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Élites Politiques, Corruption Et StratÉgies D’accaparement Au SÉnÉgal

La problématique dont il question d’instruire dans cet article est de proposer une analyse trajectorielle des élites gouvernantes et leurs rapports au pouvoir. L’objectif est de mettre le doigt sur un point aveugle dans le management de nos États, celui relatif à l’usage pervers et pernicieux que les élites se font de leur situation positionnelle au sommet de l’appareil étatique. Il s’agit de montrer que, pour autant la morphologie sociale des élites n’a pas changé au Sénégal, pour autant leurs rapports au pouvoir n’ont pas du tout évolué. En me situant dans la posture de la sociologie des élites du politique, conçue à partir d’une analyse croisée d’un système de corruption et de stratégies d’accaparement portées par une élite de prébende, nous proposons une lecture de la réalité élitaire ancrée dans l’expérience empirique d’un pays malade de ses élites gouvernantes. Nos éléments d’analyse vont relier deux niveaux intrinsèquement liés dans les formes d’accaparement de l’État et de sa patrimonialisation dans le contexte sénégalais : il s’agit du lien constitutif entre élites et régime politique d’une part, et entre élites et État, d’autre part. Ce double regard se justifie par la configuration institutionnelle et la nature des pouvoirs politiques postcoloniaux en Afrique où les élites politiques peinent à établir des lignes de partage entre les appareils politiques partisans et les structures étatiques neutres, au point de fusionner l’espace institutionnel neutre et l’espace politique partisan. La complexité des configurations observables, la palette des pratiques considérées comme illicites, selon des critères établis (la petite corruption comme la grande, le népotisme, le trafic d’influence, les abus de biens sociaux, les marchés gré à gré, les 10%, le bradage foncier, etc.), renseignent sur les limites de mon article à révéler toutes les zones d’ombre qui entourent les dérives de la mal gouvernance de notre pays.

Contextualisation de la « gouvernementalité du ventre »

En substituant la notion d’élite au concept marxiste de classe dirigeante, les théoriciens de la sociologie politique ont voulu rompre avec une sociologie du pouvoir politique qui charge négativement les élites dirigeantes. La rupture sémantique, ainsi postulée, est impertinente dans le contexte de nos États postcoloniaux où l’élite gouvernante est, par excellence, une élite politico-affairiste qui entretient le système de prédation et ses multiples travers. La corruption dans la gouvernance de nos pays postcoloniaux relève de la logique de la rétribution où nos États sont « appropriés » et capturés par ceux qui sont dans une situation positionnelle privilégiée dans la gestion des institutions. Ce phénomène est consolidé par la culture de la transhumance et du recyclage des élites politiques perdantes au gré des calculs politiques.

Le Sénégal est un cas d’école, en ce sens qu’il offre, en dépit de deux alternances, une sédimentation de la « gouvernementalité du ventre » qui se traduit par une routinisation voire une banalisation des stratégies d’accaparement et d’enrichissement. Au cours des deux dernières alternances dans notre pays, la circulation des élites au pouvoir n’a pas conduit à une alternance alternative, porteuse de rupture paradigmatique dans les rapports entre élites et pouvoir. La récurrence de la corruption dans le contexte situationnel du Sénégal s’explique par la forte imbrication entre espace politique partisan (partis ou coalitions au pouvoir) et espace institutionnelle (structures étatiques), au point que l’État et le parti au pouvoir se confondent. Il s’y développe, par des stratégies de captation de biens publiques savamment mises en œuvre par des élites gouvernantes, la pratique de la mainmise sur les ressources publiques.

