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La Place Des Langues Nationales Dans La PensÉe Et L’oeuvre De Cheikh Anta Diop

Il est aujourd’hui de notoriété universelle que Cheikh Anta Diop a été le grand pionnier de la transcription des langues africaines, de leur développement et de leur utilisation dans tous les domaines de la vie.

Un peu d’histoire

C’est en effet dès 1954, avec sa thèse qui demeure son œuvre fondamentale, Nation Nègre et Cultures… qu’il publie ses idées sur la question. Plus que d’un plaidoyer, il s’est agit d’une démonstration scientifique de leur parenté originelle avec l’égyptien ancien et de leur faculté naturelle à exprimer tout ce qui pouvait se concevoir par l’esprit. De la prose la plus usuelle aux mathématiques les plus complexes, en passant par les poèmes les plus subtiles.

On sait aujourd’hui que c’est sur la base de telles études que ses amis qui formaient à l’époque le « Groupe de Grenoble » (ou l’Ecole de Grenoble) ont approfondi la recherche pour produire le fameux Ijjib wolof qui sera la matrice de l’alphabet actuel, officiellement adopté au Sénégal par le décret n 68-871 du 24 juillet 1968. Cheikh Anta Diop peut donc bien être considéré comme le fondateur de l’alphabet en lettres latines, en vigueur actuellement au Sénégal.

Cheikh Anta Diop lui-même poursuivra, pratiquement toute sa vie durant, ses recherches linguistiques qui lui serviront du reste, d’arme redoutable pour anéantir toutes les thèses contraires qui niaient la valeur intrinsèque des langues africaines ou leur origine égyptienne. C’est ainsi qu’il publiera notamment :

  • Étude linguistique ouolove – Origine de la langue et de la race valaf, et Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine (articles publiés dès 1948, alors qu’il avait 25 ans, respectivement dans « Présence Africaine » et « Le Musée vivant ») ;
  • Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique Noire (Présence Africaine, 1960) ;
  • Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines (IFAN-NEA, 1977) ;
  • Nouvelles recherches sur l’égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes (Présence Africaine, 1988) ;

Pour clore cette parenthèse historique, il ne serait pas superflu de rappeler que c’est dès sa tendre jeunesse, alors qu’il était en classe de troisième au lycée, dans les années 1940, que Cheikh Anta Diop s’est intéressé à la question de la transcription des langues africaines. C’est à ce moment-là en effet qu’il conçut un alphabet avec des lettres de son invention, dans la perspective d’écrire les langues africaines. Une vocation bien précoce qui renseigne sur la force des convictions de l’homme.

Pourquoi « valoriser » nos langues nationales ?

Lors de sa fameuse conférence publique tenue en wolof, le 28 avril 1984 à Thiès sur les langues nationales, Cheikh Anta Diop a tenu d’abord à rappeler que nos langues ne sont pas dépourvues de valeur en elles-mêmes ; si elles ont perdu de leur dignité c’est parce qu’on ne les utilisait plus à la hauteur de leur vocation naturelle ; Cheikh Anta nous fait savoir :

Làmmiñ wi, paaka la, balay ñaw nga daas ko ; làmmiñ wu ñu jariñoowul, mu ngi mel na paaka bu xomaag. (La langue c’est comme le couteau ; une langue dont on n’use pas ressemble à un couteau rouillé).

Cheikh Anta nous explique avec la patience du pédagogue :

 Te Tubaab bi, bi ñu fi ñówee, réew mi mépp dañu ko yoree ci seen làmmiñu bopp. Moo taxoon ba sunu làmmiñ yi des ginnaaw. (Quand les Européens nous ont imposé leur présence, ils ont dirigé le pays en utilisant leur propre langue. C’est pourquoi nos langues ont fait du surplace).

