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Adieu Béchir Ben Yahmed (el Hadji Omar Massaly)

Adieu Béchir Ben Yahmed (el Hadji Omar Massaly)

J’ai entrepris l’écriture de ce texte cinq minutes après avoir été informé du décès de Béchir Ben Yahmed, 93 ans, PDG de Jeune Afrique, homme d’affaires et éditorialiste. Un homme dont le pedigree personnel m’a exceptionnellement séduit et profondément marqué. Et pourtant, il faut préciser l’exception au passage, j’écris rarement des textes en hommage à un défunt que j’admire sans pour autant prendre le temps qu’il faut pour, d’un côté, méditer sur la condition métaphysique de l’homme et, de l’autre, sur le caractère discontinu de la vie, me plongeant quelquefois dans une tristesse immense à laquelle je me tire péniblement.

Je dois avouer qu’apprendre la nouvelle brutale du décès de Béchir Ben Yahmed qui demeure, pour moi, un mentor et un maître de pensée, m’a interloqué. Je me suis battu dans mon for intérieur, en ce mois béni de ramadan, pour retenir mes larmes. La perte est à la dimension de l’homme : énorme. Mais en bon admirateur de Béchir, pour ne pas dire disciple, évidemment pour l’avoir lu constamment pendant plus de 10 ans et avoir appris des choses que je n’ai jamais apprises dans les amphis des universités, je dois à la vérité de placer quelques mots à l’endroit de cet homme d’une dimension rarement égalée.

Béchir, les chroniques et moi

Jeune Afrique. Vieux journal qui a marqué et qui marque les changements profonds de l’histoire africaine, avait très tôt attiré mon attention. Fraîchement débarqué à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, étudiant « bleu » au département de lettres modernes, passionné de lecture et d’actualité, habité par une envie débordante de savoir pour faire savoir, rat de biblio, animé par une immense curiosité intellectuelle qui m’a rendu quelque peu précoce, feuilletant, aux côtés de mon ami et grand frère Ibou Dramé Sylla des livres qui dépassent de loin mon niveau, j’ai découvert les chroniques de Béhir dans cette atmosphère de bouillonnement intellectuel.

Mon frère aîné, qui était à l’époque journaliste au Sénégal et collaborateur de Jeune Afrique, pour qui j’avais une grande admiration du fait de la qualité de sa plume, de sa culture livresque, de son sens de la précision et de l’homme de conviction qu’il est, m’a fait découvrir l’intérêt qu’il y a de lire Jeune Afrique. Chez lui, il y avait toutes les nouvelles parutions du magazine. Je prenais du plaisir à les lire pour avoir une bonne culture générale. J’étais frappé, à l’époque, par les chroniques de Béchir Ben Yahmed (Ce que je crois) et les éditos de François Soudan. Deux plumes de Jeune Afrique qui me faisaient rêver. Plus tard, je suis devenu un accro de l’hebdomadaire panafricain avec la découverte d’autres belles plumes : Fouad Laroui, Damien Glez, Marwane Ben Yahmed…

Il faut dire qu’il y avait, justement, quelque chose d’assez intéressant et particulier dans les chroniques ‘‘ Ce que je crois ’’ de Béchir Ben Yahmed qui attirait mon attention : l’engagement. L’engagement, dont il fait montre dans ses textes, notamment sur les questions en rapport avec le développement de l’Afrique, a été, pour moi, une source d’inspiration. Ses positions, très courageuses, m’avaient inspiré sur la conduite à adopter, en tant que jeune étudiant, dans la société. J’ai démarré la rédaction de mes premières chroniques en imitant Béchir et en me mettant dans la peau de l’étudiant qu’il fut à Paris et qui, déterminé à libérer son peuple, participa fortement, avec des chroniques engagés qu’il signait d’un pseudonyme Arthur Jeef, à la lutte pour l’indépendance de la Tunisie. Un engagement citoyen, avec la plume en bandoulière, qui s’inscrit dans la lignée de Claude Bourdet, Hubert Beuve-Méry et… Albert Camus dont il reconnaissait l’influence.