Mais, au- delà des éléments factuels qui renseignent sur le phénomène, il faudrait approcher les finalités de la pratique corruptive pour en comprendre les véritables déterminants. Le système de prédation, entretenu au Sénégal par les élites gouvernantes, a une triple finalité. La finalité première de la pratique corruptive est l’enrichissement personnel, à des fins de survie économique pour des hommes politiques qui n’ont pas, la plupart du temps, une assise financière ou une fonction bien rémunérée lors de leur entrée en politique. Elle a aussi comme but la dotation d’un trésor de guerre destiné à l’entretien d’une clientèle, à des fins de survie politique et sociale. La troisième finalité de la pratique corruptive se donne à voir par l’entretien des familles d’appartenance (biologique, ethnique, confrérique, etc.) : « ku falu faal saï mbook ». En effet, la forte implication des familles des élites gouvernantes dans les mécanismes de corruption a une explication socio-anthropologique. Elle s’explique par l’insertion des acteurs politiques dans des réseaux familiaux, ethniques, confrériques où l’obligation d’entraide s’est érigée en système défini sous la base d’un « échange généralisé de services mutualisés ». Il s’est construit dans la gouvernance de notre pays, à l’instar de la plus part des pays africains, « un clientélisme sociétal » qui favorise ce qu’Olivier Vallée appelle « la construction de la corruption ». Les réseaux familiaux, au sens large, sont souvent impliqués dans les rouages de la corruption, par l’octroi de marchés qui sont des incitateurs de concussion, par les 10 % que les congolais appellent « opération retour ». C’est dans ce cadre qu’on peut comprendre, en partie, les vrais déterminants de la transhumance politique au Sénégal. Le souci de privation des réseaux parentaux, des dividendes obtenus de par la posture situationnelle au sommet de l’État, se justifie par la forte pression que ces réseaux parentaux exercent sur la plupart des élites politiques. La transhumance, tant décriée, a donc une assise socio-anthropologique réelle, consubstantielle à l’accaparement des biens publics par une élite ventrue, investie à entretenir une clientèle politique. « La redistribution qui l’accompagne est essentielle à sa compréhension ».

En définitive, la pratique corruptive comme variable structurelle dans la gouvernance se lit à travers cette triple fonction. Elle a fini par générer dans le champ politique la culture du reniement (wax waxeet), de la trahison et la banalisation du mensonge. La corruption est plus qu’un fléau économique, elle est un levier de destruction, de délitement des valeurs. Son incrustation dans les habitudes sociales, a fini par déplacer les barrières de l’honneur, de la honte et de la dignité qui étaient des lignes rouges à ne point franchir, selon les valeurs fondatrices de l’éthique tiedo. Tel est le grand tort porté par l’ampleur endémique de la pratique corruptive dans la gouvernance de notre pays.

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Élites politiques au pouvoir et avatars de la gouvernance d’accaparement

Au Sénégal, depuis les indépendances, nous n’avons pas affaire à une élite au sommet de la pyramide du pouvoir, conceptrice de véritables stratégies de développement et initiatrice de décisions économiques et politiques articulées à une vision porteuse de progrès. L’analyse de la trajectoire biographique de la plupart des acteurs visés dans mon texte révèle une élite ventrue. Elle excelle dans l’art de développer des stratégies de captation, d’accumulation de richesse, par divers truchements. En connivence avec des entrepreneurs affairistes et complices, qui sont devenus de véritables chasseurs de marchés d’État, une bonne partie de l’élite gouvernante profite des marchés publics, des entreprises et offices d’État et des aides extérieures, pour alimenter des mécanismes de détournement, par la corruption ou par la surfacturation. Au Sénégal, la position de pouvoir est assimilée à un droit de prébende. Le gré à gré, la surfacturation au niveau des marchés, leur exécution en deçà des normes acceptables, les commissions à divers intermédiaires 10 % ou plus, sont les pratiques édifiantes d’un système de corruption solidement ancré dans la gouvernance de notre pays. Avec le président Wade, la pratique a atteint des niveaux insoupçonnés pour être à son paroxysme pendant la seconde alternance. En attestent les centaines de milliards investis dans des projets inachevés ou au niveau de l’emploi et de l’employabilité des jeunes. Il est utile de rappeler ici les propos de Wade qui, en accédant au pouvoir après vingt-six années d’opposition, déclarait à son ancien protégé Idrissa Seck : « Maintenant nos problèmes d’argent sont terminés ». Une fois au pouvoir, les libéraux ont fait du Sénégal un butin à partager. On peut se rappeler, à propos, la déclaration de Wade président de la République qui se glorifiait d’avoir « fabriqué beaucoup de milliardaires artificiels au Sénégal ». Une déclaration triste de mémoire, rangée aux oubliettes, et dont la portée se lit dans une autre affirmation de Wade : « Si j’avais appliqué contre vous la loi, vous iriez tous en prison ».

