« La qualité essentielle du langage authentiquement révolutionnaire est la clarté démonstrative fondée sur l’objectivité des faits. » Cheikh Anta DIOP
La question que je me pose quand j’entends un (e) militant (e) de Pastef au profil honorable parler est bien celle-ci : « Comment l’absence totale, à l’oral et à l’écrit, de culture politique, le culte du mensonge, le propos incivil et l’arrogance chez Ousmane Sonko ont vraiment pu lui échapper pour en faire un (e) inconditionnel (le) de l’imposteur parfait ? » Cette question, je la pose naturellement à Boubacar Boris Diop dont voici la réponse toute faite dans l’interview accordée à Kirinapost sans qu’on ne puisse dire lequel des animateurs du concurrent de Yérimpost a recueilli les propos de l’écrivain : « Ousmane Sonko, (…), s’inspire [de Thomas Sankara et de Cheikh Anta Diop] et cela en fait peu à peu un politique pas comme les autres. » Laissant de côté Sankara dont d’autres feront l’éloge mieux que moi, je trouve abominable l’utilisation de la vie et de l’œuvre de Cheikh Anta Diop par Boubacar Boris Diop pour régler ses comptes avec, hier, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, et, aujourd’hui, le régime du président Macky Sall.
Un intérêt irrationnel
Si un(e) jeune sénégalais(e) me demandait par quel texte commencer pour parcourir l’œuvre monumentale du Professeur Cheikh Anta DIOP, je lui recommanderais sans hésiter celui-ci : « Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire » (Edition revue et corrigée, Présence Africaine, 1974). C’est qu’à la lecture de l’introduction aux « fondements… », l’élève et l’étudiant(e) gagnent en maturité avant d’avoir dévoré l’essai majeur de celui dont on associa le nom au Carbone 14 plutôt que de parler de ses travaux en géochimie isotopique qui renvoient, entre autres, à l’effort de datation grâce auquel il consolida ses conclusions à l’attention de la communauté scientifique mondiale. En voici un morceau : « On croit pouvoir (…) suppléer à l’absence d’idées, de souffle, de perspectives révolutionnaires par un langage injurieux, extravagant et ténébreux, oubliant que la qualité essentielle du langage authentiquement révolutionnaire est la clarté démonstrative fondée sur l’objectivité des faits, leurs rapports dialectiques, et qui entraîne irrésistiblement la conviction du lecteur lucide (pp.5-6).» Analysé sous ce prisme, le langage du gourou des « Patriotes du Sénégal… » est le plus incivil, le plus faux et le moins informé depuis l’indépendance. Cela n’aura échappé qu’à Boubacar Boris Diop et qu’aux faiseurs et colporteurs de fake news des réseaux délinquants encore abusivement appelés « réseaux sociaux ». Cheikh Anta Diop n’inspire aucun d’eux.
Dans « Les fondements… » les éclairages de l’auteur sur la souveraineté énergétique et l’industrialisation de l’Afrique montrent que le « fils spirituel », Boris Diop, prend des vessies pour des lanternes. Se voulant l’apôtre d’une « spécialisation industrielle des territoires » en lieu et place d’une « sorte d’autarcie industrielle », Cheikh Anta Diop circonscrit une zone industrielle tropicale regroupant le Sénégal, le Mali et le Niger. A la suite d’intéressants développements sur les énergies hydraulique, solaire, atomique et thermonucléaire, le professeur ne désigna nommément son pays qu’en parlant de l’énergie éolienne. « Les éoliennes conviendraient merveilleusement dans une première phase pour l’irrigation du sol et l’abreuvage du bétail dans les régions appauvries et semi-désertiques du Sénégal, telles que le Ferlo, le Cayor, une partie du Baol et le Djambour ». Les alizés qui soufflent sur toute la côte occidentale de l’Afrique confortaient l’idée à une époque où le vent contribuait déjà à l’approvisionnement énergétique du Danemark à hauteur de 15 % du total des besoins de ce pays riche.
Quand Cheikh écrivait dans les années 60 et 70, la région de Djander était propice à l’utilisation de l’énergie thermique des mers. Elle l’est sans doute encore aujourd’hui pour tirer le meilleur parti du principe de Carnot reposant sur la différence de température entre la surface et le fond de la mer. Celle-ci, bien en deçà de la température d’ébullition de l’eau, permet, après dégazage de l’eau de mer, de produire de la vapeur sous vide pour faire tourner les turbines d’une centrale thermique. Très tôt, Cheikh suggéra l’étude de la rentabilité d’usines marémotrices à l’embouchure du fleuve Sénégal. Il s’agit, en période de haute marée, de remplir d’eau des réservoirs d’accumulation qui joueraient le même rôle que les lacs de retenue des barrages en basse marée pour actionner des turbines.
