Nous ne saurions jamais oublier le Professeur Cheikh Anta Diop, né le 29 décembre 1923 à Thiaytou (région de Diourbel). Trente-cinq ans après sa mort, le 7 février 1986 à Dakar, à l’âge de 63 ans, le restaurateur de la conscience historique du monde nègre demeure une icône et un exemple de détermination, de courage et de don de soi. Dans son ouvrage Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, l’égyptologue, historien et linguiste congolais Théophile Obenga explique l’originalité et la nouveauté de la problématique historique africaine ouverte et développée par le savant sénégalais : «En refusant le schéma hégélien de la lecture de l’histoire humaine, Cheikh Anta Diop s’est par conséquent attelé à élaborer, pour la première fois en Afrique noire, une intelligibilité capable de rendre compte de l’évolution des peuples noirs africains, dans le temps et dans l‘espace.»
Homme politique et intellectuel de premier plan, le fils de Massamba Sassoum et de Maguette Diop est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles parmi lesquels on peut citer Nations nègres et culture (1954), L’Unité culturelle de l’Afrique noire (1959), Antériorité des civilisations nègres, mythe ou vérité historique ? (1967), Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire (1974), Civilisation ou barbarie (1988). Il a également animé une multitude de conférences et participé à des rencontres réunissant des sommités de l’intellectualisme mondial, notamment le premier Congrès des écrivains et artistes noirs, du 19 au 22 septembre 1956 à Paris, le Festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966, le Colloque du Caire de 1974, etc.).
Cheikh Anta Diop a mené un double combat. D’un côté, un combat politique contre le régime du Président Léopold Sédar Senghor, à travers la création de partis politiques tels que le Front national sénégalais (Fns), le Bloc des masses sénégalaises (Bms), le Rassemblement national démocratique (Rnd). De l’autre, il a livré une bataille acharnée contre les tenants de l’idéologie occidentale qui ont voulu faire de l’Afrique une table rase, un continent sans histoire.
Pour restaurer la conscience historique des Africains, il s’est appuyé sur l’Egypte pharaonique qui a vu s’épanouir l’une des plus brillantes civilisations de l’Humanité. Il a essayé et réussi à faire de l’origine nègre de l’Egypte pharaonique un «concept scientifique opératoire». Ce qui frappa et continue de frapper, c’est la richesse des arguments du Professeur Diop et la solidité de sa méthode.
Le savant sénégalais s’est fondé sur un nombre important de preuves pour étayer ses thèses sur l’antériorité des civilisations nègres à travers l’Egypte. Cet appel à plusieurs preuves constitue ce qu’il a appelé «le faisceau de faits» ou bien «le faisceau de preuves». Ces preuves vont de l’analyse des ouvrages des auteurs anciens (Ammien Marcellin, Achille Tatius, Strabon, Diodore de Sicile, Pythagore de Samos, entre autres), aux techniques d’analyses en laboratoire des fossiles, en passant par les traditions des anciens Egyptiens, par les représentations dans les temples sur les monuments, par la comparaison des langues, des systèmes politiques et sociaux.
Dans l’ouvrage Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ?, Cheikh Anta Diop montre l’antériorité des civilisations négro-africaines par ses habitants, les langues, la culture spirituelle, les institutions et pratiques politiques, la culture matérielle, l’archéologie et l’épigraphie. Dans cet ouvrage, il répond à l’ensemble des critiques qui lui ont été faites depuis la parution de Nations nègres et culture, notamment celles de Raymond Mauny et de Louis Vincent Thomas.
Il donne ainsi la réplique à ses détracteurs, grâce à sa formation multidimensionnelle et aux arguments scientifiques lui ont permis de faire front. Il est important de revenir sur un aspect de son œuvre souvent expliqué : les migrations des peuples vers le Sénégal et l’ancien Zaïre et la parenté entre les peuples de l’Afrique noire.
A travers l’article «Introduction à l’étude des migrations en Afrique centrale et occidentale. Identification du berceau nilotique du peuple sénégalais» (Bulletin de l’Ifan, série B, Tome XXXV, n° 4, 1973, pp. 769-792), Cheikh Anta Diop a montré que l’absence de données et de sources, même si elle constitue un obstacle, ne doit pas empêcher la recherche historique de se déployer. Partant de ce constat, il a tenté d’expliquer les migrations de populations vers le Sénégal et l’ancien Zaïre notamment. Il montre également la parenté linguistique et grammaticale indiscutable entre les peuples. Ce qui prouve que leur origine est la même. A travers les noms propres aux ethnies du Haut-Nil et celles du Nord sénégalais, Cheikh Anta indique que pour chercher le berceau du peuple sénégalais, il faut regarder dans la direction de la haute vallée du fleuve Nil.
Plusieurs arguments peuvent être avancés pour montrer le berceau nilotique du peuple sénégalais : l‘étude des structures sociales des tribus du Haut-Nil (domaine du matriarcat par opposition au monde indo-européen patriarcal), comparaison de l’Egyptien ancien, du Copte et du Wolof, comparaison des toponymes et des ethnonymes pour retrouver les similitudes entre les peuples de la vallée du Nil et ceux de l’Afrique occidentale et centrale. C’est ainsi qu’il propose de procéder par une photographie aérienne qui permettrait de restituer la densité du réseau routier antique.
Les thématiques abordées par le Professeur militent toutes pour l’affirmation du monde noir et pour la fédération des peuples : de l‘origine nègre de l’Homme et ses migrations à la parenté multiforme entre l’Egypte ancienne et l’Afrique noire, en passant par la recherche sur l’évolution des sociétés, par l’apport de l’Afrique à la civilisation, par l’édification d’une civilisation planétaire sans racisme, sans génocide, sans esclavage et par le développement économique, technique, industriel, scientifique, institutionnel, culturel de l’Afrique.
Voilà un exemple, parmi tant d’autres, de raisons de considérer le Professeur Cheikh Anta Diop comme un intellectuel qu’il faut immortaliser par un retour vers ses analyses fouillées. Grâce à lui, on ne parle plus allègrement d’une «Afrique anhistorique et atemporelle», on ne parle plus de Nègres qui «n’ont jamais été responsables d’un seul fait de civilisation», on ne rattache plus l’Egypte arbitrairement à l’Orient et au monde méditerranéen géographiquement, anthropologiquement, culturellement.
Par la richesse de son œuvre donc, Cheikh Anta Diop demeure l’un des plus grands intellectuels de l’Afrique. C’est en ce sens que le Festival mondial des arts nègres de Dakar de 1966 l’a considéré comme «l’intellectuel africain qui a exercé sur le 20e siècle l’influence la plus féconde». Il faut pérenniser cette œuvre en écoutant l’appel qu’il a lancé à la jeunesse africaine dans la préface d’un ouvrage de Théophile Obenga cité plus haut : «Il ne faut négliger aucun domaine de la connaissance, dit Diop. Armez-vous de science jusqu’aux dents et allez arracher sans ménagement le bien culturel africain.»
Repose en paix, Pharaon pour l’éternité, fierté africaine !Mamadou
Moustapha FALL
Professeur. Secrétaire général de l’Association sénégalaise des Professeurs d’Histoire et de Géographie (Asphg)
moustaphaby2000@yahoo.fr