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Un Éclairage Sociologique Du DÉbat Politique Sur L’ethnicitÉ Au SÉnÉgal

Un Éclairage Sociologique Du DÉbat Politique Sur L’ethnicitÉ Au SÉnÉgal

Notre point de vue sur le débat concernant l’ethnicité s’inscrit dans une double perspective. Il s’agit de mettre l’accent, d’une part, sur le caractère situé des catégories d’analyse de l’instrumentalisation du référent identitaire et ethnique dans le champ politique et d’autre part, sur la situation sociale tendue et précarisée par des crises aux facettes multiformes et multidimensionnelles. À cela s’ajoute le contexte géostratégique sous régional, marqué par la percée du fondamentalisme salafiste, la recrudescence de la guerre des ressources et la montée en puissance des acteurs transnationaux. Le postulat d’analyse de mon propos repose sur deux constats. Le premier est que l’instrumentalisation du référent identitaire, comme « formes de l’énonciation du politique », relève de la logique constructiviste des identités qui remonte à la première alternance avec Wade. Le second est que l’exacerbation des différences identitaires, au regard des enjeux économiques et géostratégiques du contexte sous régional, présage des dérives aux conséquences incalculables.

Le caractère situé des catégories d’analyse du débat politique sur l’ethnicité

La sociologie du politique en Afrique approche le clivage – identités nationales et « infra-identités ethniques » – comme le résultat de ce que Guy Rossatanga-Rignault appelle « le magma des constructions identitaires africaines ». Il est attesté que la stratégie de manipulation des identités ethniques est un paramètre quasi permanent du politique en Afrique. Les conflits sanglants connus dans certains pays sont allogènes à la trajectoire de la politisation des identités de proximité, par la construction idéologique de l’ethnicité comme « le site primaire de l’engagement » et de la mobilisation politique. La configuration de l’ordre politique au Nigeria, marquée par une ligne de fracture politico-ethnique entre un Sud chrétien et un Nord musulman, et le drame postélectoral connu en Côte d’Ivoire, avec le concept d’« ivoirité », sous un triple conflit ethnique, religieux et géographique (Dioula-Musulman-Nord/Akan-Bété-Chrétien-Sud), sont des exemples édifiants de l’origine ethnique des conflits sanglants. Même s’il faut se garder de fétichiser le problème ethnique, il reste un facteur d’engendrement de conflits dans des sociétés africaines, supposées ethniquement polarisées. L’analyse des facteurs de cause à l’origine des guerres ethniques dans les pays en situation de conflictualité renseigne sur l’impact des débats ethnicistes dans la genèse, la maturation et l’éclosion de conflits identitaires, aux conséquences insoupçonnables. Et pourtant autant, « l’ethnie ne conduit pas mécaniquement à l’ethnicisme, camouflage de bien des conflits politiques ».   

En abordant la question de l’ethnicité et des replis identitaires dans le champ politique en Afrique, il se pose alors la question de la comparabilité des contextes nationaux, à la lumière des expériences sociopolitiques et des réalités sociologiques de chaque pays. Si les dynamiques sous-jacentes aux logiques de conquête et de préservation du pouvoir se déroulent dans des stratégies de constructions identitaires, dans la plupart des démocraties africaines, les formes et les contours à travers lesquels se manifestent les registres d’action des acteurs concernés présentent des spécificités à l’intérieur de chaque pays, selon ses réalités socioanthropologiques propres. L’exception de la société sénégalaise est souvent citée en Afrique, caractérisée par une homogénéité fondamentale des vingt groupes ethniques qui la composent. Pour avoir échappé jusqu’ici aux démons de l’ethnicisme et aux goulots d’étranglement des coups d’État cycliques, notre pays a servi de référence dans la construction de l’État-nation en Afrique subsaharienne. Il ressort de ce principe de comparabilité que le Sénégal est un pays d’exception, caractérisé par un socle sociétal bâti sur des représentations et des univers de vie inféodés aux modèles sociaux de socialisation, imbus de tolérance et sous-tendus par le respect des différences.

 La manipulation de l’ethnicité : l’exception sénégalaise mythe ou réalité ?