L’étude de la possibilité d’équipement des estuaires du Sine-Saloum, de la Gambie et de la Casamance s’inscrivait dans le même ordre d’idée. Cheikh suggéra surtout la reprise de « l’étude et la construction du gigantesque barrage de Gouina, situé au Mali, en amont de Kayes ». Le projet visait l’irrigation de toute la haute vallée, la régulation du cours du fleuve Sénégal pour la navigation et la production d’une énorme quantité d’électricité industrielle. « L’interconnexion des lignes de haute tension collectant l’énergie produite par la cascade d’usines installées en amont du barrage (…) ne poserait aucun problème technique particulier de transport », réécrivait-il en 1974, quatorze ans après la parution de la première édition des Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique Noire.
Passant de l’énergie à l’industrialisation de la zone tropicale qu’il délimita, Cheikh Anta Diop insista beaucoup sur le textile jumelé avec l’industrie sœur des matières colorantes « tout naturellement destinée à recevoir, comme matière première, le charbon pauvre du Nigéria, qui donnerait, par distillation, les dérivés cycliques nécessaires pour l’impression des tissus ». Cheikh y voyait les premiers atouts d’une politique de plein emploi dont les retombées devraient pouvoir faire revivre des villes comme Saint-Louis «où, écrit-il, abonde une gracieuse main-d’œuvre féminine inemployée ». Le savant préconisa naturellement l’utilisation des ressources énergétiques de l’Afrique Noire pour transformer sur place les matières premières dont dispose le continent dans le but d’en faire – c’est l’expression qu’il utilisa – un « paradis terrestre ».
Au chapitre IV de ses « Solutions », Ousmane Sonko consacre 43 pages à ce qu’il considère comme l’effort d’industrialisation de son pays. La longueur du chapitre s’explique par l’exercice laborieux qui consiste à donner au lecteur l’illusion que le secteur primaire ne doit son existence qu’aux usines, toutes disponibles, de transformation de ses produits. Admettons ! Il faut attendre le chapitre VIII pour que le « solutionneur » se décide de parler d’énergie sur moins de deux pages. La désarticulation manifeste entre l’industrie et l’énergie et la désinvolture de l’écrivailleur Sonko dans le traitement du second élément sont aux antipodes de l’articulation et de la rigueur scientifique qui font le charme des « fondements…» chers à Cheikh Anta Diop. Dire, comme Boubacar Boris Diop, que ce dernier inspire Ousmane Sonko est donc faux. Prononcer le nom de Mamadou Dia et de Cheikh Anta Diop ne rend pas un discours politique décousu et incivil comme celui de Sonko et consorts digne d’intérêt.
Qu’est-ce qui dans tout ce qui vient d’être rappelé a inspiré Ousmane Sonko dans le baratin de 232 pages jamais validé par un comité sérieux de lecteurs qui ne manquerait pas de faire observer au baratineur que son essai n’en est pas un ? Pas une ligne ! L’inspiration dont parle Boubacar Boris Diop n’échappe donc plus à personne. Elle signifie que son intérêt pour l’auteur de « Alerte sous les tropiques »(Présence africaine, 1990) -recueil d’articles écrits par Cheikh entre 1946 et 1960 – n’est pas que rationnelle. Il n’est d’ailleurs pas le seul : 102 universitaires citent Cheikh, dans un contexte totalement différent, au début d’un manifeste dans lequel ils opposent le spirituel au temporel, oubliant qu’il n’y a affrontement entre les deux qu’au terme d’un dévoiement de l’un ou de l’autre et parfois même des deux.
