Il lui arrive aussi de tripoter le monticule de pierres laissé en jachères derrière elles. Elle peut se mettre, quelquefois, à taper rageusement la tôle en zinc, de la façade de l’immeuble en construction, au pied duquel elles sont assises. Je ne l’ai pas encore vu jouer avec une poupée ou un nounours. Comme le font les enfants de son âge. Mais elle semble se contenter de ses jeux, rudimentaires, qu’elle a inventés toute seule. J’imagine que ces moments de bonheur suffisent, pour l’instant, à rendre joyeuse la vie de cette petite fille.

Cette semaine, un peu par hasard, j’ai assisté à une scène très malheureuse entre la mère et la fille. Je n’étais pas sur le balcon. Je m’étais confortablement installé sur le fauteuil de mon bureau. Je prenais quelques minutes de répit. Il était presque 16 heures. Toute la journée j’avais les yeux fixés sur l’écran de ma tablette. Ils étaient fatigués. Et ma tête sonnait un peu. Comme une cloche de rappel. Il fallait un peu de vide et de repos. Mon esprit a vadrouillé dans le désordre. Des combinaisons de pensées sans but s’y sont perdues. Peu de bruits venaient m’importuner. Lorsque mon regard s’est porté à l’extérieur, j’ai vu, à travers les deux baies vitrées de la pièce, la mère battre la fille. Elle y allait franchement. Quelle bêtise avait-elle pu commettre pour recevoir une telle sanction ? Elle était toute frêle. Après l’avoir tapée, la mère l’a prise nerveusement. Et l’a fait asseoir sur un seau blanc. Puis elle a continué à la remuer. Et elle est partie. Je n’arrivais plus à la voir. Je me suis redressé, la mère n’était nulle part. La fille était seule sur le trottoir. À côté, de nombreux gens passaient, sans la remarquer.

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Où était la mère ? Je me suis fait du souci pour la gamine. Sa mère est revenue quelques minutes après. Elle était dans l’immeuble en construction. J’en ai déduit qu’elle devait régler une affaire urgente. Et si elle a frappé sa fille, c’est parce qu’elle ne voulait pas qu’elle la suive. Seulement, les coups étaient disproportionnés. J’avais l’impression qu’elle s’acharnait sur sa fille, pour lui faire endurer la violence qu’elle encaisse elle-même. Ce qui m’a aussi interpellé, c’est la passivité des badauds. Personne ne s’est arrêté pour dissuader la mère. Tout cela semblait anodin et normal. Pour tout le monde. La mendicité attaque l’ultime dignité de l’Homme. Sur la mère s’exerce tous les jours une violence terrible. Celle de tendre la main pour vivre. Cela, forcément, pèse sur sa conscience. On ne moleste pas copieusement un enfant de cet âge sans avoir de grandes blessures intérieures.

La fille subit une injustice, qui interpelle. Elle n’a certainement pas demandé à naître. C’est le hasard qui a fait d’elle fille de mendiante. Elle part avec quelques désavantages dans la vie. Mais il doit y avoir des mécanismes sociaux pour la protéger de la malchance, dont elle a été victime à la naissance. Il se trouve que je connais un enfant. Il a l’âge de la fille. Il vit dans un appartement. Il mange à sa faim. Il est suivi par un pédiatre. Il a déjà cassé une guitare et beaucoup de jouets. Il sait manipuler un téléphone, une tablette et un ordinateur portable. Il a déjà voyagé, d’un continent à un autre. Et quand il le voudra, adulte, il pourra aller voir le monde. Il y a une bibliothèque chez lui. Il est éligible dans les meilleures écoles du Sénégal. À certains moments de la journée, il peut regarder les dessins animés de son choix. Il a plusieurs livres et il réclame souvent une histoire. Avant de se coucher, dans son berceau douillé avec ses peluches, il tient à ce qu’on lui chante sa comptine préférée.

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Yaay basa neexna cere balaa neex tóoy

Baay basa neexna cere balaa neex tóoy

Soo déggee bonjour nga xam ne nuyu naa la

Soo déggee au revoir nga xam ni tàggu naa la

Xale yaa ngi jóoy réewum Saalum sori na

Mag yaa ngi ree réewum Saalum jege na

Soo demee marse nga jëndël ma fa ñambi

Bul fàtte dàkkaande ndaxte damey paase

Dàkkaande yoo dàkkaande

Dàkkaande yoo dàkkaande

Cet enfant, c’est le mien. C’est un fait : il a plus d’avantages matériels et de capital culturel que la fille de la mendiante. Par chance tout simplement. Un déterminisme de naissance va les poursuivre tous les deux. Ce serait arrogant de faire un pronostic sur leurs chances de réussites futures. Mais ils ne sont pas nés avec les mêmes armes. Et il y a une promesse en République : donner les mêmes opportunités à tous les citoyens. Les enfants d’une même nation, quelles que soient leurs origines sociales, religieuses, géographiques, doivent avoir accès à une éducation de qualité, à la santé, à la culture. Tous doivent pouvoir bénéficier d’infrastructures culturelles et sanitaires pour leur épanouissement. À trois ans, on ne doit pas accompagner sa mère ou son père, dans la mendicité. Un enfant, à cet âge, doit bénéficier de structures éducatives de base. C’est une question d’équité et de justice sociale. C’est le premier rôle de l’Etat. Qui doit investir massivement pour que chaque fille, et chaque fils du Sénégal, puisse avoir les opportunités de réussir. Donc, de bonnes écoles. Des cantines scolaires. Des maisons de la petite enfance pour accueillir les enfants des laissés-pour-compte. Des bibliothèques. Des maisons de la jeunesse. Des centres culturels. Des salles de spectacles. Des aires de jeux et des parcs publics. Des bourses et des aides pour ceux qui en ont besoin. De la redistribution. Partout la justice et l’égalité ! Pour que le hasard de la naissance ne soit pas une discrimination intangible.

Retrouvez sur SenePlus, « Notes de terrain », la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.

psene@







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