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Béchir a très tôt écrit pour agir dans un contexte de décolonisation tendu pour défendre les intérêts de sa nation. Il l’a dit dans une formule qui prend son sens : « si vous me posez la question comment et pourquoi suis-je devenu journaliste et éditorialiste, je vous répondrai que je ne le sais pas moi-même très bien. Cela m’a pris à 24 ans et sans que j’y réfléchisse vraiment, alors que je finissais mes études à l’école des Hautes Etudes Commerciales (HEC) et à Sciences Po. Je l’ai fait d’abord tout en militant pour l’indépendance de mon pays, la Tunisie, et non moins clandestinement », Ce que je crois, Les années d’espoir 1960-1979, p 15.

Son engagement citoyen a été moulé dans une prise de conscience et une philosophie qui ont alimenté l’esprit et façonné la carapace intellectuelle de plusieurs jeunes intellectuels africains, dont moi-même, conscients que leur rôle est déterminant dans le processus de développement de notre continent. En lisant Béchir, j’ai compris que l’avenir de l’Afrique est entre les mains d’une jeunesse qui, sans cesse, se forme pour comprendre les vrais enjeux du développement, une jeunesse audacieuse, courageuse, décomplexée devant l’autorité politique et déterminée à dénoncer le mal tout en tâchant d’y apporter des solutions.

En plus de l’érudition qui transparaît dans ses écrits, les chroniques de Béchir Ben Yahmed ont été, pour moi et pour bien des jeunes, des cours de géopolitique, d’histoire et de journalisme citoyen. J’ai énormément appris avec ses chroniques et, à travers ses productions intellectuelles, étayées par des recherches approfondies, j’ai compris les grands enjeux de développement en Afrique. Ses textes demeurent une source de savoir où il étale sa générosité intellectuelle avec la révélation de beaucoup de livres intéressants dont il tire certains exemples. J’ai lu beaucoup d’auteurs que j’ai connus dans ma lecture de ses chroniques. Les chroniques, plus importantes qu’on ne l’imagine, ont été, pour lui, malgré son âge avancé, un moyen de partager ses expériences de lecture, sa vision, ses connaissances, ses analyses, ses prédictions, sa vision de l’Afrique. D’où l’immensité de sa générosité intellectuelle et de son sens de la responsabilité.

Béchir, l’écriture, la rigueur et moi

Quand j’écris, le sentiment qui m’anime c’est d’écrire parfaitement ; y ajoutant quelquefois du style et de la saveur pour, en dépit de la longueur du texte, plaire au lecteur. C’est une sorte d’obsession de la perfection qui m’habite en griffonnant et en m’apprêtant à publier. Ce purisme que je prends de François de Malherbe et cette rigueur que je dois à mon environnement. La rigueur de la rédaction de Jeune Afrique m’a séduit. Avec Béchir, me disait un ami qui a fait Jeune Afrique, il faut les mots justes. Lire Béchir m’a appris la rigueur dans la rédaction, la préciosité dans le choix des mots, la pertinence dans l’argumentaire et l’efficacité dans la production. J’ai appris, à travers la rigueur de la rédaction web, à écrire vite et bien, mais Béchir m’a livré les secrets d’un article parfait.

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L’écriture parfaite, la recherche du style, le génie de la formule et de l’expression, le sujet éminent, l’audace dans la restitution des faits, le culot dans l’élaboration des idées, sont des éléments essentiels qui font écho dans les chroniques de Béchir. Lire ‘‘ Ce que je crois ’’, tard dans la nuit, réchauffe mon cœur ; tant ses écrits sont d’une dimension intellectuelle fascinante. Le sérieux de la rédaction Jeune Afrique est le reflet de l’image de son boss : rigoureux, engagé, bosseur, passionné, libre dans sa pensée. Pour lui, le sens de la liberté de pensée réside dans l’acte d’écriture.