Il est vrai que le Sénégal a établi son unité et sa stabilité sur le socle des diversités et de la pluralité des croyances et des valeurs de référence. De Senghor à Abdou Diouf, l’option pour la construction de l’État-nation a pris le dessus sur les référents identitaires. Dans les années 1950, Senghor s’est appuyé, certes, sur la territorialisation des identités primaires, catégorisant les colonisés en citoyens français (ressortissants des 4 communes) et en indigènes (considérés comme des kaw-kaws). Mais, cette prépondérance des identités cristallisées autour du terroir n’a pas connu une instrumentalisation identitariste. Durant ses mandatures, et ceci dans la continuité avec Abdou Diouf, les débats politiques ont été menés, en dépit de fortes adversités subies, dans l’espace de la neutralité citoyenne, autour des enjeux programmatiques et des indicateurs de gouvernance. Les tempêtes de violence qui ont balayé, par moment, le paysage politique sénégalais n’ont pas conduit à des dérives ethnicistes ou religieuses. On peut supposer que la qualité du personnel politique d’alors (formaté dans des partis politiques ayant érigé la formation idéologique des militants en priorité) y a beaucoup contribué.

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C’est avec Wade qu’a commencé la mise en dividende politique des identités de proximité. Son allégeance ostentatoire à la confrérie mouride a servi, par moment, de levier d’agitation et de mobilisation politique. La première alternance avec Wade a joué sur deux registres d’identité de proximité : la variable confrérique (Wade) et celle ethnique (Macky en tant que Premier ministre). Lors des élections de 2007, dans certains endroits, la référence aux identités a structuré le discours électoral de Wade et de son premier ministre d’alors, avec le silence coupable d’une certaine presse qui s’était imposé une certaine pudeur d’en parler. Sachant qu’il n’obtiendra pas le ndiguel électoral du Calife, et convaincu que la médiation confrérique est plus légitime et plus rentable, en termes de dividende électoral, que la médiation politique, Wade a misé sur l’identité de la socialisation confrérique mouride comme instance rectrice de premier ordre, devenue une variable électorale. C’est cette stratégie diffuse dans la gouvernance politique de Wade que Macky Sall et une certaine frange de l’élite politique tentent aujourd’hui de reconstruire dans un contexte où les enjeux électoraux en perspective polarisent les énergies et aiguisent les appétits.

Macky Sall s’est inspiré de cette expérience dont il était un des acteurs clés, pour reconstruire la stratégie électoraliste du dividende identitariste, misant sur sa double identité ethnique d’origine Hal pular et d’adoption sérère. L’instrumentalisation de l’ethnicité lui a ainsi valu, lors des dernières élections présidentielles, des scores-fleuves au Fouta (93,32%) et à Fatick (80 %). L’énonciation de la notion de « titre foncier » dans le verbiage électoraliste, pour chanter la prédominance électorale de Macky dans ces deux régions, est révélatrice de cette manipulation de la double appartenance ethnique du président Sall dans un contexte politique et électoral très chargé. De même, la nomination à certaines personnes aux postes stratégiques dans l’administration a réveillé, chez certains analystes, des soupçons dans la gouvernance de la seconde alternance.  D’ailleurs, le réflexe identitaire peut parfois relever de l’inconscient ou de la manipulation subie par l’élite dominante. On peut s’interroger, à ce propos avec un soupçon avéré, du choix de Fouta comme lieu des origines, supposé propice à la remobilisation des troupes politiques du camp du pouvoir, après les tempêtes politiques du mois de mars dernier. Ce choix relève, en dépit de la perception politique qu’on peut en avoir, de la symbolique de l’ethnicité. Pourquoi le choix de Podor et Matam pour sonner la remobilisation des troupes politiques et se préparer à « la seconde vague » et à la candidature pour un troisième mandat ? Pourquoi pas Dakar, Louga ou Ziguinchor de la lointaine Casamance ? Les théoriciens politiques de Benno bok Yakaar n’ont pas fourni au président et à son camp, dans leur tentative de remobilisation de leurs troupes politiques, ni la bonne stratégie ni le bon choix. Il ressort de ces éléments de référence que le régime en place a toujours déroulé dans son agenda politique la stratégie de l’instrumentalisation de l’ethnicité. L’autre travers dont il est comptable, dans cette mise en scène des appartenances identitaires, est l’atteinte à l’État de droit, par sa passivité, et parfois même par sa complicité, face aux propos à relents ethnicistes de la dame Penda Ba et du député Aliou Dembourou Sow, allant jusqu’à l’appel à la violence de la communauté Hal pular contre les détracteurs du troisième mandat.