Ce style managérial de l’État, essentiellement porté vers l’enrichissement et vers la propension au détournement de biens publiques, s’est reconstruit, renforcé par ceux qui étaient supposés venir au pouvoir en 2012 pour jeter les fondamentaux de la rupture. Et le paradoxe, c’est que la situation n’a guère changé, jusqu’à présent. On se désole de la scandaleuse impunité qui protège les élites des deux alternances, épinglées dans les rapports des corps de contrôle de l’État. Des contrats distribués en une journée, sans appels d’offres, qui se concluent par la cession de vastes concessions, sont dénoncés constamment par une presse engagée, mais sans suite. Que sont devenues les 25 personnalités du régime de Wade qui figuraient sur la liste de la CREI ? Macky Sal s’était pourtant identifié comme le chevalier blanc de la croisade anticorruption dont le leadership allait s’investir dans le projet d’instauration de l’État de droit, par l’émergence d’un modèle de gouvernance bâti sur un socle de valeurs, d’équité et de transparence. Avant de s’investir à construire les ponts et les routes, il avait promis de promouvoir de nouvelles valeurs éthiques de gouvernance, pour le triomphe d’un nouveau contrat social. Les belles promesses sont par la suite contredites par des actes. Hélas, durant la seconde alternance que de détournements de biens publics, que de politiciens épinglés par les corps de contrôle sans suite !  Le scandale Petrotim où le frère du président est fortement impliqué et les milliards du PRODAC, sont deux indices révélateurs de cette valse du pillage impuni des biens publics.

L’administration sénégalaise n’a pas la culture de reddition de compte. Il y a une routinisation de la pratique du détournement et du pillage des deniers politiques dont les auteurs sont toujours impunis quelle que soit, du reste, l’immensité des sommes détournées. Le sentiment le mieux partagé est que nos deniers publics n’ont jamais été gérés dans la transparence, et selon les normes requises. Les élites dirigeantes du passé comme celles du présent, ont fait de la pratique des détournements de deniers publics leur jeu favori. Même s’il existe au Sénégal toute une infrastructure judiciaire pour combattre et punir la corruption, les élites gouvernantes qui se sont succédées, jusque-là, ont reconduit les mêmes pratiques. C’est comme si on dirait qu’il y a l’institutionnalisation de la culture d’impunité, par la sociabilité de la pratique corruptive par les acteurs politiques au moyen de réseaux d’implication et de partage à grande échelle. L’autre travers de ce pillage des deniers publics est la tare congénitale d’une élite adepte de la consommation ostentatoire et improductive. Les modalités de détournement, de partage de la rente captée au niveau des marchés publics et des multinationales, ne favorisent guère des investissements dans des projets de développement, générateurs de plus-value. L’argent volé au peuple est réinvesti dans l’immobilier, mis dans les comptes bancaires des paradis fiscaux ou redistribué à une clientèle politique.

Les facteurs explicatifs de la prévalence de ce phénomène au sein de notre système politique sont divers, mais l’enrichissement personnel et l’entretien d’une clientèle politique en sont les deux déterminants. La seconde explication, relative à l’entretien d’une clientèle politique, relève de la logique de socialisation secondaire d’une population nécessiteuse, prisonnière du réflexe de la dépendance et du souci de la subsistance quotidienne, et entretenant des relations d’immersion par rapport aux élites gouvernantes.

La lecture qu’il convient alors de se faire de la transhumance, comme variable structurelle dans le paysage politique sénégalais, se situe dans les fondements politiques de la pratique du détournement. Elle est la stratégie de marchandage pour les vaincus avec les nouveaux élus, dans l’optique d’assumer la posture de pourvoyeurs de fonds dans l’élargissement des bases politiques du vainqueur d’aujourd’hui. Il y a une sorte de contrat dans la perversion de l’éthique politique où l’adhésion au nouveau régime se paie par un engagement financier et politique des transhumants dans l’entretien « du cheptel politique ». L’historien Ibrahima Thioub nous en livre la teneur dans son analyse sur le phénomène : « Quand un système politique est fondé sur la rétribution des soutiens mercenaires dans un contexte où l’État joue un rôle central dans la distribution des ressources économiques avec un ancrage historique fort dans une culture de prédation, il devient impossible d’asseoir l’adhésion politique sur une base idéologique ou programmatique ».  Les pillards du régime de Wade sont aujourd’hui en alliance avec ceux de la seconde alternance, en route pour un troisième mandat. Ils sont en train de signer le pacte de la mise en variable factuelle du rêve de Wade, celui de voir « ses enfants » gouverner le Sénégal pendant un demi-siècle. Mais, rien n’est encore joué, au regard des tempêtes de mars, car la jeunesse du peuple a sonné l’alerte.