En reprenant Joseph Pulitzer, Béchir écrit ce qui suit : « Écrire, c’est le prix à payer pour penser. Cela vous densifie, vous force au concept, exclut le bavardage. Chaque ligne est gravée, donc grave. Il n’est pas d’autre chemin de croix pour permettre d’aller au bout de soi-même. Ecrire, c’est penser, tandis que lire, c’est laisser les autres penser pour soi ». Béchir poursuit en y ajoutant : « tout homme libre devrait donc s’imposer l’exercice hebdomadaire de quelques feuillets. La liberté de pensée est à ce prix. Seule l’écriture sait prendre les mots au pied de la lettre, c’est-à-dire au sérieux. »

Béchir, le pouvoir, la liberté et l’humilité

1954, secrétaire d’Habib Bourguiba, qui était assigné à résidence à l’époque à Paris, Béchir Ben Yahmed fut nommé ministre par ce dernier à l’âge de 27 ans. Puisque, dit-il dans la préface de son livre (tome 1 de Ce que je crois), « il était le seul directeur de journal du pays ou presque ». Il avait donc choisi les deux fonctions : directeur d’un journal indépendant et membre du gouvernement. Le clash, explique-t-il dans le livre, « né de la contradiction entre les deux fonctions arrivera près de deux ans plus tard et je choisirai alors le journalisme ». Démissionner de son poste de ministre ronflant (et bien payé en Afrique) avec tous les privilèges pour se lancer dans une aventure incertaine, il faut être un homme de conviction pour le faire. D’autant que nous voyons certaines autorités politiques faire des bassesses pour avoir des postes politiques et prêts à tuer pour les conserver.

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Béchir est revenu sur son bref passage au pouvoir et « ses effets sur les hommes les plus solides ». Le journaliste de conviction qu’il était, engagé pour son pays, a préféré rester sur sa ligne de conduite, en gardant sa liberté de ton, d’analyse et de pensée que d’être dans un confort qui le maintient dans un conformisme béat et dans le politiquement correct. Il avait sans doute compris que le pouvoir, surtout politique, n’est pas une fin en soi. Cette conviction qui animait Béchir et qui a jalonné son parcours m’a permis de comprendre le vrai sens de la vie et de la liberté. La liberté de pensée n’a pas de prix chez un intellectuel. Quand on la perd pour des strapontins ou autres privilèges éphémères, on renonce, de facto, à sa condition d’homme et à sa responsabilité intellectuelle.

Ce qui m’a toujours frappé, en lisant Béchir, c’est son courage intellectuel que je prends de lui. C’est le fait de ne pas souffrir d’un complexe de l’autorité politique. Ce qui lui permettait de remuer le couteau, quelquefois, dans la plaie pour alerter et attirer l’attention des autorités politiques sur certaines dérives. Son modèle d’engagement, son courage intellectuel et son audace dans l’écriture, qui lèvent le voile sur sa liberté de pensée, doivent inspirer la jeunesse africaine. L’histoire nous l’enseigne : aucun pays au monde ne s’est développé sans un engagement sincère et désintéressé de ses intellectuels, avec un patriotisme inouï, pour construire. Béchir Ben Yahmed est un homme qui n’est si prodigieusement intéressant que parce qu’il est totalement désintéressé. Il était un homme d’affaires certes, mais il demeure, pour l’histoire, un grand panafricain, qui a mis sa plume et sa pensée au service de l’Afrique.

Son humilité intellectuelle, comme dans la vie, m’a inspiré. Béchir écrit plus qu’il ne parle ; je crois l’avoir très peu vu dans les médias. Il l’a noté, d’ailleurs, dans son livre : « mes collaborateurs qui insistent, dans l’intérêt de Jeune Afrique et de sa notoriété, pour que je réponde aux demandes d’interviews ou passe dans les télévisions et les radios, s’étonnent, voire se désolent de mes réticences à le faire. Je crois que l’origine de ce refus de l’auto-publicité est à rechercher dans cette période : très jeune, j’ai été frappé par l’inclinaison des hommes comme des femmes à beaucoup trop donner, y compris parfois la fierté et l’honneur, en échange d’un peu de publicité…Constater que tant de gens, par ailleurs estimables et qu’on juge normaux, s’adonnent à la drogue du paraître, m’a, je crois, prémuni. Jusqu’à ce jour, lorsqu’on me fait un compliment sur un article, une idée ou sur Jeune Afrique, ou bien lorsqu’on propose de publier ma photo, je sens quelque chose se hisser en moi et se lever des résistances ». C’était le dernier mot. Adieu Béchir.

El Hadji Omar Massaly

Écrivain 

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