Le colon qui gouvernait le pays, le faisait par l’usage exclusif de sa langue, de la même façon qu’il utilisait exclusivement sa propre monnaie pour faire marcher l’économie, sous la garde exclusive de sa propre armée. La colonisation est ainsi un système global de gouvernance où la politique linguistique, loin d’être innocente, occupe une place de choix dans le mode de domination d’une communauté ou d’une nation. A contrario, les Africains devraient prendre conscience que dans le processus d’émancipation de leur continent, ces langues maternelles prendront la même place centrale… et en tirer toutes les conséquences !

Cheikh Anta nous explique encore :

Li la daan tax jëm kanam, li la daan tax am loo dundale sag njaboot, ci weneen lammiñ nga daan jaar am ko… (Ce qui te permettait de progresser, ce qui te permettait de faire vivre ta famille, c’est par l’usage d’une autre langue que tu passais).

Loolu moo taxoon ñu sàggane sunu lammiñ yii. Waaye du caagéeni dañu mënul woon a wax li ñu bëgg wax. (Voilà la raison pour laquelle nos langues étaient négligées. L’argument selon lequel elles seraient incapables d’exprimer nos pensées ne tenait donc pas la route).

Et Cheikh d’enfoncer le clou :

Dangeen di xam ni aw làmmiñ, jëfandikukaay la boo xam ni, lu am xel dem ci àddina aw làmmiñ mën na koo tudd ; am xel ay gàtt, aw làmmiñ gàtt ! (Il faut savoir qu’une langue est un simple instrument, capable d’exprimer tout ce que l’esprit conçoit ; ce sont les limites intellectuelles d’un individu qui déterminent les limites de son parler).

Et le pédagogue d’insister encore :

Nit kiy wax nag, fi xelam yem, fi jàngam yem, fi gis-gisu àddinaam yem foofu rekk la ay waxam mën a yem. (Celui qui prend la parole est limité par ses connaissances, il a pour horizon sa propre vision).

Cheikh Anta Diop précise encore la cause de la relative régression des langues africaines du fait que l’apogée de la colonisation a coïncidé avec la révolution industrielle. Alors que les langues européennes s’actualisaient et se développaient en créant de nouveaux termes pour désigner les inventions nouvelles, les langues africaines, confinées à l’arrière-plan, étaient en train de « se rouiller ».

Cheikh nous explique encore qu’il n’existe pas de mot qui ait de manière spontanée une signification en soi ; tout est question de convention. Ainsi, à une invention on peut faire correspondre n’importe quel terme, pourvu que tout le monde soit d’accord pour l’appeler par ce terme :

Amul benn baat boo xam ni bii, yennu nga sa maanaa ci cosaan, amul !

Cheikh Anta suggère que pour nos langues nationales les Africains empruntent le même procédé que les autres peuples, en forgeant de nouveaux termes sur la base de leurs lexiques de base et de la riche et subtile grammaire qui les organise. En un mot, en nous basant sur le génie de nos langues, sans avoir besoin, quasiment, d’emprunts extérieurs. Il propose même qu’une commission ad-hoc se charge de la question.

A ce moment-là :

Lépp mën ngen koo tekki, ci pël te dungeen sàkk beneen baat

(Vous pourrez alors tout traduire en pulaar sans aller chercher des mots ailleurs).

Faut-il rappeler que Cheikh Anta Diop avait déja procédé de la sorte ? C’était en… 1954 ! Depuis lors, Pathé Diagne, Sakhir Thiam, Aram Faal, et d’autres, dont récemment Abdul Xaadr Kebe, sont venus enrichir le vocabulaire wolof. Pendant que Aliou Ndao, Younouss Dieng, Boubacar Boris Diop… se sont plu, de très belle manière, à nous faire rêver et réfléchir, par l’entremise de nos si belles langues ! Et avec quelle saveur car, comme disait encore Cheikh Anta Diop :

« Ci dëgg-dëgg, dafa neex ni tàngal bu ñuy macc bay tàqamtiku ! » 

(Pour dire la vérité, c’est aussi délicieux qu’un bonbon qu’on suce et dont on ne finit pas de se délecter).