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Elites politiques au Sénégal et crise de représentation 

Les stratégies d’accaparement et de patrimonialisation sont porteuses de tares congénitales, de défiances, au point de renseigner sur deux choses : l’enlisement économique de notre pays et le niveau de délitement des valeurs éthiques fondatrices. Dans la gestion des biens publics, il est avéré que les fondamentaux de la République sont vivement menacés, tant au niveau de de l’éthique qu’au niveau du développement économique. Il subsiste à la fois une crise des valeurs et une crise du développement économique. Ces deux crises sont corrélées à la crise de la représentation, il s’agit de la crise entre le peuple et l’élite politique gouvernante. Par conséquent, la faillite de l’élite dirigeante est au cœur du débat sur les échecs du développement dans nos États, sur la crise des valeurs, sur la crise de l’école et de l’éducation, bref sur la pauvreté systémique et endémique à laquelle nos populations sont confrontées.  Au nom des valeurs fondatrices de notre société, régies par le sentiment du respect du bien commun, les mobilisations quotidiennes des sénégalais font écho dans la dénonciation de la mal gouvernance endémique. Le malaise de la représentation se donne à voir dans l’imaginaire sénégalais, au prisme d’une image négative de la classe politique clouée au pilori par la conscience collective. L’appréciation du pareil au même, est le sentiment partagé qui range l’homme politique dans la catégorie des filous, porteurs de tort aux autres. En se situant au niveau de l’éthique fondatrice de la société sénégalaise, l’homme politique est vu comme un rapace qui se dévoile dans le jeu de la trahison et du reniement de ses propres engagements. La tromperie est synonyme de politique dans l’imaginaire de l’homo sénagalescus. Il y a une sorte de transgression permanente des valeurs référentielles à laquelle s’adonnent les politiques qui fait de l’acteur politique une anti-valeur par rapport au « domou soxna », le prototype de l’exemplarité de l’homo sénégalescus.

Réinterpréter les rapports élites et pouvoir : au-delà des impasses de l’élitisme

