J’ai reçu l’agréable nouvelle de l’octroi de la nationalité rwandaise à mon ami Yann Gwet cinq ans après qu’il s’est installé à Kigali. Yann est un Camerounais membre de la nouvelle avant-garde intellectuelle africaine. Diplômé de Sciences-Po Paris, il est essayiste et auteur de nombreuses tribunes sur les problématiques contemporaines du continent. Sceptique comme moi au sujet des nouveaux discours lénifiants sur l’émergence, la startup nation et l’afro-optimisme, Yann Gwet a l’habitude de tremper sa plume dans le sang et la sueur des opprimés pour déranger les élites dirigeantes, dénoncer leurs turpitudes et bousculer leurs certitudes. Dans son premier essai, Vous avez dit retour ? (Présence Africaine, 2019), il raconte son expérience de jeune entrepreneur ambitieux revenu au Cameroun pour investir dans l’agriculture. Il fit face à tous les éléments symboliques de la déliquescence étatique du Cameroun. L’ouvrage est un procès en règle des élites dirigeantes d’un pays à genoux qu’il décide finalement de quitter pour s’installer à Kigali.
Yann Gwet fait partie des élites africaines qui admirent Paul Kagamé et voient en lui un leader capable de forger un destin nouveau pour le continent. Il est intéressant d’observer que Yann n’a pas décidé d’être français, «de se sécuriser» malgré son passage à la rue Saint-Guillaume et la carrière prometteuse qui l’y attendait. Ce n’est pas le cas de beaucoup de jeunes Africains aux discours afro vigoureux mais soucieux d’assurer tout de même leurs arrières avec le fameux «bon passeport». Yann a choisi d’être Rwandais. Et cela dit beaucoup de la trajectoire de ce pays que tout promettait au basculement dans l’enfer après la tragédie de 1994, qui a vu 800 mille personnes mourir en trois mois sous le regard indifférent de la communauté internationale. J’assume mes constantes réserves sur la gouvernance de Kagamé en matière de respect des droits de l’Homme et de protection des libertés fondamentales. Mais je reconnais en lui un leader faiseur de miracles, qui confère une dignité et une fierté à ses concitoyens. Son plus grand miracle est qu’en moins de trente ans, il a érigé un Etat et une Nation au point que des jeunes comme Yann Gwet choisissent de rejoindre la communauté nationale rwandaise pour y tracer un destin personnel et peut-être politique. Kagamé est le premier Vrp de son pays, auquel il confère un soft power dont les retombées économiques, diplomatiques et politiques seront conséquentes. Lequel de nos chefs d’Etat donne envie à des jeunes du continent de prendre son passeport, de vouloir se sentir chez eux dans son pays ? Qui, inspiré par Paul Biya, Idriss Déby, Denis Sassou-Nguesso, rêve de devenir Camerounais, Tchadien ou Congolais ? Au contraire, par leurs frasques, ils parent leurs pays de ridicule et éloignent de possibles nouveaux arrivants. Nous vivons une résurgence en Occident des passions tristes sur fond de repli identitaire. Les populistes défendent une idée restrictive de la nationalité et tendent davantage à exclure qu’à agréger à l’intérieur de la Nation pour «faire mélange», selon la formule de Jean-Pierre Chevènement. Le Rwanda s’honore en accueillant au sein de sa communauté un penseur critique, qui peut déranger et titiller les consciences. C’est son rôle d’intellectuel, de passeur et d’agitateur d’idées. L’immense écrivain italien, Claudio Magris, considère que «l’identité au singulier n’existe pas ; nous devrions toujours en parler au pluriel», pour faire dialoguer les cultures et les sensibilités afin de produire des communs.
C’est cette hypothèse constante de l’hybridité qui est admirable en ces temps de replis nationalistes et de rejet de l’autre comme responsable de notre faillite collective. Face à la tentation de la pureté identitaire, il est nécessaire de penser la Nation non pas comme un impératif ethnique mais comme construction civico-politique qui agrège des personnes de divers horizons vers un dessein commun. Promouvoir cette Nation civique c’est aller avec le temps du monde et permettre les embranchements humains.
La naturalisation de Yann Gwet donne corps à cette idée de panafricanisme du réel, qui tranche avec les inepties fascisantes d’activistes ou les discours fleuves d’autocrates sur l’unité africaine. Contrairement aux idées reçues, 80% des migrations s’opèrent à l’intérieur du continent africain. Les Africains cohabitent, commercent, se marient et se métissent. C’est cette expression politique par le bas qui est sans doute le moteur du projet panafricain dont l’initiative par le haut stagne depuis 1963.