Pour quelle politique linguistique ?

Dans Fondements Cheikh Anta Diop dégageait la voie :

Les langues nationales doivent faire l’objet d’une politique de développement, et être utilisées dans l’enseignement et l’administration.

Comme dans tous ses champs de réflexion, Cheikh Anta Diop considère la dimension africaine. Et déjà dans Nation Nègre et culture le scientifique faisait un constat implacable :

’On oublie… que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or, sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique ? L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique’’. 

Ce constat est tellement limpide ‘qu’un aveugle d’esprit’ s’y méprendrait difficilement… à moins qu’il ne soit de mauvaise foi !

Toutefois, devant la nécessité d’une gouvernance panafricaine, Cheikh Anta Diop n’abdique pas, et loin d’appeler au secours une langue étrangère pour unifier l’Afrique, il préconise dans Fondements… :

Une langue (africaine) de culture moderne et de gouvernement qui serait la langue d’enseignement dans toutes les écoles africaines et en même temps la langue de gouvernement.

Dans le même mouvement, le savant préconise :

Le choix d’une langue locale à l’échelle d’un territoire donné.

Ainsi Cheikh Anta Diop opte lucidement pour une relation dialectique – l’autre dirait ‘féconde’ – entre les langues nationales et la langue continentale : soigner la tête sans négliger les pieds.

A l’échelle nationale on pourrait adopter le même principe, car « qui peut le plus, peut le moins ». Ainsi toutes les langues nationales codifiées étant érigées en langues officielles, la langue dominante, le wolof, pourrait être consacrée langue de gouvernement ; toutes les autres langues seraient ainsi enseignées dans les écoles selon les régions et localités, en commençant par la maternelle.

Si une telle politique hardie, mais somme toute normale, n’était pas mise en œuvre, Cheikh Anta Diop nous a déjà averti dans un article célèbre (de Taxaw, organe de son parti, le RND) resté dans les anales :

             – « Le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, c’est là que le culturel rejoint l’économique ».

             – « Le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, c’est là que le culturel rejoint le social ».

             – « la démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, c’est là que le culturel rejoint le politique ».

Ce triptyque nous rappelle une vérité simple : on ne saurait mettre une politique de développement et dérouler une gouvernance au service d’une nation et d’un peuple sans impliquer la majorité de la population. Au risque d’aliéner son pays au profit de l’étranger, d’instaurer une dictature (gouvernement sans et contre le peuple), et surtout au risque d’assujettir culturellement son peuple, en en faisant des populations sans âme, maanaam « ñu xeeb seen bopp », comme nous avertissait encore Cheikh Anta Diop. Il faut le savoir, aucune nation n’est sortie du sous-développement par le gouvernement à travers une langue étrangère, à moins que le processus d’acculturation ne soit devenu irréversible. L’histoire n’en a pas enregistré un seul cas ! Les peuples africains seraient-ils différents des autres à cet égard ?

Il est difficile ici de résister à l’envie de parodier le savant : « Armons-nous de nos langues nationales jusqu’aux dents ! » Il est inconcevable en effet, qu’au niveau individuel, on prétende contribuer au développement de son pays, et plus encore, qu’on se prévale des idées de Cheikh Anta Diop, alors qu’on ne sait lire ni écrire dans aucune de nos langues nationales. Pour se prémunir d’une telle hérésie, on ne saurait faire l’économie de leur apprentissage. Et ce n’est pas difficile, mais… il faut avoir l’humilité d’apprendre.

Article tiré de la contribution au Webinaire de Clôture de la Campagne Digitale sur l’oeuuvre de Cheikh Anta Diop, organisé par le Cercle de Réflexion Cheikh Anta Diop (CRCAD), à l’occasion du 25e anniversaire de la disparition du savant.







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