Dans « L’autre Afrique », un des ouvrages de Serge Latouche, l’auteur établit une dualité, au sens simélien, entre l’Afrique officielle, qui est en faillite, et l’Afrique par le bas, qui dessine en pointillé un avenir plein d’espoir. L’Afrique officielle, celle des élites, est, aux yeux de Latouche, le « versant occidentalisé de l’Afrique ».  En marge de cette Afrique de la déréliction, il y a une autre Afrique, celle des peuples qui se construit par la décolonisation des mentalités et par les alternatives volontaristes et historiques. C’est au prisme de cette dualité que je conçois les signes de ruptures qui se conjuguent dans le dynamisme d’une élite du bas, porteuse d’une détermination de changement historique. C’est une relecture qui nous éloigne des lignes de sens de cette conception occidentaliste de l’élitisme intellectuel et politique dont l’Afrique est malade. Dans l’alphabet et la grammaire de ces nouvelles élites du peuple se formule une autre philosophie du progrès ; il s’y dessine un changement de regard qui se définit comme une leçon de vie aux élites dirigeantes. Si on procède à une archéologie du concept d’élite, on constate que les glissements de sens qu’il a connus permettent de comprendre que son usage relève parfois de l’arnaque. Du sens où le terme dérive du verbe latin eligere qui signifie choisir, le glissement de sens s’opère du choix à l’éminence. Les sciences sociales ont donné à ce concept un double sens : un sens fonctionnel pour désigner une catégorie d’individus, ayant une posture de gouvernance dans nos États modernes, et un sens qui présage une expertise avérée dans la gestion de la cité. Ramené au contexte du Sénégal, la notion d’élite prête à confusion. Elle est loin de traduire l’éminence, l’expertise dans la gouvernance, car la plupart de nos élites politiques sont de simples professionnels et entrepreneurs de la politique qui vivent de prébende et de corruption et non des cadres dotés d’une expertise avérée. Il y a une autre élite souvent oubliée, celle qui se construit dans la philosophie du changement de lexique, par la référence aux valeurs fondatrices de l’éthique tiedo. C’est une élite qui excelle dans l’informel et procède au bricolage structurel du social dans la sédimentation d’un nouveau modèle de réussite sociale. Héritiers du mythique personnage mbaye Demba waar, ils sont adeptes de la mystique du travail. Dans le paysage médiatique sénégalais et dans le parler jeune, des concepts-slogans, forgés par cette nouvelle élite, ont fini par faire corps avec le corpus langagier du commun des mortels et servent de slogans politiques, détruisant le mythe artificiellement construit autour de la figure élitiste. Ces concepts-slogans ont pour sonorité dans le langage populaire : « gëm sa bopp, Liggey,liggey, rekk ! ,  Jëf Jël, ñakh jareñu, pass pass , door waar ». Ces sonorités sont annonciatrices d’un ethos qui redéfinit la centralité du travail et l’effort quotidien dans la réussite et dans la reconstruction des identités individuelles et collectives. Cette philosophie de la confiance en soi, de la mystique du travail et l’abnégation, suppose à la fois le désir d’émancipation et la capacité d’innovation. Ces concepts-slogans renvoient à un détour de sens, révélateurs du renversement de perspective que ces nouvelles générations ont voulu établir entre la réussite sociale et la mystique du travail. Ils traduisent, dans l’ordre des valeurs et de l’éthique, l’étendue du divorce entre la pratique du détournement de biens publics par les élites dirigeantes, à des fins d’enrichissement personnel, et la philosophie de la débrouille, par l’entremise de l’effort et l’abnégation quotidiens pour l’acquisition licite de l’avoir. Cette philosophie de la réussite, par le travail, rien que par le travail (Liggey,liggey, rekk !) dont est porteuse cette nouvelle élite repose sur trois piliers fondamentaux : le travail, l’abnégation et l’acquisition licite de l’avoir. Elle renvoie à l’idéal de la gouvernance des valeurs. Ce qui est sous-jacent à ce projet se donne à analyser sous le registre de la rupture des « modes de dire » et des « modes de faire », pour l’émergence d’une autre philosophie de la réussite. A l’idée que « l’argent ça se débrouille », il ne peut être le fruit du travail (xalis nanu kooy  lidianti », les élites du bas proposent le travail et l’abnégation dans l’effort comme les principes de base de la recherche du salut. L’on retient que les slogans sont, au-delà de leurs significations langagières, des concepts et des principes d’explication à un mouvement générationnel, construit dans les dynamiques d’hybridation, porteuses de prémices pour la reconstruction de l’éthique dans l’ordre du social et du politique. Pour cela, je les désigne par le néologisme de concepts-slogans. Ils renvoient à la notion d’idéal type, au sens wébérien. Ces concepts-slogans ont une étendue significative symbolique, car ils ont valeur de principes éthique dans le vécu des acteurs qui s’en réclament. Indépendamment du projet de reconstruction des identités individuelles et collectives, cette autre philosophie de la réussite dans l’acquisition licite de l’avoir prône ce que l’on peut appeler l’« endogénéisation de l’identité » individuelle et collective. Elle préfigure un ethos porteur de modèles alternatifs auxquels devraient s’inspirer les élites de tous bords, qu’elles soient politiques, intellectuelles ou religieuses. Pour la plupart de ces trois catégories d’élite, la règle de vie se réduit à officier comme chasseurs de primes, par la recherche du gain facile. Toutes les crises de notre pays se cristallisent autour de ces trois figures qui se considèrent comme l’épicentre de notre pays. Et pour autant, les élites politiques, intellectuelles ou religieuses sont en dehors des dynamiques productives de richesses, mais elles sont massivement présentes dans l’espace de la redistribution de ces richesses auxquelles elles n’ont d’aucun apport consistant.