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Quels sont les réels motivations et enjeux sous-jacents au débat sur l’ethnicité, tel qu’ils se donnent à analyser dans la situation actuelle du pays ?

L’émergence des stratégies de manipulation des identités dans le discours politique de l’heure est liée à des enjeux du moment. L’impensé des discours sur l’ethnicité nous situe dans la rituelle de la diversion idéologique, à des fins de détournement de l’opinion du mal vivre au quotidien. Face à la persistance de facteurs de vulnérabilité structurelle dans sa gouvernance, le camp du pouvoir a toujours misé sur ce que j’appelle, faute de concept approprié, « le réceptacle-effet de détournement » de l’opinion sur les préoccupations réelles du sénégalais lambda. Il a toujours opté pour un registre communicationnel, dans une logique de mise en scène de la diversion, par l’entremise des débats hors contexte. La finalité politique du registre communicationnel, bâti sur les clivages ethniques, est à ranger dans ce jeu de grisaille, alimenté par la passion des débats de façade. Les propos à relents ethnicistes des adeptes du pouvoir relèvent de cette posture. Ils visent, en partie, à masquer les défaillances dans la gouvernance, par la stratégie de divertissement et de détournement sur les réels enjeux économiques, politiques, sociaux et existentiels qui préoccupent le quotidien des Sénégalais.

Une certaine opposition est entrainée dans le piège de l’ethnicité qui a commencé à faire ses effets. Si l’on n’y prend pas garde, la fracture ethnique peut devenir dans notre pays un levier d’agitation et de mobilisation politique, voire électoraliste. Mais, l’espoir est permis, eu égard aux configurations sociologiques et culturelles qui expliquent l’exceptionnalité dont le Sénégal fait figure jusqu’ici dans le contexte africain.

Malgré, le tollé suscité par des passes d’armes des mercenaires de la plume et les tentatives d’instrumentalisation de l’ethnicité, les tendances politico-sociologiques n’augurent guère la fragmentation ethnique au Sénégal. L’armature des structures sociales de notre pays ne prédispose pas à l’émergence d’un terreau propice à « une tournure identitaire radicale ».  Les arguments qui sous-tendent un tel optimisme s’originent dans le contexte sociologique d’un pays aux configurations peu propices à un déchaînement des passions identitaires. La réalité sociologique de la société sénégalaise se donne à voir dans une sédimentation d’identités référentielles plurielles où l’hégémonie d’un islam confrérique et l’éthos culturel à dominante wolof mais ethniquement neutre, prennent le dessous sur les identités ethniques. C’est au cœur de cette exception sénégalaise qu’il faut analyser l’échec probable dans la manipulation des identités de proximité par les élites politiques de la première et de la seconde alternance(s). Il y a, sans nul doute, une exception sénégalaise qui repose sur une sédimentation des identités, marquée par deux types hégémonies dans l’existentiel sénégalais : l’hégémonie de l’islam confrérique, en parfaite harmonie avec la religion chrétienne, et celle d’ordre démographique et socioanthropologique de l’ethnie wolof. Ces deux socles fondateurs de la nation sénégalaise s’appuient sur le commun vouloir de vie commune, comme principe d’ancrage à un modèle sociétal caractérisé par un métissage aux origines historiques profondes. Au Sénégal, le sentiment d’appartenance confrérique prend le dessus sur le référent ethnique. La plupart des Sénégalais y compris les élites politiques ont un attachement confrérique profond. En plus, la configuration des ethnies se révèle dans l’ouverture des références identitaires dominée par l’ethnie wolof qui incarne ce que j’appelle un éthos de l’ouverture, c’est-à-dire l’acceptation de la différence dans le respect des autres. Cette symbiose des identités ethniques et confrériques se traduit par l’existence d’un socle sociétal solidement assis sur des valeurs éthiques de référence comme la tolérance, la téranga, la parenté mythologique ou encore le cousinage à plaisanteries. Si dans les autres pays, les clivages ethniques se traduisent par la clôture symbolique entre identités closes, dans un espace aux frontières ethniques fermées, au Sénégal les ethnies cohabitent, par ailleurs, dans la symbolique de l’ouverture et du respect mutuel. Les relations ethniques relèvent au Sénégal de l’ordre des exigences d’alliance et de solidarité, dans une diversité léguée par une tradition historique de rapports sociaux pacifiques. Jusqu’ici, les Sénégalais sont animés par la volonté de faire valoir cet héritage historique. C’est sous ce rapport qu’il est permis d’espérer. Pour autant, il n’est pas permis de dormir sur nos lauriers, car les risques de fracture sociale sont réels, par l’ethnicité ou par le communautarisme confrérique. D’autant plus que nous sommes dans un contexte (induit par la mondialisation) fortement marqué par un processus de fragmentation culturelle (paradoxalement concomitant à la tendance à l’uniformisation du monde) et de fragilisation des identités nationales, avec la remise en question des territorialités nationales.

