J’ai vingt-cinq ans, quarante ans, soixante -dix ans. J’occupe un emploi d’ouvrier, de plongeur dans la restauration, éboueur, non, on m’a trouvé un nom plus valorisant : technicien de surface ou ripeur. Je suis aussi, surtout depuis la crise, agent de sécurité. Je vous suggère la lecture du livre de l’écrivain ivoirien Armand Gauz : « Debout Payé » et vous comprendrez que je suis un bon vigile, toujours bien habillé mais souvent mal payé pour montrer aux français que je veille sur leur sécurité. Je suis femme de ménage, comme mes frères, j’ai des horaires décalés, je commence à 5h pour que les bureaux soient propres ou à 20h pour les nettoyer.
J’occupe parfois des postes de cadre dans de grandes entreprises mais c’est très rare.
Je suis à la retraite, je vis entre le Sénégal et la France, je suis toujours tiraillé entre mon pays de naissance et celui d’adoption. J’occupe le boulot que les français ne voulaient pas, maintenant, avec la crise, certains d’entre eux veulent me piquer mon job, ce n’est pas juste. Sachez que je m’ennuie beaucoup. C’est métro, boulot, dodo. Vivement que Youssou Ndour reprogramme ses concerts à Bercy ! Je ne me plains pas, je gagne assez d’argent pour subvenir aux besoins de ma grande famille élargie, restée au pays. Elle est sous perfusion. N’oubliez pas aussi que je construis des centres de santé, des écoles, des forages, etc. au Sénégal. Je suis «l’Etat du Sénégal ».
Il paraît que la France est le pays le plus visité au monde, mais je vous assure que je n’ai jamais grimpé sur la Tour Eiffel, visité le musée du Louvre, je ne suis même pas allé voir le musée des arts premiers (Jacques Chirac) pour contempler les œuvres qui parlent de mes aïeuls. Je commence à haïr WhatsApp et Messager car je me sens harcelé par des sollicitations jour et nuit des parents, de voisins, d’amis des amis et de personnes que je ne connais même pas. Ils veulent tous la même chose : « l’oseille, du blé, du khaliss », des sous quoi… Je rentre au Sénégal tous les deux ans environ, heureusement qu’il y a les réseaux sociaux pour communiquer avec les miens, oui, je sais que je suis paradoxal. La veille de mon départ en Afrique, l’effervescence règne.
Je suis entouré, observé, jalousé et toujours la même blague qui sort : « mets-moi dans ta valise ». Lorsque l’avion décolle, je me sens en vie, je rentre chez moi. A l’aéroport de Dakar, je commence à râler avec un faux accent français. Je viens de France, c’est connu que les Français râlent tout le temps. Je quitte l’aéroport en bougonnant : ce pays ne changera jamais. Je ne reste pas à Dakar, je suis souvent originaire des villes ou villages lointains. Il fait très chaud mais il ne faut pas trop le dire car il y a souvent des répliques acerbes : « on dirait que tu n’as jamais vécu ici ».
Je dois montrer que je n’ai pas changé et que je suis le gardien de la tradition. Je n’oublie pas ce proverbe africain : «un long séjour d’un tronc d’arbre ne va pas le transformer en caïman». D’accord, mais le tronc d’arbre change quand même d’aspect. Ma maison est envahie de monde avec des « salamalecs » interminables avec des sourires parfois non convaincants. Je regarde ma famille :femmes, enfants, parents, amis, avec enthousiasme. Je suis un homme important, enfin je suis le centre du monde. Que la fête commence ! The show must go on !
Je change de grands boubous tous les jours, ma femme fait de même, mes enfants, mes parents. Vous avez le roi du pétrole devant vous. Au bout de quinze jours, j’ai l’impression qu’on m’a volé de l’argent, je n’assure plus et ma maison se vide. Je comprends que je suis une vache à lait et que ces gens-là ne sont pas reconnaissants ; je commence à utiliser des gros mots en français. J’ai peur de prendre du crédit chez le boutiquier du coin, ces gens-là ne sont pas discrets. Je suis sûr qu’il peut gâter mon nom, comme disent souvent les ivoiriens. Je dois rentrer en France, j’ai séjourné au bled pendant plus de deux mois, il ne faut pas m’en demander plus.
La veille du départ, je souffre terriblement. Je ne connais pas la date de mon retour au pays natal. Je pense à la pluie et au grand froid qui m’attendent en France. Et ma famille, tiraillée comme moi, ne veut pas que je reste avec elle. Qui va la nourrir ? Je quitte sans oser verser une larme. Un homme ne pleure pas, il souffre en silence. Le retour en France éveille un sentiment étrange.
Je me sens sacrifié et il m’est interdit de vivre avec les miens, je suis à la retraite, je ne sais plus où j’habite. Mais, avec beaucoup de sérénité, je pense à la phrase de TALLERENT (homme politique français) : « Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console ». Pensez-vous que nous sommes heureux ? Je crois que oui, mais c’est un bonheur triste.