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Au-delà du symbolisme de la rupture par le bas, portée par une nouvelle élite, il s’agit de redéfinir la représentation de ce qu’est la fonction de l’élite, pour libérer le Sénégal des élites politico-intellectuelles au pouvoir (en connivence avec une certaine élite maraboutique) qui n’ont ni réalisé l’émergence, ni balisé les voies du changement et du développement. Au contraire, la « gouvernabilité du ventre », a contrarié le développement du Sénégal qui avait, pourtant une longueur d’avance sur des pays, cités aujourd’hui en exemples dans ce que l’on appelle le développement par l’émergence. La nouvelle philosophie incarnée par cette élite du peuple profond rappelle les principes sacrés de la gouvernance prônée par le toroodo Souleymane Baal, fondateur de la théocratie du Fouta Tooro au 18e siècle. Thierno recommandait, en matière du choix de l’imam et du chef de l’État, de se conformer au choix par le principe de l’incarnation des valeurs intellectuelles, religieuses et éthiques : « Choisissez un homme savant, pieux et honnête, qui n’accapare pas les richesses de ce bas monde pour son profit personnel ou pour celui de ses enfants. Détrônez tout imam dont vous verrez la fortune s’accroître, confisquez l’ensemble de ses biens, combattez-le et expulsez-le s’il s’entête ». L’impératif de la révolution toroodo nous invite à faire preuve de dextérité dans la gouvernance de nos pays. Il exhorte à épouser les valeurs de la probité morale, de l’équité dans la gestion partagée des biens publics. Il nous inspire à l’exigence d’une réinterprétation du rapport élites et pouvoir, en nous s’inspirer de ce qui nous est propre. Mais ce qu’il y a de pertinent dans le paradigme toroodo, c’est le refus de confiner la religion dans la seule dimension mystique pour en faire aussi un terreau de l’éthique et une source d’inspiration pour la gouvernance vertueuse de nos cités. Il nous propose d’avoir une posture de rupture : prospérer la créativité et l’initiative, en libérant notre pays des pouvoirs corrompus et bridés par l’infécondité intellectuelle de ses gouvernants. C’est en sens que l’éducation devient la centralité des initiatives porteuses pour des changements durables. Nous reviendrons, par le détour d’une lecture critique sur la crise de l’éducation et de l’école au Sénégal, sur le rôle du système éducatif à opérer les ruptures profondes pour refonder la gouvernance de notre État. Il est venu, dans l’ordre de la temporalité des expériences-leçons de vie, le moment où le débat sur la corruption soit posé comme une priorité dans les projets pour un Sénégal nouveau. Telle est la portée de mon article qui s’inscrit dans une série de réflexions critiques sur le Sénégal que j’ai voulue engager pour que la sociologie des haut-parleurs (pour reprendre l’expression de Bourdieu) cède la place à la sociologie scientifique.

Il murmure dans l’imaginaire populaire de l’homme sénégalais, du fait de la récurrence de l’accaparement des biens publics par les élites gouvernantes, un sentiment de résignation : « buur lekk ak naan, rangooñu badoolo mooy siim cere buur » : les royaux jouissent, les exclus trinquent ! C’est cette logique de la prédation qui irrigue les types de rapport que beaucoup de nos hommes politiques ont avec le pouvoir, par la propension à faire de l’État un bien personnel, clanique, ou d’en avoir une posture de légitimité de droit, et non le résultat d’un contrat social provisoire entre des élus et leur peuple. C’est cette tare congénitale contre laquelle il faudrait agir, dans l’optique de prospérer la gouvernance de rupture, par l’engagement du don de soi pour sa patrie. Il nous faut, dans la gestion de nos institutions, une élite profondément ancrée dans les valeurs cardiales de notre référentiel traditionnel qui a fini par faire corps avec les valeurs religieuses. La fabrique d’une telle élite passe inévitablement par la réforme de l’Ecole par la refondation de notre système éducatif.

Amadou Sarr Diop est sociologue, directeur du laboratoire Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur l’Education et les Savoirs (GIRES) Université Cheikh Anta Diop

asarrdiop@yahoo.fr







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