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Les enjeux économiques et géostratégiques de l’ethnicité dans le contexte de la globalisation 

Dans un de mes articles, portant sur l’ethnicité en débat en Afrique, j’écrivais que « l’extranéité de l’État post-colonial en Afrique, coupé de ses fondements sociologiques et de son substrat culturel, fragilise sa centralité dans le champ du pouvoir, faisant des La configuration de nos États nous rend fragiles, elle est marquée par une rupture entre le traçage des frontières et les territoires sociologiques qui renvoient aux formations sociales plurielles. Ils sont adossés à des communautés artificiellement constituées de différentes peuplades aux traits pas forcément homogènes. De « grandes ethnies sont à ‘‘cheval’’ sur plusieurs États ».  La question ethnique est donc un enjeu, l’ethnicité fait partie des instruments de déstabilisation de nos États combien fragiles. C’est pourquoi les élites politiques sénégalaises devraient s’accorder sur l’évitement de l’instrumentalisation des appartenances identitaires dans le débat politique.

Dans l’unité systémique du monde qui se nomme la globalisation, les conflictualités générées par l’ethnicité ne sont plus réductibles à de simples crises identitaires endogènes. Elles nous situent au cœur de ce qu’Amselle appelle les « différents branchements » culturels transnationaux, avec des enjeux géoéconomiques et géostratégiques. L’ethnicité ne s’est pas dissoute dans la globalisation, elle y puise de nouvelles ressources et de nouvelles formes d’expression qui la revigorent, ce qui peut impacter sur la nature des conflits en Afrique. Cette nouvelle situation résulte d’un double processus afférent à des dynamiques transnationales contrariées par des processus de multi-localisation. Les acteurs transnationaux, hors souveraineté, profitent des rivalités entre différents groupes et des faiblesses de la gouvernance politique de nos pays, pour y installer le chaos dans la durabilité. Les connexions entre le mouvement djihadiste, la rébellion Touareg au Mali et les acteurs hors souveraineté comme les narcotrafiquants, avec la manipulation de l’identitarisme ethnique dans ces espaces de conflit, sont révélatrices de cette transnationalisation des conflits ethniques où l’ethnicité est investie comme variable déstabilisatrice. Des études ont montré que l’intensification de la violence, liée aux conflits de la sous-région de l’Afrique de l’Ouest, en particulier dans les pays comme le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Nigeria, provient de la forte instrumentalisation des identités ethniques.

Le Sénégal n’est pas à l’abri d’une potentielle éclosion de ce terrible triangle interactif entre l’extrémisme violent (salafisme), la criminalité organisée (narcotrafiquants) et les conflits de type identitariste, autour des enjeux liés d’une part, aux ressources pétrolières et gazières nouvellement découvertes et d’autre part, à sa façade maritime propice à l’établissement d’un corridor pour le commerce illicite. Voilà les défis à prendre en compte, pour que l’ingénierie des clivages identitaires soit bannie dans le champ politique sénégalais.

Le défi n’est pas de mettre fin aux diversités ethniques, mais une mise à mort de l’ethnicité et de son instrumentalisation dans le débat politique.

Amadou Sarr Diop est Sociologue, directeur du laboratoire Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur l’Education et les Savoirs (GIRES) Université Cheikh Anta Diop

asarrdiop@yahoo.fr







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