Le débat d’idées est gagnable
Si l’on me demandait maintenant quels sont les plus beaux métiers du monde, je les citerais tous en commençant par quatre d’entre eux : ceux de l’instituteur, de l’infirmière, du cultivateur et du journaliste. Ils doivent être contents de moi les journalistes. Pas autant que ça puisqu’un des leurs, Boubacar Boris Diop, a depuis longtemps troqué son métier de journaliste contre celui du commentateur à la petite semaine. Si je le dis, c’est parce que pendant plus de trois ans (2009-2012), j’ai été témoin d’une très bonne pratique journalistique dont le magazine très couru La Gazette était le réceptacle irréprochable. C’est que la direction du magazine et sa rédaction avaient parfaitement compris que « la marque d’un [vrai journal est] l’enquête (…) plutôt que le commentaire incessant de polémiques sans portée ». C’est qu’«au lieu d’ajouter au vacarme et au sentiment de saturation qui enfantent amnésie et cynisme, [la presse ferait mieux de] susciter un désir de connaissance et d’émancipation du [public]». Entre les guillemets, je rends fidèlement compte de la grande idée que le Directeur du Monde Diplomatique Serge Halimi se fait du métier de journaliste. Sans rien enlever à tout ce que Boubacar Boris Diop dit de la sordide affaire de « viol avec menaces de mort » dans l’entretien accordé à Kirinapost, je lui serais particulièrement reconnaissant d’enquêter comme un bon journaliste et de me permettre d’en avoir définitivement le cœur net. Tel ne sera pas le cas. Je fais donc avec lui le pari que beaucoup de zones d’ombres persisteront. Pour autant, le journalisme ne manque toujours pas de moyens lui permettant quand plus personne n’y pense à faire éclater toute la vérité. L’un d’eux est « l’investigation interprétative ». Ce type de journalisme «examine et analyse en profondeur une idée ou un enchaînement de faits connus afin d’en éclairer le sens et d’en permettre une meilleure compréhension. Il apporte un point de vue novateur et enrichissant sur une question donnée» (Kovach et Rosenstiel, Nouveaux Horizons, 2004). Le journalisme d’interprétation n’avait pas été nécessaire suite au viol suivi du meurtre d’une militante de Pastef à Keur Massar. Sonko pointa du doigt le régime de Macky Sall. L’enquête établira définitivement qu’il n’en est rien et permit de mettre la main sur le criminel. Inutile d’insister ! Boubacar Boris Diop fait exactement comme un petit qui lève la main pour répondre à la question de son instituteur avant même que celui-ci ne la pose. Rien de grave pour l’animation d’une salle de classe par quelques mômes plutôt sympathiques jusqu’au jour où Ousmane Sonko leur a appris qu’ils peuvent sortir des écoles, se joindre aux pillards pour rétablir la démocratie et en mourir.
Sur la démocratie, j’avais été, à haute voix, on ne peut plus claire avec mes camarades de l’Alliance pour la République (Apr) dans mon essai d’information et d’analyse (L’Harmattan, 2015) de la politique de protection sociale universelle du président Macky Sall. « La démocratie sénégalaise ne s’adapte à aucun moule préconçu. Elle n’a que du mépris pour les coteries et impose sa dynamique interne. C’est la raison pour laquelle les chances de se maintenir d’une majorité est de s’adapter à elle et de développer sa propre stratégie. Mais les chances de prospérer d’une stratégie dépendent, encore une fois, de la rigueur scientifique des acteurs informés qui la définissent. Avant que n’arrive le moment de mettre en œuvre une stratégie « juste et informée”, chaque acteur doit s’assurer que les conditions du succès sont réunies : un parti présidentiel réconcilié avec lui-même, des structures qui fonctionnent, l’initiative et l’impulsion du débat contradictoire et l’attraction que de tels pré-requis exercent sur des citoyens exigeants qui ne doivent rien à personne et qui entendent le prouver dès que les occasions, nombreuses en démocratie, se présentent. » Cette façon de montrer qu’on est en politique pour des idées n’a rien à voir avec les propos calomnieux tenus par Monsieur Boris qui dissimule mal son propre rapport à l’argent en laissant entendre qu’il « reste à souhaiter que nos finances publiques puissent survivre aux assauts d’une clientèle politique pléthorique qui n’a plus que mille jours pour assurer ses arrières ». Dégueulasse ! Au cours des vingt dernières années, le déballage a souvent été considéré comme un moyen efficace de se faire une nouvelle santé politique après avoir claqué la porte du parti où on se sent trop à l’étroit pour y rester. J’atteste, pour ma part, n’avoir été le témoin d’aucune affaire délictueuse d’ordre administratif ou financier après neuf ans passés au Secrétariat exécutif national (Sen) de l’Alliance pour la République (Apr) et au Cabinet du Président de la République Macky Sall. L’argent est resté un sujet tabou dans les réunions politiques présidées par le président du parti au pouvoir depuis bientôt dix ans. À la place non moins privilégiée où se trouve Boubacar Boris Diop, j’aurais simplement songé à la note écrite seul ou avec d’autres pour parler d’emploi à celui dont l’auteur, avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave, de «Négrophobie»(les arènes, 2005) admet qu’il est président de la République jusqu’en avril 2024.
L’ambition des trois auteurs avait été – note de l’éditeur – de « décortiquer le discours pervers qui ressuscite les pires clichés coloniaux ». Mais à force d’emprunter à ses amis français – Boris en a aussi – leurs propres concepts, Boubacar Boris Diop n’en forge pas. Il devient du coup un intellectuel aride suspendu aux actualités. À ne pas confondre avec l’actualité qui, elle, peut être « pensée dans son historicité ». Sa critique différée d’Ousmane Sonko n’est qu’une souffrance infligée aux familles sénégalaises qui pleurent leurs morts et pansent leurs blessures en se demandant comment cela a bien pu arriver. Pour chacune d’elles j’ai naturellement une pensée pieuse.
Abdoul Aziz DIOP
Conseiller spécial à la Présidence de la République